TUFTS COLLEGE LlBRARY
REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXXIIP ANNEE. — SIXIEME PERIODE
TOME XV. — 1*' MAI 1913.
REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXXIIP ANNÉE. — SIXIÈME PÉRIODE
TOME QUINZIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1913
lùicJU
SAINT AUGUSTIN
(1)
TROISIEME PARTIE (2)
LE RETOUR
« Et ecce ibi es in corde eorum, in corde
confitentium tihi, et projicientiwn se in te, et
p/orantium in sinu tua, post vias suas diffi-
ciles...
Et voici, mon Diou, que tu es là, dans
leur cœur, dans le cœur de ceux qui te
confessent leurs misères, qui se jettent
entre tes bras et qui pleurent daus ton sein,
après s'être égarés par les voies mauvaises. »
[Confessions, V, ii.)
T. — LA VILLE D OR
A peine arrivé' à Rome, Augustin tomba malade : c'est vrai-
semblablement au mois d'août ou au commencement de sep-
tembre, avant la rentre'e des cours, qu'il y arriva, c'est-à-dire à
l'époque des fièvres et des chaleurs, alors que tous les Romains,
qui pouvaient quitter la ville, s'enfuyaient vers les stations
estivales de la côte.
Comme tous les grands centres cosmopolites de ce temps-là,
Rome était malsaine. Les maladies de l'univers entier, appor-
tées par l'afflux continuel des étrangers, y trouvaient, pour
s'épanouir, un terrain propice. Aussi les habitans avaient-ils,
comme nos contemporains, la phobie des contagions. On se
.sauvait prudemment des gens contaminés, qu'on abandonnait
(1) Copyright by Louis Bertrand, 1913.
(2) Voyez la Revue des 1" et 15 avril.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
à leur malheureux sort. Si, par pudeur, on de'pêchait un esclave
au chevet d'un malade, on l'envoyait tout de suite aux étuves,
on le faisait désinfecter de la tête aux pieds, avant de lui rouvrir
la porte de la maison.
Augustin eut du moins la chance d'être bien soigné, puis-
qu'il en réchappa. Il était descendu chez un de ses frères mani-
chéens, un u auditeur » comme lui, brave homme qui demeura
son hôte pendant tout son séjour à Rome. Néanmoins, il fut
très éprouvé par la fièvre, au point d'être en danger de mort.
« Déjà, je m'en allais, — dit-il, — et j'étais perdu. » Il s'épou-
vante, à l'idée d'avoir vu la mort de si près, et dans un moment
où il était si loin de Dieu, — si loin, en vérité, qu'il ne songea
même pas à demander le baptême, ainsi qu'il avait fait, en
pareil cas, quand il était petit. Quel coup irréparable c'aurait
été pour Monique ! Il en frémit encore, en se rappelant le péril :
« Si le cœur de ma mère eût été frappé d'une telle blessure, il
n'aurait jamais guéri. Car je ne puis assez dire de quelle âme
elle m aimait, ni combien les angoisses de mon enfantement
spirituel lui étaient plus douloureuses que les douleurs de mon
enfantement selon la chair. » Mais Monique priait. Augustin
fut sauvé. Il attribue son salut aux supplications ardentes de sa
mère, qui, demandant à Dieu la guérison de son âme, obtint,
sans le savoir, cejle de son corps.
Sitôt convalescent, il dut se mettre en campagne pour re-
cruter des élèves. Il lui fallut solliciter maint personnage
important, frapper à mainte porte inhospitalière. Ce triste
début, cette crise presque mortelle dont il relevait à peine, ces
corvées obligatoires, tout cela ne lui rendait pas Rome aimable.
Il paraît bien qu'il ne s'y est jamais plu, et que, jusqu'à la fin
de sa vie, il lui a gardé rancune de son mauvais accueil. Dans
toute la masse de ses écrits, il est impossible de découvrir un
mot d'éloge pour la beauté de la Ville éternelle, tandis qu'au
contraire, à travers ses invectives contre les vices de Carthage,
on sent percer sa complaisance secrète pour la Rome africaine.
La vieille rivalité entre les deux villes n'était pas éteinte après
tant de siècles. Au fond, Augustin, en bon Carthaginois, — et
parce qu'il était Carthaginois, — n'aimait pas Rome.:
Les circonstances les plus défavorables se réunissaient comme
à plaisir pour l'en dégoûter. Il s'y installait aux approches de la
mauvaise saison. Les pluies de l'automne s'étaient mises à
SAINT AUGUSTIN. 7
tomber. Les matinées et les soirées étaient froides. Avec sa poi-
trine délicate, son tempérament frileux d'Africain, il dut souf-
frir de ce climat humide et glacial. Rome lui apparut comme
une ville du Nord. Les yeux encore tout pleins de la chaude
lumière de son pays, de la blancheur joyeuse des rues de Gar-
thage,il errait comme un exilé entre les sombres palais romains,
attristé par les murs gris et les pavés boueux. Des comparaisons
involontaires et perpétuelles entre Carthage et Rome le ren-
daient injuste pour celle-ci. Il lui trouvait un aspect dur, tendu,
déclamatoire, et, devant l'àpreté de la campagne romaine, il
évoquait la riante banlieue carthaginoise, avec ses jardins, ses
villas, ses vignes et ses olivaies, ceintes, de toutes parts, du
resplendissement de la mer et des lagunes.
Et puis Rome ne pouvait pas être un séjour bien enchanteur
pour un pauvre maître de rhétorique qui venait y chercher for-
tune. D'autres étrangers s'en étaient plaints avant lui. Toujours
monter, descendre les escaliers et les rampes souvent très raides
de la ville aux sept collines, courir de l'Aventin aux jardins de
Salluste, des Esquilles au Janicule ! Se meurtrir les pieds aux
cailloux pointus des venelles en pente ! Ces courses étaient
épuisantes, et cette ville n'en finissait pas. Carthage aussi était
grande, — presque aussi grande. Mais Augustin n'y était point
en solliciteur. Il s'y promenait en flânant. Ici, le mouvement
des foules, la cohue des attelages dérangeaient et exaspéraient
sa nonchalance de Méridional. A tout instant, on risquait d'être
écrasé par des chars lancés au galop dans des rues étroites :
c'était alors la manie des élégans de courir en poste. Ou bien
on était obligé de s'arrêter pour livrer passage à la litière d'une
matrone, escortée de sa maison, depuis les esclaves des métiers
et les gens de cuisine, jusqu'aux eunuques et à la menue vale-
taille, toute cette armée évoluant sous les ordres d'un chef qui
tenait à la main une baguette, insigne de ses fonctions. Quand
la voie était redevenue libre et qu'enfin on avait atteint le palais
du personnage influent qu'on allait visiter, on n'y entrait point
sans graisser le marteau. Pour se faire présenter au maître, il
convenait d'acheter les bonnes grâces de l'esclave nomencla-
teur, qui non seulement vous introduisait, mais qui, d'un mot,
pouvait vous recommander, ou vous desservir. Encore, après
toutes ces précautions, n'était-on point assuré de la bienveillance
du patron. Certains de ces grands seigneurs, qui n'apparte-
8 REVUE DES DEUX MONDES.
naient pas toujours aux vieilles familles romaines et qui se
piquaient d'un nationalisme intransigeant, affectaient de traiter
avec hauteur les étrangers. Les Africains n'étaient pas très bien
vus à Rome, surtout dans les milieux catholiques. Augustin dut
en faire la désagréable expérience.
Le soir, à travers les grandes rues brillamment éclairées (il
parait que l'éclairage de Rome rivalisait avec la lumière du
jour), il revenait exténué au logis de son hôte, le manichéen.
D'après une antique tradition, ce logis était situé dans le quar-
tier du Vélabre, dans une rue qui s'appelle encore aujourd'hui
la Via greca, et qui longe la très vieille église de Santa-Maria-
in-Cosmedin : quartier pauvre, où grouillait toute une pouil-
lerie orientale, où descendaient les immigrans des pays levan-
tins. Grecs, Syriens, Arméniens, Egyptiens. Les entrepôts du
Tibre n'en étaient pas très éloignés : les manœuvres, les porte-
faix et les bateliers du port abondaient sans doute dans cette
région. Quel milieu pour celui qui avait été, à Thagaste, l'hôte
du fastueux Romanianus, et, à Carthage, le familier du pro-
consul ! Quand il avait remonté les six étages de son logeur,
tout grelottant devant le brasero mal allumé, à la lueur parci-
monieuse d'une petite lampe de bronze ou d'argile, dans le
froid humide qui tombait des murs, il sentait davantage sa
détresse et son isolement. Il détestait Rome et la sotte ambi-
tion qui l'y avait amené.
Et pourtant, Rome devait toucher vivement ce lettré, cet
esthéticien si épris de la beauté. Rien que le transfert de la
cour à Milan l'eût privée d'une partie de son animation et de
son éclat, elle était encore tout illuminée de ses grands souve-
nirs, et jamais elle n'avait été plus belle. Il semble impossible
qu'Augustin n'en ait pas été frappé, en dépit de ses préventions
d'Africain. Si bien bâtie que fût la nouvelle Carthage, elle ne
pouvait se comparer à une ville plus que millénaire, qui, à
toutes les époques de son histoire, avait eu le goût princier des
bâtimens, et qu'une longue série d'empereurs n'avait cessé
d'embellir.
Lorsque Augustin débarqua d'Ostie, il vit se dresser devant
lui, fermant la perspective de la Voie appienne, le Septizonium
de Septime Sévère, imitation sans doute plus grandiose de celui
de Carthage. Ce vaste édifice, probablement un château d'eau
de dimensions gigantesques, avec ses ordres de colonnes super-
SAINT AUGUSTIN.! 9
posées, était comme le portique, par où s'ouvrait le plus mer-
veilleux et le plus colossal ensemble d'architectures que l'an-
cien monde ait connu. La Rome moderne n'offre rien qui en
approche, même de loin. Dominant le forum romain et le forum
des Empereurs, — dédales de temples, de basiliques, de por-
tiques et de bibliothèques, — le Capitole et le Palatin surgis-
saient comme deux montagnes de pierre travaillée et sculptée,
sous l'entassement de leurs palais et de leurs sanctuaires. Tous
ces blocs enracinés dans le sol, suspendus et pyramidant aux
flancs des collines, ces alignemens interminables de colonnes
et de pilastres, cette profusion de marbres précieux, de métaux,
de mosaïques, de statues, d'obélisques, — il y avait dans tout
cela quelque chose d'énorme, une démesure qui inquiétait le
goût et qui terrassait l'imagination. Mais c'était surtout la sura-
bondance de l'or et des dorures qui étonnait le visiteur. Dès
ses origines besogneuses, Rome s'était signalée par son avidité
de l'or. Quand elle put disposer de celui des nations vaincues,
elle en mit partout, avec un faste un peu indiscret de parvenue.
Néron, en bâtissant la Maison d'or, réalisa son rêve. Elle eut
des portes d'or pour son Capitole. Elle dora ses statues, ses
bronzes, les toitures de ses temples. Tant d'or, répandu parmi
les surfaces et les arêtes brillantes des architectures, éblouissait
et fatiguait les yeux : Actes stupet igné metalli, dit Glaudien.
Pour les poètes qui l'ont chantée, Rome est la Ville d'or, —
aurata Roma.
Un Grec, comme Lucien, avait peut-être le droit de se scan-
daliser devant cette débauche architecturale, cette beauté trop
écrasante et trop riche. Un rhéteur de Garthage comme Augus-
tin n'éprouvait à cette vue que l'admiration chagrine et secrète-
ment jalouse de l'empereur Constance, lorsque, pour la pre-
mière fois, il visita sa capitale.
De même, sans doute, que le César byzantin, et que tous les
provinciaux, il passa en revue les curiosités, les monumens
célèbres qu'on signalait aux étrangers : le temple de Jupiter-
Capitolin, les thermes de Caracalla et de Dioclétien, le Panthéon,
le temple de Rome et de Vénus, la place de la Paix, le théâtre
de Pompée, l'Odéon et le Stade. S'il s'en ébahissait, il songeait
aussi à ce que la République avait tiré des provinces, pour édi-
fier ces merveilles, il se disait : « C'est nous qui les avons
payées! » En effet, tout l'univers avait fourni, pour que Rome
10 REVUE DES DEUX MONDES.
fût belle. Depuis quelque temps, une hostilité sourde couvait,
dans le cœur des provinciaux, contre la tyrannie du pouvoir
central, surtout depuis qu'il était incapable d'assurer la paix et
que les Barbares menaçaient les frontières. Fatigués de tant
d'insurrections, de guerres, de massacres et de pillages, ils i|n
venaient à se demander si cette grande machine compliquée de
l'Empire valait tout le sang et tout l'argent qu'elle coûtait.
En outre, Augustin approchait de la crise qui allait le rendre
à la foi catholique: il avait été chrétien, et, comme tel, élevé
dans des principes d'humilité. Avec ces dispositions, il jugeait
peut-être qu'à Rome, l'orgueil et la vanité de la créature s'arro-
geaient une place excessive, pour ne pas dire sacrilège. Ce
n'étaient pas seulement les empereurs qui disputaient aux dieux
le privilège de l'immortalité, c'était n'importe qui, pourvu qu'on
fût riche, ou qu'on eût une célébrité quelconque. Parmi les dorures
criardes, aveuglantes des palais et des temples, que de statues,
que d'inscriptions s'efîorçant de perpetuerune mémoire obscure,
ou les traits d'un inconnu ! Sans doute à Garthage, où l'on copiait
Rome, comme dans toutes les grandes villes, les inscriptions et
les statues foisonnaient aussi sur le forum, sur les places et
dans les thermes publics. Mais ce qui n'avait pas choqué Augus-
tin dans sa patrie, le choquait dans une ville étrangère. Ses
yeux dépaysés s'ouvraient sur des défauts que l'accoutumance
lui avait voilés jusque-là. Enfin, à Rome, la folie des statues et
des inscriptions sévissait certainement beaucoup plus qu'ailleurs.
Le pullulement des statues sur le forum y produisait un tel
encombrement, qu'on dut à plusieurs reprises les mettre en
coupe réglée et déménager les plus insignifiantes. Les hommes de
pierre chassaient les hommes vivans, refoulaient les dieux dans
leurs temples. Et les inscriptions des murailles étourdissaient
l'esprit d'un tel bruit de louange humaine que l'ambition ne
rêvait plus rien au delà. C'était une espèce d'idolâtrie qui révol-
tait les chrétiens austères, et qui devait troubler déjà, en Augus-
tin, la pudeur d'une àme ennemie de l'enflure et du mensonge.
Les vices du peuple de Rome qu'il était obligé de coudoyer,
lui infligeaient d'autres froissemens plus pénibles. Et d'abord
les indigènes détestaient les étrangers. Au théâtre, on criait:
« A bas les métèques ! » Fréquemment, des accès de xénophobie
aiguë causaient des émeutes dans la ville. Quelques années
avant l'arrivée d'Augustin, la crainte de manquer de vivres
SAINT AUGUSTIN. 11
avait fait expulser, comme bouches inutiles, tous les étrangers
résidant à Rome, même les professeurs. La famine y était un
mal endémique. Et puis ce peuple de fainéans était toujours
affamé. La goinfrerie et l'ivrognerie des Romains excitaient
liytonnement et aussi la répulsion des races sobres de l'Empire,
des Grecs comme des Africains. On mangeait partout, dans les
rues, au théâtre, au Cirque, autour des temples. Le spectacle
était tellement ignoble et l'intempérance publique si scanda-
leuse que le préfet Ampélius dut rendre un arrêté interdisant,
aux gens qui se respectaient, de manger dans la rue, aux mar-
chands de vin d'ouvrir leurs boutiques avant dix heures du ma-
tin et aux vendeurs ambulans de débiter de la viande cuite
avant une heure déterminée de la journée. Mais ce fut peine
perdue. La religion elle-même encourageait cette gloutonnerie.
Les sacrifices païens n'étaient guère que des prétextes à ripailles.
Sous Julien, qui abusait des hécatombes, les soldats s'enivraient
et se gorgeaient de viandes dans les temples, d'où ils sortaient
en titubant : des passans, réquisitionnés de force, devaient les
transporter sur leurs épaules jusqu'à leurs casernes respectives.
Pour comprendre l'austérité et l'intransigeance de la réac-
tion chrétienne, il importe de se rappeler tout cela. Ce peuple
de Rome, comme tous les païens en général, était effroyable-
ment matériel et sensuel. La difficulté de s'affranchir de la ma-
tière et des sens sera le plus grand obstacle qui va retarder la
conversion d'Augustin. Et pourtant, lui, il était un intellectuel
et un délicat 1 Qae penser de la foule ? Ces gens-là ne songeaient
qu'à boire, à manger et à faire la débauche. Quand ils sortaient
de la taverne ou du bouge, ils n'avaient pour s'exalter que les
obscénités des mimes, les culbutes des cochers dans le Cirque,
ou les boucheries de l'amphithéâtre. Ils y passaient la nuit sous
les vélums tendus par l'édilité. Leur passion pour les courses de
chevaux et pour les gens de théâtre, bien que refrénée par les
empereurs chrétiens, se perpétua jusqu'après le sac de Rome
par les Barbares. Au moment de la famine, qui fit expulser les
étrangers, on excepta de cette proscription en masse trois mille
danseuses, avec leurs choristes et leurs chefs d'orchestre.
L'aristocratie ne montrait pas des goûts beaucoup plus rele-
vés. A part quelques esprits cultivés, sincèrement amoureux des
lettres, le plus grand nombre ne voyait dans la pose littéraire
qu'une élégance facile. Ceux-là s'engouaient d'un auteur inconnu,
12 REVUE DES DEUX MONDES.
OU ancien, dont les livres étaient devenus introuvables. Ils les
faisaient rechercher, recopier soigneusement. Eux « qui avaient
horreur de l'étude à l'égal du poison, » ils ne parlaient que de
leur écrivain favori : les autres n'existaient pas pour eux. En
réalité, la musique avait supplanté la littérature : « les biblio-
thèques étaient closes comme des sépulcres. » Mais on s'épre-
nait d'un orgue hydraulique, on commandait aux luthiers « des
lyres grandes comme des chars. » Pure grimace, au fond, que
cette manie musicante. En réalité, on ne s'intéressait qu'aux
sports : courir, faire courir, élever des chevaux, entraîner des
athlètes ou des gladiateurs. Par passe-temps, on collectionnait
des étolïes orientales. La soie était alors à la mode, comme les
pierres précieuses, les émaux, les lourdes orfèvreries. On avait
des enfilades d'anneaux à tous les doigts. On se promenait en
robes de soie, brochées de figures d'animaux, un parasol dans
une main, un éventail à franges d'or dans l'autre. Les costumes
et les modes de Gonstantinople envahissaient la vieille Rome et
le reste du monde occidental.
D'immenses fortunes, réunies sur quelques têtes, à la suite
d'héritages ou de concussions, permettaient de soutenir un luxe
insensé. Gomme les milliardaires américains d'aujourd'hui, qui
possèdent des villas et des propriétés dans les deux hémisphères,
ces grands seigneurs romains en possédaient dans tous les pays
de l'Empire. Symmaque, qui était préfet de la Ville pendant le
séjour d'Augustin, avait des domaines considérables non seule-
ment en Italie et en Sicile, mais jusqu'en Maurétanie. Et pour-
tant, malgré toute leur fortune et tous les privilèges dont ils
jouissaient, ces gens riches n'étaient ni heureux ni tranquilles.
Au moindre soupçon d'un pouvoir despotique, leurs vies et leurs
biens étaient menacés. Accusations de magie, de lèse-majesté,
de complots contre l'Empereur, tous les prétextes étaient bons
pour les dépouiller. Au cours du précédent règne, celui de l'im-
pitoyable Valentinien, la noblesse romaine avait été littérale-
ment décimée par le bourreau. Un vice-préfet. Maximinus,
s'était acquis une sinistre réputation d'habileté dans l'art d'in-
venter des suspects : sous une des fenêtres du prétoire, il avait
fait suspendre, au bout d'une ficelle, une corbeille destinée à
recueillir les dénonciations. La corbeille fonctionnait nuit et
jour.
Évidemment, lorsque Augustin s'établit à Rome, cet abomi-
SAINT AUGUSTIN? 13
nable régime s'était un peu adouci. Mais la délation était tou-
jours dans l'air. Enveloppé par cette atmosphère de défiance,
d'hypocrisie, de vénalité et de cruauté, nul doute que le Cartha-
ginois ne se soit livré à d'amères réflexions sur la corruption
romaine. Si brillante que fût sa façade, l'Empire n'était pas
beau à voir de près.
Surtout, il avait la nostalgie de son pays. Lorsqu'il se pro-
menait sous les ombrages du Janicule ou des Jardins de Salluste,
il se disait déjà à lui-même ce qu'il répétera plus tard à ses
auditeurs d'Hippone : « Prenez un Africain, mettez-le dans un
lieu de fraîcheur et de verdure, il n'y restera pas. Il faut qu'il
s'en aille et qu'il revienne à son désert brûlant. » Lui, il avait
mieux à regretter qu'un désert brûlant. Devant la Ville d'or
étendue à ses pieds et l'horizon des monts Sabins, il se remé-
morait la douceur féminine des crépuscules sur le lac de Tunis,
l'enchantement des nuits de lune sur le golfe de Garthage, — et
cet étonnant paysage, que l'on découvre du haut de la terrasse
de Byrsa, et que toute la grandeur de la campagne romaine ne
pouvait lui faire oublier,
II. — LA SUPRÊME DÉSILLUSION
Le nouveau professeur avait fini par trouver un certain
nombre d'élèves, qu'il réunissait chez lui : il pouvait vivre à
Rome, — sinon y faire vivre la femme et l'enfant qu'il avait
laissés à Garthage. En cela, son hôte et ses amis manichéens lui
avaient rendu de fort utiles services. Quoique réduits à cacher
leurs croyances, depuis l'édit de Théodose, les manichéens
étaient nombreux dans la ville. Ils formaient une Eglise occulte,
fortement organisée, et dont les adeptes avaient des intelli-
gences dans toutes les classes de la société romaine. Augustin
s'y présenta peut-être comme chassé d'Afrique par la persécu-
tion. On devait des compensations à ce jeune homme, qui avait
souffert pour la bonne cause.
Gelui qui l'aida le plus à se faire connaître et à recruter des
étudians fut son ami Alypius, « le frère de son cœur, » qui
l'avait précédé à Rome, pour y suivre des cours de droit, selon
le désir de ses parens. Manichéen lui-même, converti par Au-
gustin, appartenant à une des premières familles de Thagaste,
il n'avait pas tardé à occuper dans l'administration impériale
14 REVUE DES DEUX MONDES.-
une place importante. Il était assesseur du Trésorier général,
ou « Comte des Largesses d'Italie, » et jugeait en matière fiscale.
Grâce à son crédit, comme à ses relations dans les milieux ma-
nichéens, il était un ami précieux pour le nouveau débarqué,
un ami qui pouvait l'obliger non seulement de sa bourse, mais
aussi de ses conseils. Ayant assez peu de goût ou d'aptitudes
pour la spéculation, cet Alypius était un esprit pratique, une
âme droite et foncièrement honnête, dont l'influence fut excel-
lente sur son bouillant camarade. De mœurs très chastes, il lui
prêcha la sagesse. Et, même dans les études abstraites, les
controverses religieuses où celui-ci l'entraînait, son ferme bon
sens modérait les écarts d'imagination, les excès de subtilité
qui détournaient parfois Augustin de la saine raison.
Malheureusement, ils étaient l'un et l'autre très occupés, —
le juge et le rhéteur, — et, bien que leur amitié se soit encore
affermie pendant leur séjour à Rome, ils ne se voyaient point
autant qu'ils l'eussent désiré. Peut-être aussi que leurs plaisirs
n'étaient pas les mêmes. Augustin ne se piquait nullement alors
d'être chaste, et Alypius avait la passion de l'amphithéâtre, pas-
sion que réprouvait son ami. Déjà, à Carthage, Augustin l'avait
dégoûté du cirque. Mais, à peine arrivé à Rome, il s'éprit des
combats de gladiateurs. Des camarades l'y conduisirent malgré
lui, presque de force. Il déclara donc qu'il assisterait aux jeux,
puisqu'on l'y traînait, mais il paria qu'il fermerait les yeux
tout le temps de la lutte et que rien ne pourrait l'obliger à les
ouvrir. Il s'assit sur les gradins avec ceux qui l'avaient amené,
les paupières closes, se refusant à regarder. Tout à coup, un cri
formidable monta, le cri de la foule saluant la chute du premier
blessé : ses paupières se relevèrent d'elles-mêmes, il vit le sang
couler : « En même temps, dit Augustin, il but la cruauté avec
•la vue du carnage, et il ne se détourna point, mais il y fixait
son regard, et il devenait fou, — et il ne savait plus... il se
délectait dans l'atrocité criminelle de cette lutte, et il s'enivrait
dans cette volupté du sang. »
Ces phrases haletantes des Confessions semblent palpiter
encore du féroce émoi de la foule. Elles nous traduisent direc-
tement l'espèce de plaisir sadique qu'on venait chercher autour
de l'arène. Spectacle salutaire, au fond, pour de futurs chré-
tiens, pour toutes les âmes que révoltait la brutalité des mœurs
païennes! L'année même où Augustin était à Rome, des pri-
SAINT AUGUSTIN. 15
sonniers de guerre, des soldats sarmates, condamnés à s'entre-
tuer dans l'amphithe'àtre, préférèrent le suicide à cette mort
ignominieuse. Il y avait là de quoi le faire réfléchir, lui et ses
amis. Les iniquités foncières sur lesquelles reposait le monde
antique, — l'écrasement de l'esclave et du vaincu, le mépris de
la vie humaine, — ils les touchaient du doigt, lorsqu'ils assis-
taient aux tueries de l'amphithéâtre. Tout ceux dont le cœur se
soulevait de dégoût et d'horreur devant ces scènes d'abattoir,
tous ceux qui aspiraient à un peu plus de douceur, à un peu
plus de justice, tous ceux-là étaient des recrues désignées pour
l'année pacifique du Christ.
Pour Alypius, en particulier, il ne fut pas mauvais d'avoir
connu par expérience cette ivresse du sang : il n'en aura que
plus de honte de lui-même, quand il tombera aux pieds du Dieu
de miséricorde. Et il ne lui servit pas moins d'avoir éprouvé à
ses dépens la rigueur de la justice des hommes, d'en avoir
constaté les vices et les lacunes, dans l'exercice de ses fonctions
de juge. Étudiant à Garthage, il faillit être condamné à mort,
sur une fausse accusation de vol, — le vol d'un morceau de
plomb! Déjà, on le conduisait sinon au supplice, du moins à la
prison, lorsque l'intervention d'un sénateur de ses amis l'arra-
cha à la foule menaçante. A Rome, assesseur du Comte des Lar-
gesses, il dut résister à une tentative de corruption, en y ris-
quant sa place et sans doute quelque chose de pis. La vénalité
et la malhonnêteté administratives étaient des maux si com-
muns, si profondément enracinés, que lui-même fut sur le point
d'en subir la contagion. Désirant se faire copier des manuscrits,
il eut la tentation de mettre la dépense au compte du Trésor.
Cette indélicatesse avait, à ses yeux, une excuse assez relevée,
et il était sur de l'impunité. Néanmoins, il se ressaisit après
réflexion, et, vertueusement, il renonça à s'offrir une biblio-
thèque aux frais de l'Etat.
Augustin, qui nous raconte ces anecdotes, en tire la même
moralité que nous : c'est que, pour un homme qui allait être
évêque, et, comme tel, administrateur et juge, ce stage dans
l'administration publique fut une bonne école préparatoire. La
plupart des grands chefs de cette génération chrétienne étaient,
eux aussi, d'anciens fonctionnaires : avant de recevoir l'ordina-
tion, ils avaient été mêlés aux affaires ou à la politique, avaient
larsement vécu de la vie du siècle : tel est le cas de saint
16 REVUE DES DEUX MONDES.
Ambroise, de saint Paulin de Noie, d'Augustin lui-même et de
ses amis, Évode et Alypius.
Cependant, si absorbés par leurs fonctions que fussent nos
deux Africains, il est à peu près certain que les pre'occupations
d'ordre intellectuel primaient, pour eux, toutes les autres. Pour
Augustin, du moins, cela est sûr. Il dut étonner le bon Alypius,
lorsqu'en arrivant à Rome, il lui avoua qu'il ne tenait presque
plus au manichéisme. Et il lui exposa ses doutes sur la phy-
sique et la cosmogonie de leurs maîtres, ses soupçons sur
l'immoralité cachée de la secte. Quant à lui, les controverses,
qui étaient le fort des manichéens, ne l'éblouissaient plus.:
Déjà, à Garthage, il avait entendu un catholique, un cer-
tain Helpidius, leur opposer des textes de l'Écriture, qu'ils
n'avaient pu réfuter. Enfin, l'évêque manichéen de Rome lui fit,
dès le début, une mauvaise impression : c'était, nous dit-il, un
homme d'extérieur rustique, sans culture, ni politesse dans les
manières : sans doute, ce paysan malappris n'avait point
accueilli le jeune professeur selon ses mérites. Celui-ci en fut
froissé.
Alors, sa dialectique aiguisée et son esprit satirique (Au-
gustin resta, jusqu'à la fin de sa vie, un moqueur redoutable)
s'exercèrent sur le dos de ses coreligionnaires. Provisoirement,
il avait admis comme indiscutables les principes fondamentaux
du manichéisme : d'abord, l'hostilité primordiale des deux sub-
stances, le Dieu de la Lumière et le Dieu des Ténèbres; ensuite,
cet autre dogme que des parcelles du premier, après une victoire
momentanée du second, étaient captives dans certaines plantes
et dans certaines liqueurs. D'où la distinction des alimens purs
et des alimens impurs. Etaient purs tous ceux qui renfermaient
une part de la Lumière divine, impurs tous ceux qui en étaient
privés. La pureté des mets se trahissait par certaines qualités
de saveur, d'odeur et d'éclat. Mais, aujourd'hui, Augustin
trouvait bien de l'arbitraire dans ces distinctions et bien de la
naïveté dans cette croyance que la Lumière divine pouvait
habiter un légume. <( N'ont-ils pas honte, disait-il, de chercher
Dieu avec leur palais ou avec leur nez? Et si sa présence se
décèle par une luminosité particulière, la bonté de la saveur
ou de l'odeur, pourquoi admettre tel mets et condamner tel
autre, qui est tout aussi lumineux, savoureux et parfumé?...
« Oui, pourquoi regardent-ils le melon doré comme sorti des
SAINT AUGUSTIN. 17
trésors de Dieu, et pourquoi exclure la graisse dore'e d'un jam-
bon, ou le jaune d'un œuf? Pourquoi la blancheur de la laitue
leur proclame-t-elle la Divinité, et pourquoi celle de la crème ne
leur dit-elle rien du tout? Et pourquoi cette horreur des viandes?
Car enfin, le cochon de lait rôti nous offre une couleur brillante,
une odeur agréable et un goût appétissant, — indice parfait,
selon eux, de la présence de la Divinité... » Une fois lancé sur
ce thème, la verve d'Augustin ne s'arrêtait plus. Il se laissait
même aller à des plaisanteries dont le goût aristophanesque
offenserait les pudeurs modernes.
Ces argumens, à vrai dire, n'entamaient pas le fond de la
doctrine, et, s'il convient de juger une doctrine d'après ses
œuvres, les manichéens pouvaient se retrancher derrière l'aus-
térité de leur morale et de leur conduite. En face du catholi-
cisme plus accommodant, ils affichaient une intransigeance de
puritains. Cependant, à Carthage, Augustin s'était rendu compte
que cette austérité n'était, la plupart du temps, qu'hypocrisie.
A Rome, il fut complètement édifié.
Les Élus de la secte se prévalaient fort de leurs jeûnes et de
leur abstinence des viandes. Or il devenait manifeste que ces
dévots personnages, sous de pieux prétextes, se crevaient litté-
ralement de bombances et d'indigestions. Selon leur croyance,
en efiet, l'œuvre pie par excellence consistait a délivrer des par-
celles de la Lumière divine emprisonnée dans la matière par
l'artifice du Dieu des Ténèbres, Etant les Purs, ils purifiaient
la matière, en l'absorbant dans leur corps. Manger, c'était déli-
vrer de la Lumière. Les fidèles leur apportaient des provisions
de fruits et de légumes, leur servaient de véritables festins, afin
qu'en les mangeant ils missent en liberté un peu de la sub-
stance divine. Evidemment, ils s'abstenaient de toute chair, —
la chair étant l'habitacle du Dieu ténébreux, — et aussi du vin
fermenté, qu'ils appelaient « le fiel du Diable. » Mais comme ils
se dédommageaient sur le reste ! Augustin s'égaie fort de ces-
gens qui croiraient pécher, s'ils prenaient, pour toute nourri-
ture, un petit morceau de lard aux choux arrosé de deux ou trois
gorgées de vin pur, mais qui se font servir, dès trois heures de
l'après-midi, toute espèce de fruits et de légumes, et les plus
exquis, et relevés d'abondantes épices (les épices passaient,
chez les manichéens, pour très riches en principes ignés et
lumineux). Puis, le palais enflammé par le poivre, ils se désal-
TOME XV. — 1913. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
téraient largement avec du vin cuit ou miellé, des jus d'oranges,
de citrons ou de raisins. Et ils réitéraient ces agapes à la tom-
bée de la nuit. Ils avaient une préférence pour certains gâteaux,
et surtout pour les truffes et les champignons, légumes plus
spécialement mystiques.
Un tel régime mettait la gourmandise humaine à une rude
épreuve. Maints scandales éclatèrent dans la communauté de
Rome. Des Élus se rendirent malades, en dévorant des quantités
prodigieuses de mets qu'on leur avait apportés à purifier. Comme
il était sacrilège d'en laisser perdre, les malheureux se forcè-
rent à engloutir le tout. 11 y eut même des victimes : des enfans,
bourrés de friandises, moururent étouffés. Car les enfans, créa-
tures innocentes, étaient considérés comme doués de vertus
purificatrices toutes ] articulières.
Augustin commençait à s'indigner de ces extravagances.
F*ourtant, ces folies mises à part, il continuait à croire à l'ascé-
tisme des Élus, ascétisme si rigoureux que le commun des fidèles
jugeait impossible de le mettre en pratique. Et voici qu'il appre-
nait d'étranges choses sur l'évêque Faustus, ce Faustus qu'il
avait attendu à Garthage comme un Messie. Le saint homme,
tout en prêchant le renoncement, s'accordait à lui-même bien
des douceurs : il couchait sur la plume, ou sur de moelleuses
couvertures en poil de chèvre. Et ces puritains n'étaient même
pas intègres. L'évêque manichéen de Rome, ce rustre qui avait
si fort déplu à Augustin, allait être convaincu d'avoir volé la
caisse commune. Enfin des rumeurs circulaient, accusant les
Elus de se livrer à des abominations dans leurs réunions se-
crètes. Ils condamnaient le mariage et la génération, comme
œuvres du Diable, mais ils autorisaient la fornication et même,
disait-on, certaines pratiques contre nature. Ce fut, pour
Augustin, la désillusion suprême.
Malgré cela, il ne se sépara point ouvertement de la secte. Il
restait à son rang d'auditeur dans l'Église manichéenne. Ce qui
l'y retenait, c'étaient des considérations spécieuses d'intellec-
tuel. Avec sa distinction des deux substances, le manichéisme lui
offrait une solution commode du problème du mal et de la res-
ponsabilité humaine. Ni Dieu ni l'homme n'étaient responsables
du péché ni du mal, puisque c'était l'autre substance, celle des
Ténèbres, qui les accomplissait dans l'homme et dans le monde.
Augustin, qui continuait à pécher, continuait aussi à se trouver
SAINT AUGUSTIN. 19
fort bien d'une telle morale et d'une telle métaphysique. Et puis,
il n'était pas de ces esprits entiers et tranchans qui éprouvent
le besoin de rompre en visière bruyamment avec ce qu'ils re-
gardent comme l'erreur. Nul n'a combattu les hérésies avec plus
de vigueur, avec une patience plus infatigable que lui. Mais il y
mettait des ménagemens. Il savait, par expérience, combien il
est facile de se tromper, et il le disait charitablement à ceux
qu'il désirait convaincre : il n'avait rien d'un saint Jérôme.
Ensuite, des raisons personnelles l'engageaient à ne pas se
brouiller avec ses coreligionnaires, qui l'avaient soutenu, soigné
môme, à son arrivée à Rome et qui, d'ailleurs, pouvaient lui
rendre encore des services : nous le verrons tout à l'heure. Augus-
tin n'était point, comme son ami Alypius, un esprit pratique,
mais il avait du tact, et, malgré toute l'impétuosité et toute la
fougue de sa nature, une certaine souplesse, qui lui permettait
d'évoluer, sans trop de heurts, au milieu des conjonctures les
plus embarrassantes. Par une instinctive prudence, il persista
donc dans son indécision. Peu à peu, lui qui, autrefois, s'était
jeté avec tant d'ardeur à la poursuite de la yérité, il glissa au
scepticisme, — le scepticisme des Académiques, sous sa forme
commune.
En même temps qu'il perdait le goût de la spéculation, de
nouveaux déboires de métier achevaient de le décourager. Si les
étudians de Rome étaient moins tapageurs que ceux de Garthage,
ils avaient la déplorable habitude de quitter leurs maîtres sans
les payer. Augustin fut bientôt victime de ces escroqueries : il
perdait son temps et ses paroles. A Rome, comme à Garthage,
il constatait qu'il ne pouvait pas vivre de sa profession. Quel parti
prendre? Allait-il retourner dans son pays? Il se désespérait,
lorsqu'une chance imprévue se présenta.
La municipalité de Milan mit au concours une chaire de
rhétorique. C'était le salut pour lui, s'il l'obtenait. Depuis long-
temps, il souhaitait d'entrer dans l'enseignement public. Rece-
vant un traitement fixe, il n'aurait plus à s'occuper du recrute-
tement de sa classe, ni à compter avec la mauvaise foi de ses
élèves. Tout de suite il se fit inscrire parmi les candidats. Mais
le seul mérite ne suffisait point pour réussir, pas plus en ce
temps-là qu'aujourd'hui. Il fallait encore intriguer. Ses amis,
les manichéens, s'en chargèrent pour lui. Ils le recommandèrent
chaudement au préfet Symmaque, qui, probablement, présidait
20 REVUE DES DEUX MONDES.
le concours. Augustin l'emporta. Par une plaisante ironie de la
destinée, il dut sa place à des gens qu'il se préparait à quitter,
qu'il allait même attaquer bientôt, et aussi à un homme qui
était l'adversaire en quelque sorte officiel du christianisme. Le
païen Symmaque faisant nommer à un poste important un futur
évêque catholique, il y a de quoi être surpris! Mais Symmaque,
qui avait été proconsul à Carthage, protégeait, à Rome, les Afri-
cains. En outre, il est à supposer que les manichéens lui avaient
signalé leur candidat comme hostile aux catholiques. Or, en
cette année 384, le préfet venait d'entrer en lutte ouverte contre
le catholicisme. Il crut donc faire un bon choix en nommant
Augustin.
Ainsi, un enchaînement de circonstances, où sa volonté
n'entrait que pour peu de chose, allait conduire le jeune rhéteur
à Milan, et même beaucoup plus loin, — là où il ne voulait
pas aller, où les prières de Monique l'appelaient sans relâche :
« Là où je suis, là ausssi lu seras! » Au moment où il quitta
Rome, il ne s'en doutait guère. Il comprenait seulement qu'il
avait enfin conquis son indépendance matérielle et qu'il était
devenu un fonctionnaire considérable. Il en eut tout de suite la
preuve flatteuse : c'est aux frais de la municipalité milanaise et
dans les équipages impériaux qu'il traversa l'Italie pour rejoindre
son nouveau poste.
m. — LA RENCONTRE d'aMBROISE ET d'aUGUSTIN
Avant de partir, et pendant le trajet de Rome à Milan,
Augustin dut se répéter plus d'une fois le vers de Térence,
que son ami Marcianus lui avait cité, en guise d'encourage-
ment et de conseil, au moment où il s'embarquait pour l'Italie :
Ce jour qui t'apporte une vie nouvelle réclame, en toi, un homme nouveau.
Il avait trente ans. Le temps des folies juvéniles était passé.
L'âge, les désillusions, les difficultés de la vie avaient mûri son
caractère. Voici qu'il devenait un homme posé, un fonctionnaire
en vue, dans une très grande ville, qui était la seconde capitale
de l'Empire d'Occident et la résidence habituelle de la Cour.
S'il voulait éviter de nouvelles contrariétés dans sa carrière,
il lui importait d'adopter une ligne de conduite dûment
réfléchie.
SAINT AUGUSTIN. 21
Et d'abord, il était temps de jeter la défroque du mani-
chéisme. Un manichéen aurait fait scandale dans une ville où
la majorité de la population était chrétienne, où la Cour était
catholique, quoiqu'elle ne cachât point ses sympathies pour
l'arianisme. Depuis longtemps, Augustin n'était plus manichéen
de conviction. Il n'avait donc pas à feindre, pour rentrer dans
une Eglise qui le comptait encore ofliciellement parmi ses
catéchumènes. Sans doute, il était un catéchumène bien tiède,
puisqu'il inclinait, par intermittence, au scepticisme. Mais il
jugeait convenable de rester, au moins provisoirement, dans la
communion catholique, où sa mère l'avait élevé, jusqu'au jour
où quelque certitude éclatante dissiperait ses doutes. Or, saint
Ambroise était alors l'évèque catholique de Milan. Augustin se
préoccupait fort de se concilier ses bonnes grâces. Ambroise
était une véritable puissance politique, un personnage considé-
rable, un orateur célèbre dont la renommée rayonnait à travers
tout le monde romain. Il appartenait à une famille illustre. Son
père avait été préfet du prétoire des Gaules. Lui-même, avec le
titre de consulaire, gouvernait les provinces d'Emilie et de
Ligurie, lorsque le peuple de Milan le proclama évoque malgré
lui. Baptisé, ordonné prêtre et consacré coup sur coup, il ne
résigna ses fonctions civiles qu'en apparence : du haut de sa
chaire épiscopale, il représentait toujours la plus haute autorité
du pays.
Dès son arrivée à Milan, Augustin s'empressa d'aller visiter
son évêque. Tel que nous le connaissons, il dut se rendre au-
près d'Ambroise avec un grand élan de cœur. Son imagination
aussi s'était échauffée. Dans sa pensée, c'était un lettré, un
orateur, un écrivain fameux, presque un confrère qu'il allait
voir. Le jeune professeur admirait, dans l'évèque Ambroise,
toute la gloire qu'il ambitionnait et tout ce qu'il croyait être
déjà lui-même. Il s'imaginait que, tout de suite, et, quelle que
fût l'inégalité de leurs conditions, il se trouverait de plain-pied
avec ce grand personnage et qu'il causerait familièrement avec
lui, comme il faisait à Garthage, avec le proconsul Vindicianus.
Il se disait encore qu'Ambroise était prêtre, c'est-à-dire médecin
des âmes : il comptait lui confier ses misères spirituelles, les
angoisses de son esprit et de son cœur. Il attendait de lui un
réconfort, sinon laguérison.
Or, il fut déçu. Bien que, dans tous ses écrits, il parle du
22 REVUE DES DEUX MONDES.
(( saint évêque de Milan » avec des sentimens de vénération et
d'admiration sincères, il laisse deviner que celui-ci trompa son
attente. Si l'évêque manichéen de Rome l'avait rebuté par ses
façons rustiques, Ambroise le déconcerta à la fois par sa poli-
tesse, sa bienveillance, et par la réserve, peut-être involontai-
rement hautaine, de son accueil. <( Il me reçut, dit Augustin,
paternellement, et, comme évêque, il se réjouit assez de mon
arrivée : peregrinationem meam satis episcopaliter dilexit! Ce
« satis episcopaliter » a tout l'air d'une petite malice à l'adresse
du Saint. Il est iniiniment probable que saint Ambroise accueillit
Augustin non pas précisément comme le premier venu, mais
comme une brebis de son troupeau et non comme un orateur
de talent, et qu'enfin il lui témoigna la même bienveillance
<( épiscopale » qu'il accordait, par devoir, à toutes ses ouailles. Il
est bien possible aussi qu'Ambroise se soit défié, au début, de cet
Africain, nommé professeur municipal sur la recommandation
du païen Symmaque, son adversaire personnel. Pour les catho-
liques italiens, il ne venait rien de bon de Garthage : ces Cartha-
ginois étaient, en général, des manichéens ou des donatistes,
sectaires d'autant plus dangereux qu'ils se prétendaient ortho-
doxes et que, mêlés aux fidèles, ils les contaminaient hypocri-
tement. Enfin, le grand seigneur qu'était Ambroise, l'ancien
gouverneur de Ligurie, le conseiller des Empereurs, dut laisser
percer une certaine commisération ironique pour ce « marchand
de paroles, » ce jeune rhéteur encore tout gonflé de ses pré-
tentions.
Quoi qu'il en soit, c'est une leçon d'humilité que saint
Ambroise donna, sans le vouloir, à Augustin. La leçon ne fut
pas comprise. Le professeur de rhétorique ne retint qu'une
chose de cette visite, c'est que l'évêque de Milan l'avait bien
reçu. Et, comme la vanité humaine attribue tout de suite une
importance extrême aux moindres avances des gens illustres
ou puissans, Augustin en éprouva de la reconnaissance : il se
mit à aimer Ambroise presque autant qu'il l'admirait, et il
l'admirait pour des raisons toutes profanes : « Il me paraissait,
dit-il, un homme heureux selon le monde, honoré par ce qu'il
y avait de plus élevé sur la terre. » La restriction, qui suit aus-
sitôt, exprime assez naïvement les dispositions où se trouvait
alors le sensuel Augustin : « Seul, le célibat d'Ambroise me
paraissait, pour lui, un lourd fardeau. »
SAINT AUGUSTIN. 23
En ces années-là, l'évêque de Milan pouvait passer, en effet,
pour un homme heureux selon le monde. Il était l'ami du très
glorieux et très victorieux Théodose ; il avait été ïe mentor du
jeune empereur Gratien, récemment assassiné, et, bien que
l'impératrice Justine, dévouée aux Ariens, intriguât contre lui,
il était encore très écouté dans le Conseil de Valentinien II,
un petit empereur de treize ans, que son entourage de païens
et d'Ariens essayait d'entraîner dans une réaction anticatho-
lique.
Juste au moment où Augustin arrivait à Milan, il put se
rendre compte, à l'occasion d'un débat retentissant, du crédit et
de l'autorité, dont jouissait Ambroise.
Deux ans auparavant, Gratien avait fait enlever de la Curie
la statue et l'autel de la Victoire, alléguant que cet emblème
païen et ses accessoires n'avaient plus leur raison d'être dans
une assemblée en majorité chrétienne. Du même coup, il reti-
rait, avec leurs immunités, les revenus des collèges sacerdotaux
et en particulier ceux des Vestales, supprimait, au bénéfice du
fisc, les allocations accordées pour l'exercice du culte, confis-
quait les biens des temples et défendait aux prêtres de recevoir
en legs des propriétés immobilières. C'était la séparation com-
plète de l'Etat et de l'ancien culte. La minorité païenne du
Sénat, le préfet Symmaque à sa tête, protesta contre cet édit.
Une délégation fut envoyée à Milan pour faire entendre à l'Em-
pereur les doléances des païens. Gratien refusa de la recevoir.
On pensa que son successeur, Valentinien II, étant plus faible,
serait plus accommodant. Une nouvelle députation sénatoriale
vint lui apporter une requête rédigée par Symmaque, véritable
morceau oratoire, que saint Ambroise lui-même admire ou
feint d'admirer. Cette harangue, lue dans le Conseil impérial, y
produisit une vive impression. Mais x\mbroise intervint de toute
son éloquence. Il réclama le droit commun pour les païens
comme pour les chrétiens, et c'est lui qui l'emporta. La Vic-
toire ne fut pas rétablie dans la Curie romaine, pas plus que les
biens des temples ne furent restitués.
Cet avantage remporté par le catholicisme dut frapper vive-
ment Augustin. Il devenait clair que, désormais, c'était la reli-
gion d'État. Et, d'autre part, lui qui enviait si fort les heureux
du monde, il pouvait constater que la religion nouvelle appor-
tait à ses adeptes, avec la foi, la richesse et les honneurs. A
24 REVUE DES DEUX MONDES.
Rome, il avait écouté les médisances des païens et de ses amis
manichéens contre les papes et leur clergé. On s'égayait aux
dépens des clercs mondains et captateurs d'héritages. On se
racontait que le pontife romain, serviteur du Dieu des pauvres,
menait un train de vie fastueux et que le luxe de sa table rivalisait
avec celui de la table impériale. Le préfet Prœtextatus, païen
opiniâtre, disait malignement au pape Damase : « Nommez-moi
évêque de Rome et je me fais tout de suite chrétien ! »
Assurément, les médiocres raisons humaines sont impuis-
santes à déterminer comme à expliquer une conversion sincère.
La conversion est un fait divin. Mais des raisons humaines
ordonnées en vue de ce fait, par une Volonté mystérieuse,
peuvent au moins y préparer une âme. En tout cas, il n'est pas
indifférent qu'Augustin, arrivant à Milan, avec des pensées
d'ambition, y ait vu le catholicisme entouré d'un tel prestige en
la personne d'Ambroise. Cette religion, qu'il avait méprisée
jusque-là, lui apparaissait comme une religion triomphante,
qu'il faisait bon servir.
Si des considérations pareilles arrêtaient l'attention d'Au-
gustin, elles n'avaient aucune prise sur sa conscience. Bon pour
un intrigant de Cour de se convertir par intérêt. Lui, il voulait
tout ou rien, — et le bien le plus indispensable à ses yeux,
c'était la certitude de la vérité. Quoiqu'il n'y crût plus guère et
qu'il ne pensât point la trouver chez les catholiques, il assistait
néanmoins aux homélies d'Ambroise. Il y vint d'abord en ama-
teur de beau langage, avec la curiosité un peu jalouse d'un
homme de métier qui en regarde un autre faire ses preuves. Il
tenait à juger par lui-même si l'orateur sacré était à la hauteur
de sa réputation. La substantielle et solide éloquence de cet
ancien fonctionnaire, de cet homme d'État qui était avant tout
un homme d'action, domina immédiatement le rhéteur frivole.
Sans doute, celui-ci ne trouvait point, dans les sermons d'Am-
broise, le brillant ni les caresses de parole qui l'avaient séduit
autrefois dans ceux du manichéen Faustus; mais ils avaient une
onction qui l'attirait. Augustin écoutait l'évêque avec plaisir.
Cependant, s'il aimait à l'entendre parler, il continuait à dédai-
gner la doctrine qu'il prêchait.
Puis, peu à peu, cette doctrine s'imposa à ses méditations :
il s'aperçut qu'elle était plus sérieuse qu'il ne l'avait pensé
jusque-là, du moins qu'elle était défendable. Ambroise avait
SAINT AUGUSTIN. 25
inauguré en Italie la méthode exégétique des Orientaux. Il
découvrait dans l'Ecriture des sens allégoriques, tantôt édi-
fians, tantôt profonds, toujours satisfaisans pour un esprit rai-
sonneur. Augustin, qui avait un penchant à la subtilité, goûtait
fort ces explications ingénieuses, quoique souvent forcées. La
Bible ne lui paraissait plus aussi absurde. Entin les immora-
lités que les manichéens reprochaient tant aux Livres saints,
Ambroise les justifiait par des considérations historiques : ce
que Dieu ne permettait plus aujourd'hui, il avait pu le per-
mettre autrefois, eu égard à l'état des mœurs. Cependant, de
ce que la Bible n'était ni absurde, ni contraire à la morale,
cela ne prouvait pas qu'elle fût vraie. Augustin ne sortait point
de ses doutes.
Il aurait souhaité qu'Ambroise l'aidât à en sortir. Plusieurs
fois, il essaya d'en conférer avec lui. Mais l'évèque de Milan était
un personnage si occupé! — « Il m'était impossible de l'aborder,
dit Augustin, pour l'entretenir de ce que je voulais, comme je le
voulais, séparé que j'étais de son oreille et de ses lèvres par une
foule de gens qui l'importunaient de leurs affaires et qu'il assistait
<lans leurs nécessités. Le peu de temps qu'il n'était pas avec
eux, il l'employait à réparer les forces de son corps par les ali-
mens nécessaires, ou celles de son esprit par la lecture. Mais,
•quand il lisait, ses yeux parcouraient les pages, son cœur
s'ouvrait pour les comprendre, sa voix seule et ses lèvres
demeuraient en repos. Il m'arriva souvent qu'étant venu le
visiter (car tout le monde pouvait entrer chez lui sans être
annoncé), je le trouvais lisant en silence et jamais autrement.
Je m'asseyais et, après être resté longtemps sans rien dire {qui
eût osé troubler un lecteur si absorbé ?) \q me retirais, présumant
que, pendant les courts instans qu'il pouvait saisir, pour
délasser son esprit fatigué du tracas de tant d'affaires étran-
gères, toute distraction nouvelle lui serait importune. Peut-être
<iussi était-ce dans la crainte quun auditeur attentif et embar-
rassé ne le surprît en quelque passage obscur et ne le mit dans
la nécessité de l'expliquer, ou de discuter quelques questions ji lus
difficiles, et de perdre dans ces explications le temps qu'il des-
tinait à d'autres lectures... Au surplus, quelle que fût l'intention
qui le fît agir, elle ne pouvait être que bonne dans un homme
d'une si haute vertu... »
On ne saurait commenter plus finement, — ni plus mali-
26 REVUE DES DEUX MONDES.
cieusement aussi, — l'attitude de saint Ambroise vis-h-vis
d'Augustin, que ne le fait, ici, Augustin lui-même. Lorsqu'il
écrit cette page, les e've'nemens qu'il raconte sont déjà lointains.
Mais il est chrétien, il est évêque à son tour; il comprend main-
tenant ce qu'il ne pouvait comprendre alors. Il sent bien, au
fond, que si Ambroise s'est dérobé, c'est que lui, Augustin,
n'était pas mûr pour engager avec un croyant une discussion
profitable : l'humilité du cœur et de l'esprit lui manquait. Mais,
sur le moment, il dut prendre les choses d'une tout autre ma-
nière, et éprouver quelque peine, pour ne pas dire davantage, de
l'indifférence apparente de l'évêque.
Qu'on se représente un jeune écrivain d'aujourd'hui, assez
rassuré sur son mérite, mais inquiet de son avenir, qui vient
demander les conseils d'un illustre aîné : il y a quelque chose
de cela dans la démarche d'Augustin auprès d'Ambroise, sauf
que le caractère en est beaucoup plus grave, puisqu'il s'agit non
de littérature, mais du salut d'une âme. A cette époque-là,
même lorsqu'il consultait Ambroise en matière sacrée, ce
qu'Augustin voyait surtout en lui, c'était l'orateur, c'est-à-dire,
à ses yeux, un émule plus âgé... Il entre. On l'introduit, sans
l'annoncer, comme tout le monde, dans le cabinet du grand
homme. Celui-ci ne se dérange pas de sa lecture pour le rece-
voir, ne lui adresse même pas la parole... Que pouvait penser
d'un tel accueil le professeur de rhétorique de la ville de Milan?
On le devine assez clairement à travers les lignes des Confes-
sions. Il se disait qu'Ambroise, comme évêque, avait charge
d'âmes, et il s'étonnait que l'évêque, si grand seigneur qu'il
fût, ne s'empressât nullement de lui prodiguer les secours spi-
rituels. Et, comme il ignorait encore la charité chrétienne, il se
disait aussi que, sans doute, Ambroise ne se jugeait pas de
taille à se mesurer avec un dialecticien de sa force et que d'ail-
leurs il connaissait mal les Écritures (il avait dû, en effet, dès
son élévation si brusque à l'épiscopat, s'improviser une science
hâtive). S'il se refusait à la controverse, Augustin en concluait
qu'il avait peur d'être embarrassé.
Saint Ambroise ne se doutait pas, à coup sûr, de ce qui se
passait dans l'esprit du catéchumène. Il planait trop haut, pour
se préoccuper de misérables blessures d'amour-propre. Dans
son ministère, il était tout à tous, et il aurait cru déroger à
l'égalité chrétienne, en accordant à Augustin un traitement de
SAINT AUGUSTINb 27
faveur. Si les brèves conversations qu'il eut avec le jeune rhé-
teur lui révélèrent quelque chose de son caractère, il n'en
conçut peut-être pas une trop bonne opinion. Ce tempérament
exalté d'Africain, ce vague à l'àme, ces mélancolies stériles, ces
perpétuelles hésitations devant la foi, tout cela ne pouvait que
déplaire à un Romain positif comme Ambroise, à un ancien
fonctionnaire habitué au commandement.
Quoi qu'il en soit, Augustin, par la suite, ne s'est pas per-
mis le moindre reproche à l'adresse d' Ambroise. Au contraire,
il le comble partout des plus grands éloges, il le cite sans cesse
dans ses traités, il se retranche derrière son autorité. Il l'appelle
son « père. » Une fois, pourtant, à propos de l'abandon spiri-
tuel, où il se trouvait à Milan, il lui est échappé comme une
plainte discrète, qui semble bien viser Ambroise. Après avoir
rappelé avec quelle ardeur il cherchait la vérité, en ce temps-
là, il ajoute : On cuirait donc eu alors, en moi, un disciple on
ne peut mieux disposé et plus docile, s'il s'était trouvé quelqu'un
pour m'instruire.
Cette phrase, qui contraste si fort avec tant de passages lau-
datifs des Confessions sur saint Ambroise, parait bien l'expres-
sion de l'humble vérité. Si Dieu se servit d'Ambroise pour
convertir Augustin, il est probable qu'Ambroise, personnelle-
ment, ne fit rien, ou pas grand'chose, pour cette conversion.
IV. — PROJETS DE MARIAGE
A mesure qu'il se rapproche du but, Augustin semble, au
contraire, s'en éloigner. Telles sont les démarches secrètes du
Dieu qui prend les âmes comme un voleur : il fond sur elles à
l'improviste. Jusqu'à la veille du jour où le Christ viendra le
prendre, Augustin est obsédé par le monde et par le souci d'y
être en bonne place.
Bien que les homélies d'Ambroise l'excitent à réfléchir sur
cette grande réalité historique qu'est le Christianisme, il n'y
distingue encore que des lueurs confuses. Il a renoncé à son
scepticisme superficiel, sans croire à rien de précis. Il se laisse
aller à une sorte d'agnosticisme fait de paresse d'esprit et de
découragement. Quand il descend au fond de sa conscience,
c'est tout au plus s'il y retrouve la croyance à l'existence de Dieu
et à sa providence, notions tout abstraites, qu'il est incapable de
28 REVUE DES DEUX MONDES.
vivifier. Mais à quoi bon tant spéculer sur la Vérité et sur le
Souverain Bien! Gohimençons d'abord par vivre!
iMaintenant que son avenir est assuré, Augustin s'inquiète
d'arranger sa vie au mieux de sa tranquillité. Il n'a plus de
très grandes ambitions. L'essentiel, pour lui, c'est de se ména-
ger une petite existence paisible et agréable, on dirait presque
bourgeoise. Quoique modeste, sa fortune présente lui suffit
déjà : il se hâte d'en jouir.
C'est ainsi qu'à peine installé à Milan, il fit venir d'Afrique
sa maîtresse et son fils. Il avait loué un appartement dans une
maison attenant à un jardin. Le propriétaire, qui n'y habitait
point, lui laissait la jouissance de tout le logis. Une maison, le
rêve du Sage ! Et un jardin au pays de Virgile ! Le professeur
Augustin dut être bien heureux! Sa mère ne tarda pas à le
rejoindre. Puis, peu à peu, toute une tribu africaine l'envahit,
s'imposa à son hospitalité : Navigius, son frère, ses deux cou-
sins, Rusticus et Lastidianus, son ami Alypius, qui ne pouvait
se résoudre à le quitter, et probablement aussi Nebride, un
autre de ses amis de Carthage. Rien de plus conforme aux
mœurs de l'époque. Le rhéteur de la ville de Milan avait une
situation qui pouvait passer pour brillante aux yeux de ses
parens pauvres, il était en relations avec des personnages consi-
dérables, tout près de la Cour impériale, source des faveurs et
des largesses : aussitôt la famille accourut pour se mettre dans
sa clientèle et sous sa protection, bénéficier de sa fortune nou-
velle et de son crédit. Et puis, ces exodes d'Africains et d'Orien-
taux dans les pays du Nord se produisent toujours de la même
façon. Il suffit que l'un d'eux y réussisse : il fait immédiate-
ment la tache d'huile.
La personne la plus importante de ce petit phalanstère afri-
cain était, sans contredit, Monique, qui avait pris la direction
morale et matérielle de la maison. Elle n'était pas très âgée, —
à peine cinquante-quatre ans, — mais elle tenait extrêmement
à son pays. Pour qu'elle l'eût quitté, qu'elle eût affronté les^
fatigues d'un long voyage par mer et par terre, il fallait qu'elle
eût de bien graves raisons. La pauvreté, où elle était tombée
depuis la mort de son mari, n'expliquerait pas suffisamment
qu'elle se fût expatriée. Elle possédait encore un peu de bien à
Thagaste : elle y pouvait vivre. Les vrais motifs de son départ
sont d'un tout autre ordre. D'abord, elle aimait passionnément
SAINT AUGUSTIN. 29
son fils, au point de ne pouvoir se passer de sa présence.
Rappelons-nous le mot si touchant d'Augustin : « Beaucoup
plus qu'aucune autre mère, elle aimait à m'avoir auprès d'elle. »
Ensuite, elle voulait le sauver. Elle croyait fermement que telle
était sa tâche en ce monde.
Dès cette époque, elle n'est plus la veuve de Patritius, elle
est déjà sainte Monique. Vivant comme une nonne, elle jeûnait,
priait, se mortifiait. A force de méditer les Ecritures, elle avait
développé, en elle, le sens des réalités spirituelles, au point
que, bientôt, elle étonnera Augustin lui-même. Elle avait des
visions, peut-être des extases. Pendant la traversée de Garthage
à Ostie, le bateau qui la portait fut assailli par une tempête. Le
danger devenait angoissant, et les hommes d'équipage ne
cachaient pas leur inquiétude. Mais Monique, intrépidement,
les réconfortait : « on arriverait au port, sains et saufs! Dieu,
affirmait-elle, lui en avait donné l'assurance! »
Si, dans sa vie de chrétienne, elle connut d'autres minutes
plus divines, celle-là fut vraiment la plus héroïque. A travers
le sobre récit d'Augustin, on entrevoit la scène : cette femme
couchée sur le pont, parmi les passagers à demi morts de
fatigue et d'épouvante, et qui, tout à coup, rejette ses voiles, se
dresse, devant la mer en démence, et, avec une fiamme sou-
daine sur sa pâle figure, dit aux matelots : « Que craignez-vous?
Nous arriverons! feri suis sihe! » Le bel acte de foi!
A cet instant solennel, où elle vit la mort de si près, elle
eut la claire révélation de sa destinée : elle sut, avec la plus
entière évidence, qu'elle était chargée d'un message pour son
fils et que, ce message, son fils le recevrait, malgré tout, malgré
la fureur des vagues, malgré son cœur lui-même.
Quand cet émoi sublime se fut apaisé, il lui en resta la cer-
titude que, tôt ou tard, Augustin allait changer ses voies. Il
s'était égaré, il se méconnaissait. Ce métier de rhéteur était
indigne de lui. Le Maître du champ l'avait choisi pour être un
des grands ouvriers de sa moisson. Depuis longtemps, Monique
pressentait le rôle exceptionnel qu'Augustin devait jouer dans
l'Église. Pourquoi gaspiller son talent et son intelligence à
vendre de vaines paroles, quand il y avait des hérésies à com-
battre, la Vérité à mettre en lumière, quand les donâtistes enle-
vaient aux catholiques les basiliques africaines? Qu'était-ce
enfin que le rhéteur le plus illustre devant un évêque, protec-
30 REVUE DES DEUX MONDES.
teur des cités, conseiller des Empereurs, représentant de Dieu
sur la terre ? Augustin pouvait être tout cela. Et il s'obstinait
dans son erreur! Il fallait redoubler d'efîorts et de prières, pour
l'en arracher. C'était pour elle-même aussi qu'elle luttait, pour
la plus chère de ses espérances maternelles. Enfanter une âme
a Jésus-Christ, — et une àme d'élection, qui sauverait, à son
tour, des âmes sans nombre, — elle n'avait vécu que pour
cela. C'est pourquoi, sur le pont du navire, — brisée par le
tangage, renversée par les paquets d'eau et les coups de la
rafale, elle disait aux matelots : « Que craignez-vous? Nous
arriverons! J'en suis sûre!... »
A Milan, elle fut, pour l'évêque Ambroise, une paroissienne
exemplaire. Elle assistait à tous ses sermons, était « suspendue
à ses lèvres, comme à une source d'eau vive, qui jaillit jusqu'à
la vie éternelle. » Cependant, il ne semble point que le grand
évêque ait mieux compris la mère que le fils : il n'en avait pas
le temps. Pour lui, Monique était une bonne femme d'Afrique,
un peu bizarre peut-être dans sa dévotion et adonnée à mainte
pratique superstitieuse. Elle continuait, par exemple, comme
c'était la coutume à Carthage et à Thagaste, de porter, sur les
tombeaux des martyrs, des corbeilles pleines de pain, de vin et
de pultis. Quand elle se présenta, avec sa corbeille, à l'entrée
d'une des basiliques milanaises, le portier l'empêcha d'aller plus
loin, alléguant la défense de l'évêque, qui avait solennellement
condamné ces pratiques, comme entachées d'idolâtrie. Du moment
que c'était défendu par Ambroise, Monique, la mort dans l'âme,
se résigna à remporter son panier : Ambroise, à ses yeux, était
l'apôtre providentiel qui conduirait son fils au salut. Cependant,
elle eut beaucoup de peine à renonceç à cette vieille coutume de
son pays. Sans la crainte de déplaire à l'évêque, elle y eût per-
sévéré. Celui-ci lui savait gré de son obéissance, de sa ferveur
et de sa charité. Quand, par hasard, il rencontrait son fils, il le
félicitait d'avoir une telle mère. Augustin, qui ne méprisait pas
encore la louange humaine, attendait sans doute qu'Ambroise
le complimentât à son tour. Mais Ambroise ne le louait point,
— et peut-être qu'il s'en trouvait mortifié.
Lui aussi, d'ailleurs, était toujours très occupé : il n'avait
guère le temps de mettre à profit les pieuses exhortations de
l'évêque. Son métier et ses relations lui prenaient toute sa
journée. Le matin, il faisait son cours. L'après-midi était con-
SAINT AUGUSTIN. 31
sacré aux visites amicales et aux démarches auprès des gens en
place, qu'il sollicitait pour lui-même ou pour ses proches. Le
soir, il préparait sa leçon du lendemain. Malgré cette vie agitée
et si pleine, qui paraissait combler toutes ses ambitians, il ne
parvenait pas à étouffer le cri de son cœur en détresse. Au fond,
il ne se sentait pas heureux. D'abord, il est douteux que Milan
lui ait plu davantage que Rome. Il y souftrait du froid. Les
hivers milanais sont extrêmement rigoureux, surtout pour un
Méridional. Des brouillards épais montent des canaux et des
prairies marécageuses, qui entourent la ville. Les neiges des
Alpes sont toutes proches. Ce climat, encore plus humide et
plus glacial que celui de Rome, ne valait rien pour sa poitrine.
A tout instant, sa gorge était prise : il était obligé d'inter-
rompre ses déclamations, nécessité désastreuse pour un homme
dont c'est le métier de parler. Ces indispositions se renouve-
laient si fréquemment, qu'il en venait à se demander s'il pour-
rait continuer longtemps ainsi. Il se voyait déjà contraint de
renoncer à sa profession. Alors, dans ses heures de décourage-
ment, il faisait ta-ble rase de toutes ses ambitions de jeunesse :
en désespoir de cause, le rhéteur aphone entrerait dans une
administration de l'Empire. L'idée d'être un jour gouverneur
de province n'excitait pas en lui de trop vives répugnances.
Quelle chute pour lui ! — Oui, mais c'est la sagesse ! ripostait
la voix mauvaise conseillère, celle qu'on est tenté d'écouter,
quand on doute de soi.
L'amitié, comme toujours, consolait Augustin de ces pen-
sées désolantes. Il avait auprès de lui le « frère de son cœur, »
le fidèle Alypius, et aussi Nébride, ce jeune homme si passionné
pour les discussions métaphysiques. Nébride avait quitté ses
riches domaines de la banlieue carthaginoise et une mère qui
l'aimait, uniquement pour vivre avec Augustin, à la recherche
de la vérité. Romanianus aussi était là, mais pour un motif
moins désintéressé. Le mécène de Thagaste, après ses prodi-
galités ostentatoires, voyait sa fortune compromise. Un ennemi
puissant, qui lui avait suscité un procès, travaillait à sa perte.
Romanianus était venu à Milan pour se défendre devant l'Em-
pereur et se concilier l'appui des hauts personnages de la Cour.
Et ainsi il fréquentait assidûment Augustin.
En dehors de ce petit cercle de compatriotes, le professeur
de rhétorique avait de brillantes connaissances dans l'aristo-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
cratie de la ville. Il était lié notamment avec ce Manlius Théo-
dore, que célébra le poète Claudien, et à qui lui-même dédiera
prochainement un de ses livres. Ancien proconsul à Carthage,
où sans doute il avait rencontré Augustin, cet homme riche
vivait alors retiré k la campagne, partageant ses loisirs entre
l'étude des philosophes grecs, des platoniciens surtout, — et la
culture de ses vignes et de ses oliviers.
Ici, comme à Thagaste,dans ces belles villas assises aux bords
des lacs italiens, le fils de Monique s'abandonnait encore une
fois à la douceur de vivre : « J'aimais la vie heureuse, » avoue-
t-il en toute simplicité. Plus que jamais, il se sentait épicurien.
Il l'aurait été sans réserves, s'il n'eût gardé l'appréhension de
l'au-delà. Mais, quand il était le convive de Manlius Théodore,
en face des montagnes riantes du lac de Côme, qui s'encadraient
dans les hautes fenêtres du triclinium, il ne songeait guère à
l'au-delà. Il se disait : « Pourquoi souhaiter l'impossible? Il faut
si peu de chose pour remplir une àme humaine ! » La contagion
énervante du luxe et du bien-être le corrompait doucement. li
devenait comme ces gens du monde qu'il savait si bien charmer
par sa parole. Comme les gens du monde de tous les temps, ces
victimes prochaines des Barbares se faisaient un rempart de
leurs petites félicités quotidiennes contre toutes les réalités
offensantes ou attristantes, laissaient sans réponse les questions
essentielles, ne se les posaient même plus, et ils disaient : « J'ai
de beaux livres, une maison bien chauffée, des esclaves bien
stylés, une salle de bain joliment décorée, une voiture agréable :
la vie est douce. Je n'en souhaite pas une autre. A quoi bon?
Celle-ci me suffit. » Dans ces momens où sa pensée lasse renon-
çait, Augustin, pris au piège des jouissances faciles, désirait
ressembler tout à fait à ces gens-là, être l'un d'eux. Mais,
pour être l'un d'eux, il lui fallait un emploi plus relevé que
celui de rhéteur, et, d'abord, mettre dans sa conduite tout le
décorum, toute la régularité extérieure que le monde exige.
C'est ainsi que, peu à peu, l'idée lui vint sérieusement de se
marier.
Sa maîtresse était le seul obstacle à ce projet :'il s'en débar-
rassa.
Ce fut tout un drame domestique, qu'il s'est efforcé de
cacher, mais qui dut lui être extrêmement pénible, à en juger
par les plaintes qui lui échappent malgré lui, à travers quelques
SAINT AUGUSTIN. 33
phrases très brèves et comme honteuses d'elles-mêmes. De ce
drame, Monique fut sans contredit l'acteur principal, bien que,
vraisemblablement, les amis d'Augustin y aient aussi joué leur
rôle. Sans doute, ils remontrèrent au professeur de rhétorique
qu'il nuisait à sa considération, comme à son avenir, en con-
servant auprès de lui sa concubine. Mais les raisons de Monique
étaient plus pressantes et d'une tout autre valeur.
D'abord, il est naturel qu'elle ait souffert, dans sa dignité
maternelle, comme dans sa conscience de chrétienne, de subir
à ses côtés la présence d'une étrangère, qui était la maîtresse
de son fils. Si vaste qu'on suppose la maison, où habitait la
tribu africaine, des froissemens étaient inévitables entre ses
hôtes. Ordinairement, des conflits d'autorité pour la direction
du ménage divisent la belle-mère et la bru qui vivent sous le
même toit. Quels sentimens Monique pouvait-elle nourrir envers
une femme qui n'était même pas sa bru, et qu'elle considérait
comme une intruse? Elle n'envisageait point, d'ailleurs, la pos-
sibilité de régulariser par le mariage la liaison de son fils : cette
personne était de condition par trop inférieure. On a beau être
une sainte, on n'oublie pas qu'on est la veuve d'un curiale, et
qu'une famille bourgeoise qui se respecte ne se mésallie point,
en admettant parmi les siens la première venue. Mais ces con-
sidérations étaient secondaires à ses yeux. La seule qui ait
réellement agi sur son esprit, c'est que cette femme retardait la
conversion d'Augustin. A cause d'elle, — Monique le voyait
bien, — il ajournait indéfiniment son baptême. Elle était la
chaîne de péché, le passé impur, sous le poids duquel il étouf-
fait : il importait de l'en délivrer au plus tôt.
Alors, convaincue que tel était son devoir impérieux, elle
n'eut plus de cesse qu'il ne rompît. Afin de le mettre, en quel-
que sorte, en présence du fait accompli, elle lui chercha une
fiancée, avec la belle ardeur que les mères apportent d'habitude
à cette chasse. Elle découvrit une jeune fille qui réunissait,
comme on dit, toutes les conditions, et qui réalisait toutes les
espérances d'Augustin : elle avait une dot suffisante pour n'être
pas à charge à son mari. Sa fortune, jointe au traitement du
professeur, permettrait au couple de vivre dans une confortable
aisance. Des promesses furent échangées de part et d'autre.,
Dans le désarroi moral où Augustin se trouvait alors, il laissait
sa mère travailler à ce mariage. Sans doute," il l'approuvait, et,
TOME XV. — 1913. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
en bon fonctionnaire, il estimait qu'il était temps, pour lui, de
se ranger.
Dès lors, la séparation s'imposait. Gomment la pauvre criBa-
ture, qui lui était restée fidèle pendant tant d'années, acceptâ-
t-elle ce renvoi ignominieux? Quels furent les adieux de l'enfant
Adéodat et de sa mère? Gomment enfin Augustin lui-même put-
^ il consentir à le lui ôter? Encore une fois, ce drame doulou-
reux il a voulu le taire, par une pudeur bien compréhensible.
Assurément, il n'était plus très épris de sa maîtresse, mais il
tenait à elle par un reste de tendresse et par le lien si fort de
la volupté partagée. Il l'a dit, en une phrase brûlante de repen-
tir : « Quand on arracha de mes flancs, sous prétexte qu'elle
empêchait mon mariage, celle avec qui j'avais coutume de
dormir, depuis si longtemps, là où mon cœur était attaché au
t sien, il se déchira, — et je traînais mon sang avec ma bles-
sure. » La phrase éclaire, en même temps qu'elle brûle : « Là
où mon cœur était attaché au sien, — cor ubi adhaerebat... »
Il avoue donc que l'union n'était plus complète, puisque, sur
bien des points, il s'était détaché. Si» l'âme de sa maîtresse
était restée la même, la sienne avait changé : il avait beau l'ai-
mer encore, il était déjà loin d'elle.
Quoi qu'il en soit, elle se montra admirable, en cette cir-
constance, cette délaissée, cette misérable, qu'on jugeait in-
digne d'Augustin. Elle était chrétienne : elle devina peut-être
, (une femme aimante peut avoir de ces divinations) qu'il s'agis-^
; sait non seulement du salut d'un être- cher, mais d'une mission
, divine à laquelle il était prédestiné. Elle se sacrifia, pour qu'Au-
gustin fût un apôtre et un sainte — un grand serviteur de
. Dieu. Elle s'en retourna donc dans son Afrique, et, pour prou-
. ver qu'elle pardonnait, si elle n'oubliait pas, elle promit de
.vivre dans la continence : « celle qui avait dormi » avec Augus-
Jtin ne pouvait pas être la femme d'un autre homme.
De si bas qu'elle fût partie, la malheureuse fut grande à ce
moment-là. Sa noblesse d'âme humilie Augustin et Monique
elle-même, qui, d'ailleurs, ne tardèrent pas à être punis, lui de
s'être laissé entraîner à de sordides calculs d'intérêt, elle, la
sainte, d'y avoir été trop complaisante. Dès que sa maîtresse
s'en fut allée, Augustin souffrit de sa solitude, « Il me semblait,
dit-il, que ce serait, pour moi, le comble de la misère que
d'être privé des caresses d'une femme. » Or sa fiancée était
SAINT AUGUSTIN. 35
trop jeune : il ne pouvait l'e'pouser avant deux ans. Gomment
patienter jusque-là? Augustin n'hésita pas ; il prit une autre
maîtresse.
Ce fut le châtiment pour Monique, cruellement déçue dans
ses pieuses intentions. En vain espérait-elle beaucoup de bien
de ce mariage tout proche, le silence de Dieu lui témoignait
qu'elle faisait fausse route. Elle implorait une vision, un signe
qui l'avertit sur les suites de cette union projetée : elle n'était
point exaucée. ;
(( Ainsi, dit Augustin, mes péchés se multipliaient. » Mai$
il ne se bornait pas à pécher, il induisait les autres en tentation.
Même en matière matrimoniale, il fallait qu'il fit des prosé-
lytes. C'est ainsi qu'il endoctrina le bon Alypius. Celui-ci se
gardait chastement des femmes, bien que, dans sa première
jeunesse, il eût goûté, pour faire comme tout le monde, aux
plaisirs de l'amour : il n'y avait trouvé aucun agrément. Mais
Augustin lui vantait, avec une telle chaleur, les délices conju-
gales, qu'il eut envie d'en tàter, lui aussi, « vaincu non par
l'attrait de la volupté, mais par la curiosité. )> Le mariage, pour
Alypius, serait une sorte d'expérience philosophique et senti-
mentale.
Voilà des expressions toutes modernes, pour traduire des
états d'àme bien vieux. Au fond, ces jeunes gens, amis d'Au-
gustin et Augustin lui-même, ressemblent d'une manière sai-
sissante à ceux d'une génération déjà distancée, hélas! et qui
conserveront probablement, dans l'histoire, le nom présomp--
tueux qu'eux-mêmes se sont donné : les intellectuels.
Comme nous, ces jeunes latins d'Afrique, élèves des rhéteurs,
et des philosophes païens, ne croyaient guère qu'aux idées.
Très près d'affirmer que la vérité est inaccessible, ils n'en pen-i
saient pas moins que sa vaine poursuite est un beau risque à
courir, à tout le moins, un jeu passionnant. Ce jeu faisait, pour
eux, toute la dignité et toute la valeur de la vie. Bien qu'ils
eussent des accès d'ambition mondaine, en réalité, ils mépri-
saient tout ce qui n'était pas la pure spéculation. A leurs yeux,
le monde était laid, l'action dégradante. Ils se renfermaient
dans l'idéal jardin du sage, le « coin du philosophe, » comme
ils disaient, et, jalousement, ils en bouchaient toutes les ouver-
tures, par où la réalité blessante eût pu leur apparaître. Ce qui
les distingue de nous, c'est qu'ils avaient beaucoup moins de
36 REVUE DES DEUX MONDES.;
sécheresse d'âme, avec tout autant de pédantisme, mais un
pédantisme si ingénu ! Ils se sauveront par là, — par leur géné-
rosité d'àme, par leur jeunesse de cœur. Ils s'aiment entre eux,
ils finiront par aimer la vie et par reprendre contact avec elle.
Nébride vient de Cartilage à Milan, abandonne sa mère et sa
famille, délaisse des intérêts considérables, non pas seulement
pour philosopher avec Augustin, mais pour vivre avec un ami.
Dès ce moment, ils auraient pu mettre en pratique ces paroles
du psaume, que, bientôt, Augustin va commentera ses moines,
avec une si tendre éloquence : « Voici qtiil est bon et doux que
des frères habitent sous le même toit. »
Gela n'est pas une hypothèse gratuite : ils eurent réellement
l'intention de fonder une sorte de monastère laïque, où l'unique
règle serait la recherche de la vérité et de la vie heureuse. On
devait être environ une dizaine de solitaires. On mettrait en
commun tout ce que l'on possédait. Les plus riches, comme
Romanianus, promettaient d'apporter toute leur fortune à la
communauté. Mais la question des femmes fit avorter ce naïf
projet. On avait négligé de les consulter, et si, comme il était
probable, elles refusaient d'entrer au couvent avec leurs maris,
ceux qui étaient mariés s'effrayaient à l'idée de se passer d'elles.
Augustin, en particulier, qui était sur le point de convoler,
avouait qu'il ne se sentirait jamais un tel courage. Il oubliait
aussi qu'il avait charge d'âmes : toute sa famille ne vivait que
de lui. Pouvait-il laisser sa mère, son enfant, son frère et ses
cousins ?
Avec Alypius et Nébride, il s'affligeait sincèrement de ce que
ce beau rêve de vie cénobitique fût irréalisable : « Nous étions,
dit-il, trois bouches affamées, qui ne s'ouvraient que pour dé-
plorer leur mutuelle indigence, et qui attendaient de toi, mon
Dieu, leur nourriture au temps marqué. Et. dans toute l'amer-
tume que ta miséricorde répandait sur nos actions mondaines,
si nous voulions considérer la fin de nos souffrances, nous ne
voyions que ténèbres. Alors, nous nous détournions, en gémis-
sant, et nous disions : Combien de temps encore cela durera-
t-il?... ))
Un jour, la rencontre d'un menu fait banal leur fit sentir
plus cruellement leur misère intellectuelle. Augustin, en sa
qualité de rhéteur municipal, venait de prononcer le panégy-
rique officiel de l'Empereur. La nouvelle année commençait :
SAINT AUGUSTIN. 37
toute la ville était en liesse. Cependant, il était triste, ayant
conscience d'avoir débité beaucoup de mensonges, et surtout
parce qu'il désespérait d'être heureux. Ses amis l'accom-
pagnaient. Soudain, en traversant une rue, ils aperçurent un
mendiant, complètement ivre, qui se livrait à une folle joie.
Ainsi, cet homme était heureux! Quelques sous avaient suffi
pour lui donner la félicité parfaite, tandis qu'eux, les philo-
sophes, en dépit des plus grands efforts et malgré toute leur
science, ils s'agitaient inutilement vers le bonheur. Sans doute,
quand l'ivrogne serait dégrisé, il se trouverait plus malheureux
qu'avant. Qu'importe, si ce misérable bonheur, même illusoire,
peut exalter à ce point un pauvre être, l'élever ainsi au-dessus
de lui-même ! Cette minute au moins, il l'aura vécue en toute
béatitude. Et la tentation venait à Augustin de faire comme le
mendiant, de jeter par-dessus bord son fatras philosophique,
— et de se mettre à vivre tout simplement, puisque la vie est
bonne quelquefois.
Mais un instinct plus fort que celui de la volupté lui disait :
i( lly a autre chose! — Si c'était vrai? — Peut-être que tu pour-
rais le savoir. » Cette pensée le tourmentait sans relâche. Avec
des intermittences de ferveur et de découragement, il se mit à
chercher cette « autre chose. »
V. ^- LE CHRIST AU JARDIN
« J'étais las de dévorer le temps et d'être dévoré par lui : »
toute la crise d'âme que va subir Augustin peut se résumer en
ces quelques mots si ramassés et si forts. Ne plus se répandre
dans la multitude des choses vaines, ne plus s'écouler avec les
minutes qui passent, mais se recueillir, s'évader de la disper-
sion, pour s'établir dans l'incorruptible et dans l'éternel; briser
les chaînes du vieil esclave qu'il est toujours, afin de s'épanouir
en liberté, en pensée, en amour : voilà le salut auquel il aspire.
Si ce n'est pas encore le salut chrétien, il est sur la voie qui y
conduit.
On peut se complaire a tracer une sorte de graphique idéal
de sa conversion, resserrer en une chaîne solide les raisons qui
le firent aboutir à l'acte de foi : lui-même peut-être a trop cédé
à cette tendance, dans ses Confessions. En réalité, la conversion
est un fait intérieur, et, — répétons-le encore, — un fait divin.
38 REVUE DES DEUX MONDES.
qui échappe à toute discipline rationnelle. Avant d'éclater à la
lumière, il se prépare longuement dans cette région obscure de
l'âme, qu'on appelle aujourd'hui la subconscience. Or, personne
n'a plus vécu ses idées qu'Augustin, à ce moment-là de sa vie. Il
les a prises, quittées, reprises, obstiné en son désespérant effort.
Elles reflètent, sans ordre, la mobilité de son âme, les agitations
qui en troublaient les profondeurs. Et pourtant, il ne faut pas
que ce fait intérieur soiten contradiction violente avec la logique.
La tête ne doit pas empêcher le cœur. Chez le futur croyant,
un travail parallèle s'accomplit dans l'ordre du sentiment et
dans celui de la pensée. Si nous ne pouvons pas en reproduire les
marches et les contremarches, en suivre la ligne continuelle-
ment brisée, nous pouvons du moins en marquer les principales
étapes.
Rappelons-nous l'état d'esprit d'Augustin, lorsqu'il vint à
Milan. Il était sceptique, de ce scepticisme qui considère comme
inutile toute spéculation sur le fond des choses et pour qui la
science n'est qu'une approximation du vrai. Vaguement déiste,
il ne voyait en Jésus-Christ qu'un homme sage entre les sages.
Il croyait à Dieu et à sa providence : ce qui fait que, tout en
étant rationaliste de tendance, il admettait l'intervention divine
dans les choses humaines, — le n^iracle : ceci est un point
important, par où il se différencie des modernes.
Puis, il écouta les prédications d'Ambroise. La Bible ne lui
paraissait plus absurde, ni contraire à la morale. Cette exégèse,
tantôt allégorique, tantôt historique, était acceptable, en somme,
pour de bons esprits. Mais ce qui frappait surtout Augustin,
c'était, avec la sagesse, l'efficacité pratique de l'Ecriture. Ceux
qui vivaient selon la règle chrétienne étaient non seulement
des gens heureux, mais, comme le dira Pascal, de bons fils, de
bons époux, de bons pères de famille, de bons citoyens. Il com-
mençait à soupçonner que la vie d'en bas n'est supportable
et ne prend un sens que suspendue à celle d'en haut. De même
que, pour les nations, la gloire est le pain quotidien, de même,
pour l'individu, le sacrifice à quelque chose qui dépasse le
monde est le seul moyen de vivre dans le monde.
Ainsi Augustin corrigeait peu à peu les idées fausses que les
manichéens lui avaient inculquées touchant le catholicisme. Il
avouait qu'en l'attaquant, il avait « aboyé contre une pure chi-
mère de son imagination charnelle. » Cependant il éprouvait
SAINT AUGUSTIN. 39
beaucoup de peine à se débarrasser de tous ses préjugés mani-
chéens. Le problème du mal restait, pour lui, insoluble en dehors
du manichéisme. Dieu ne pouvait pas être l'auteur du mal. Cette
vérité admise, il en vint à penser qu'il n'existe pas de choses
mauvaises en soi, comme l'enseignaient ses anciens maîtres, —
mauvaises par la présence en elles d'un principe corrupteur.
Toutes les choses, au contraire, sont bonnes, quoique à des de-
grés diiîérens. Les imperfections apparentes de la création per-
ceptible par nos sens s'évanouissent dans l'harmonie du tout.
Le crapaud et la vipère entrent dans l'économie d'un monde
parfaitement ordonné. Mais il n'y a pas que le mal physique, il
y a aussi le mal que nous faisons et le mal que nous souffrons.-
Le crime et la douleur sont de terribles argumens contre Dieu.
Or les chrétiens professent que l'un est le produit de la seule
volonté, humaine, de la liberté dépravée par la faute originelle,
et que l'autre est permise par Dieu, en vue de la purification des
âmes. C'était une solution sans doute, mais qui suppose la
croyance aux dogmes de la chute et de la rédemption. Augustin
n'y croyait pas encore. Il était trop orgueilleux pour reconnaître
la déchéance de son vouloir et la nécessité d'un sauveur :
« L'enflure, — dit-il, — l'enflure de mon visage me fermait les
yeux. »
Néanmoins, c'était un grand pas de fait que d'avoir rejeté le
dogme fondamental du manichéisme, celui de la double sub-
stance du bien et du mal. Désormais, pour Augustin, il n'existe
plus qu'une substance, — unique et incorruptible, — le Bien,
qui est Dieu. Mais cette substance divine, il la conçoit encore en
pur matérialiste, tellement il est dominé par ses sens. Dans sa
pensée, elle est corporelle, étendue et infinie. Il se l'imagine
comme une sorte d'océan sans limite, où, pareil à une énorme
éponge, baignerait le monde, qu'elle pénètre de partout... Il en
était là, lorsqu'un de ses amis, « homme gonflé d'un orgueil
démesuré, » lui mit entre les mains quelques dialogues de Pla-
ton, traduits en latin par le célèbre rhéteur Victorinus. Remar-
quons-le en passant : Augustin, à trente-deux ans, rhéteur par
métier et philosophe par goût, n'avait pas encore lu Platon.
Cela prouve une fois de plus combien l'enseignement des anciens,
semblable, en cela, à celui des musulmans d'aujourd'hui, était
oral. Jusqu'alors, il n'avait connu Platon que par ouï-dire. Il le
lut donc, et ce lui fut comme une révélation. Il apprit qu'il
40 REVUE DES DEUX MONDES.
peut exister une réalité, en dehors de toute représentation spa-
tiale, ïl conçut Dieu comme inétendu et pourtant infini. Le sens
de la spiritualité divine lui était donné. Puis la nécessité pri-
mordiale du Médiateur ou du Verbe s'imposa à son esprit. C'est
le Verbe qui a créé le monde. C'est par le Verbe que le monde
et Dieu et toutes choses, y compris nous-mêmes, nous sont intel-
ligibles. Quelle surprise ! Platon et saint Jean se rencontraient :
(( Au commencement était le Verbe, in principio erat Ver-
huml » dit le quatrième Évangile. Mais ce n'était pas seulement
un évangéliste, c'était presque tout l'essentiel de la doctrine du
Christ qu'Augustin découvrait dans les dialogues platoniciens.
Il distinguait bien les différences profondes, mais, pour l'instant,
il était frappé surtout par les ressemblances, et cela l'éblouissait.;
Ce qui le ravissait d'abord, c'est la beauté du monde, construit,
à sa propre image, par le Démiurge : Dieu est la Beauté, le
monde est beau comme Celui qui l'a fait. Cette vision métaphy-
sique transportait Augustin, tout son cœur bondissait vers cet
Être ineffablement beau. Soulevé d'enthousiasme, il s'écrie :
« Je m'étonnais de t' aimer, mon Dieu, et non plus en vain fan-
tôme. Si je n'étais pas encore capable de jouir de toi, j étais
eiyiporté vers toi par ta beauté. »
Mais un tel ravissement ne se soutenait point : « Je n'étais
pas capable de jouir de toi. » Voilà l'objection capitale d'Augus-
tin contre le platonisme. Il sentait bien qu'au lieu de toucher
Dieu, d'en jouir, il ne sortait pas des purs concepts de son esprit,
qu'il s'égarait toujours dans les fantasmagories de l'idéalisme.
A quoi bon renoncer aux réalités illusoires des sens, si ce n'est
point pour en posséder de plus solides? Son intelligence, son
imagination de poète pouvaient être séduites par le mirage pla-
tonicien, son cœur n'était point rassasié. « Autre chose, dit-il,
est d'apercevoir, du haut d'un pic sauvage, la patrie de la paix,
autre chose de marcher dans le chemin qui y conduit. »
Ce chemin, c'est saint Paul qui le lui montrera. Il com-
mença à lire assidûment les Épîtres, et, à mesure qu'il les
lisait, il prenait conscience de l'abime qui sépare la philosophie
de la sagesse, — celle-là qui assemble les idées des choses,
celle-ci, qui, par delà les idées, conduit jusqu'aux réalités di-
vines, auxquelles les autres sont suspendues. L'Apôtre' ensei-
gnait à Augustin qu'il ne suffit pas d'entrevoir Dieu à travers le
cristal des concepts, mais qu'il faut, en esprit et en vérité,
SAINT AUGUSTIN. 41
s'unir à Lui, — le posséder, jouir de Lui. Et, pour s'unir au
Bien, il est nécessaire que l'âme se mette en l'état convenable
pour une telle union, qu'elle se purifie et qu'elle se guérisse de
toutes ses maladies charnelles, qu'elle reconnaisse sa place dans
le monde et qu'elle s'y tienne. Nécessité de la pénitence, de
l'humilité, du cœur contrit et humilié. Seul, le cœur contrit et
humilié verra Dieu. — « Le cœur brisé sera guéri, dit l'Ecri-
ture, le cœur superbe sera mis en pièces. » — Ainsi, l'intellec-
tuel qu'était Augustin devait changer de méthode, et il sentait
que ce changement était juste. Si l'écrivain, pour écrire de belles
choses, doit se mettre préalablement dans une sorte d'état de
grâce, où non seulement des actions basses, mais d'indignes
pensées lui deviennent impossibles, de même le chrétien, pour
concevoir les vérités divines, doit purifier et préparer son œil
intérieur par la pénitence et l'humilité. Augustin, en lisant
saint Paul, se pénétrait de cette pensée. Mais ce qui l'émouvait
surtout dans les Épîtres, c'en était l'accent paternel, la douceur,
l'onction cachée sous la rudesse inculte des phrases. Il en était
charmé. Quelle différence avec les philosophes! — <( Nulle
trace, dans leurs pages si célèbres, ni de l'âme pieuse, ni des
larmes de la pénitence, ni de ton Sacrifice, ô mon Dieu, ni des
tribulations de l'esprit... Personne n'y entend le Christ qui
appelle : « Venez à moi, vous tous qui souffrez 1 » Ils dédaignent
d'apprendre de Lui qu'il est doux et humble de cœur, car « vous
avez caché ces vérités aux habiles et aux savans, et vous les
avez révélées aux petits. »
Mais c'est peu de s'abaisser : il importe avant tout de se
guérir de ses passions. Or les passions d'Augustin étaient, pour
lui, (( de vieilles amies. » Comment pourrait-il s'en séparer? Le
courage .lui manquait pour cette médication héroïque. Qu'on
songe à ce que c'est qu'un jeune homme de trente-deux ans. Il
pensait toujours à prendre femme. La luxure le tenait par les
liens inextricables de l'habitude, et il se complaisait dans l'im-
pureté de son cœur. Quand, cédant aux exhortations de l'apôtre,
il essayait de conformer sa conduite a la nouvelle méthode de
son esprit, « les vieilles amies » accouraient pour le supplier de
n'en rien faire : « Elles me tiraient, dit-il, par le vêtement de
ma chair, et elles murmuraient à mon oreille : — Est-ce que
tu nous quittes? Quoi! dès ce moment, nous ne serons plus
avec toi, pour jamais? Non erimus teciim ultra in œternum?...
42 REVUE DES DEUX MONDES.
Et, dès ce moment, telle chose que tu sais bien, et telle autre
chose encore ne te sera plus permise, — pour jamais, pour
l'éternité?... »
L'éternité ! Quel mot I Augustin était saisi d'épouvante. Puis
ayant réfléchi, il leur disait : (( Je vous connais, je vous connais
tropl Vous êtes le Désir sans espérance, le gouffre sans fond,
que rien ne rassasie. J'ai assez souffert à cause de vousl » Et le
dialogue angoissé reprenait : « Qu'importe! Si le seul bonheur
possible pour toi, c'est de souffrir à cause de nous, de jeter ta
chair au gouffre vorace,sans fin, sans espérance! — Bon pour les
lâches!... Pour moi, il y a un autre bonheur que le vôtre, il y
a autre chose : j'en suis sûr! » Alors, les amies, un moment
déconcertées par ce ton d'assurance, chuchotaient d'une voix
plus basse : « — Si pourtant tu perdais ce misérable bonheur
pour une chimère encore plus creuse!... D'ailleurs tu t'abuses
sur ta force : tu ne pourras pas, tu ne pourras jamais te passer
de nous ! » Elles avaient touché le point douloureux : Augustin
n'avait que trop conscience de sa faiblesse. Et sa brûlante ima-
gination les lui évoquait, avec un extraordinaire éclat, ces
plaisirs dont il ne pourrait se passer. Ce n'étaient pas seulement
les voluptés de la chair, mais aussi ces riens, ce superflu, « ces
plaisirs légers qui font aimer la vie. » Les vieilles amies per-
fides chuchotaient toujours : « Attends encore! Les biens que
tu méprises ont leurs charmes : ils offrent même de grandes
douceurs. Tu ne dois pas en détacher ton cœur à la légère, car
il serait honteux pour toi d'y revenir ensuite. » Ces biens qu'il
allait abandonner, il se les énumérait, il les voyait resplendir
devant lui et se teindre des couleurs les plus captivantes : le jeu,
les festins somptueux, la musique, les chants, les parfums, les
livres, la poésie, les fleurs, la fraîcheur des forêts (il se rappe-
lait les bois de Thagaste et les chasses avec Romanianus), enfin
tout ce qu'il avait aimé, — jusqu'à « cette candeur de la
lumière, si amie des yeux humains. »
Pris entre ces tentations et l'ordre de sa conscience, Au-
gustin ne pouvait pas se décider, et il s'en désespérait. Sa
volonté affaiblie par le péché était incapable de lutter contre
elle-même. Et ainsi il continuait à subir la vie et à être « dé-
voré par le temps. »
La vie de ce temps-là, si elle était supportable pour les gens
paisibles, volontairement éloignés des affaires et de la politique.
SAINT AUGUSTIN. 43
cette vie de l'Empire finissant offrait un spectacle scandaleux
pour un esprit droit et une âme fière comme était Augustin.
Cela aurait dû le dégoûter tout de suite de rester dans le monde.
A Milan, tout près de la Cour, il se trouvait en bonne place
pour voir ce que l'ambition et la cupidité humaines peuvent
engendrer de bassesse et de férocité. Si le présent était hideux,
l'avenir s'annonçait sinistre. L'Empire romain n'existait plus
que de nom. Des étrangers, accourus de tous les pays de la
Méditerranée, exploitaient les provinces sous son nom. L'armée
était presque complètement aux mains des Barbares. C'étaient
des tribuns goths qui faisaient le service d'ordre autour de la
basilique où saint Ambroise s'était renfermé avec son peuple.,
pour résister aux ordres de l'impératrice Justine qui voulait
donner cette église aux ariens. Des eunuques levantins régen-
taient, au palais, la valetaille des comtes et des fonctionnaires
de tout rang. Tous ces gens-là se précipitaient à la curée. L'Em-
pire, même affaibli, restait toujours une admirable machine à
dominer les hommes et à extraire l'or des peuples. Aussi les
ambitieux et les aventuriers, d'où qu'ils vinssent, aspiraient-ils
à la pourpre : elle valait encore qu'on y risquât sa peau. Plus
que les patriotes, désolés de cet état de choses (et il y en eut de
très énergiques), les gens de rapine et de violence étaient inté-
ressés au maintien de l'Empire. Les Barbares eux-mêmes dési-
raient y entrer pour le rançonner plus impunément.
Quant aux empereurs, même chrétiens sincères, ils étaient
obligés de devenir d'affreux tyrans, pour défendre leurs vies
sans cesse menacées. Jamais les supplices ne furent plus fré-
quens ni plus cruels qu'à cette époque. A Milan, on avait pu
montrer à Augustin, près du cubiculum impérial, les loges où
le précédent empereur, le colérique Valentinien entretenait deux
ourses, Miette d'Or et Innocence, qui étaient ses exécuteurs
sommaires. Il les nourrissait de la chair des condamnés. Peut-
être Miette d'Or vivait-elle toujours. Innocence, — notons
l'atroce ironie du nom, — avait été rendue à la liberté de ses
forêts natales, en récompense de ses bons et loyaux services.
Augustin, qui rêvait toujours d'être fonctionnaire, allait-il se
mêler à ce monde de fourbes, d'assassins et de bêtes brutes?
A les voir de près, il sentait sa bonne volonté faiblir. Gomme
tous ceux qui appartiennent à des générations fatiguées, il
devait être dégoûté de l'action et des vilenies qu'elle entraine.
44 REVUE DES DEUX MONDES.
A l'approche ou au lendemain des grandes catastrophes, il y a
ainsi une contagion de pessimisme noir, qui glace les âmes déli-
cates. En outre, il était malade : circonstance favorable pour un
désabusé, s'il caresse des pensées de détachement. Dans les
brouillards de Milan, sa poitrine et sa gorge se délabraient de
plus en plus. Enfin, il est probable que, comme rhéteur, il n'y
réussissait pas mieux qu'à Rome. Il y avait là une espèce de
fatalité pour les Africains. Si grande que fût leur réputation
dans leur pays, c'en est fait, dès qu'ils avaient passé la mer.
Apulée, le grand homme de Cartilage, l'avait expérimenté à ses
dépens. On s'était moqué de sa rauque prononciation carthagi-
noise. Pareille chose arriva pour Augustin. Les Milanais tour-
naient en ridicule son accent d'Afrique. Il se trouvait même,
parmi eux, des puristes pour découvrir des solécismes dans ses
phrases.
Mais ces misères d'amour-propre, ce dégoût croissant des
hommes et de la vie étaient peu de chose, au regard de ce qui
se passait en lui. Augustin avait mal à l'âme. Son inquiétude
habituelle devenait une souffrance de tous les instans. A de
certains momens, il était assailli par ces grandes vagues de tris-
tesse qui déferlent tout à coup du fond de l'inconnu. Nous
croyons, en ces minutes-là, que le monde entier se rue sur nous.
La vague le roulait, il se relevait meurtri. Et il sentait se
tendre en lui une volonté nouvelle qui n'était pas la sienne, et
sous laquelle l'autre, la volonté pécheresse, se débattait. C'était
comme l'approche d'un être invisible, dont le contact l'oppres-
sait d'une angoisse pleine de délices. Cet être voulait éclore en
lui, mais le poids de ses vieilles fautes l'en empêchait. Alors son
àme criait de douleur.
Dans ces momens-là, avec quelle volupté il se laissait bercer
par les chants d'église ! Les chants liturgiques étaient alors une
nouveauté en Occident. L'année même où nous sommes, saint
Ambroise venait de les inaugurer dans les basiliques mila-
naises.;
La jeunesse des hymnes ! On ne peut y songer sans émo-
tion. On envie Augustin de les avoir entendues dans leur fraî-
cheur virginale. Ces beaux chants, qui allaient monter pen-
dant tant de siècles et qui planent toujours aux voûtes des
cathédrales, prenaient leur vol pour la première fois. On se refuse
à penser qu'un jour ils replieront leurs ailes et qu'ils se tairont.
SAINT AUGUSTIN. 45
Puisque les corps humains, temple du Saint-Esprit, revivront
en gloire, on voudrait croire, avec Dante, que les hymnes,
temples du Verbe, sont immortelles aussi et qu'elles retentiront
encore dans l'éternité. Sans doute, parmi les vallons crépuscu-
laires du Purgatoire, les âmes dolentes continuent à chanter le
Te lucis ante tenninum, de même que, dans les cercles d'étoiles,
où tournent sans fin les Bienheureux, s'élancent à jamais les
accens jubilatoires du Magnificat...
Même sur ceux qui ont perdu la foi, le pouvoir de ces hymnes
est invincible : « Si tu savais, disait Renan, le charme que les
magiciens barbares ont su enfermer dans ces chants!... Rien
qu'à les entendre, mon cœur se fond ! » Le cœur d'Augustin, qui
n'avait pas encore la foi, se fondait, lui aussi, en les entendant :
« Comme j'ai pleuré, mon Dieu, à tes hymnes et à tes can-
tiques ! Comme j'étais exalté par les douces voix de ton Église !
Elles pénétraient dans mes oreilles, et la vérité se répandait
dans mon cœur, et l'élan de ma piété rebondissait plus fort, et
mes larmes coulaient, et cela me faisait du bien. » Son cœur
se soulageait de son oppression, tandis que son esprit était
ébranlé par la divine musique. Augustin aimait passionnément
la musique. A cette époque, il conçoit Dieu comme le grand
Musicien des mondes, et, bientôt, il écrira que « nous sommes
une strophe dans un poème. » En même temps, les figures
vivantes et fulgurantes des psaumes, par delà les métaphores
banales de la rhétorique qui encombraient sa mémoire, réveil-
laient, au fond de lui, son imagination sauvage d'Africain et lui
donnaient l'essor. Et puis, l'accent si tendre de la plainte, dans
ces chants sacrés : « Deiis ! Deiis meus !... Dieu ! ô mon Dieu ! »
La Divinité n'était plus une froide chimère, un fantôme qui se
recule dans un infini inaccessible : elle devenait la possession
même de l'àme aimante. Elle se penchait sur la pauvre créa-
ture meurtrie, elle la prenait dans ses bras, et elle la consolait
avec des mots paternels.
Augustin pleurait de tendresse et de ravissement, mais aussi
de désespoir. Il pleurait sur lui-même. Il voyait qu'il n'avait
pas le courage d'être heureux du seul bonheur possible. De quoi
s'agissait-il, en effet, pour lui, sinon de conquérir cette « vie
bienheureuse, » qu'il poursuivait depuis si longtemps. Ce qu'il
avait cherché à travers les amours, c'était le don total de son
âme, c'était de se réaliser complètement. Or, cette plénitude de
46 REVUE DES DEUX MONDES.i
soi, elle n'est qu'en Dieu : in Deo salutari meo. Les âmes que
nous avons blessées ne sont à l'unisson, avec nous et avec elles-
mêmes, qu'en Dieu... Et le doux symbolisme chrétien l'invitait
par ses plus accueillantes images : les Ombrages du Paradis, la
Fontaine d'eau vive, le Rafraîchissement dans le Seigneur, le
Rameau vert de la Colombe, annonciatrice de la paix... Mais les
passions résistaient toujours : — Demain ! Attends encore un
p^ù ! Est-ce que nous ne serons plus avec toi pour jamais? Non
erimus tecum ultra in œternum?... Quel son lugubre dans ces
syllabes, — et combien effrayant pour une âme timide ! Elles
tombaient, lourdes comme du bronze, sur celle d'Augustin.
. Il fallait en finir. Il fallait que quelqu'un le forçât à sortir de
son indécision. Instinctivement, conduit par cette volonté mysté-
rieuse qu'il sentait naître en lui, il alla trouver, pour lui
conter sa détresse, un vieux prêtre, nommé Simplicianus, qui
atait converti ou dirigé, dans sa jeunesse, l'évêque Ambroise.
Sans doute, il lui parla de ses lectures récentes, — et notam-
nient de ses lectures jdatoniciennes, — et de tous les efforts
qu'il faisait pour entrer dans la communion du Christ : il s'avouait
convaincu, mais incapable de passer à la pratique de la vie
clîrétienne. Alors, très habilement, en bon connaisseur des
âmes, qui savait que la vanité n'était pas morte chez Augustin,
Simplicianus lui proposa en exemple justement le traducteur de
ces Dialogues de Platon, qu'il venait de lire avec tant d'enthou-
sitisme : ce fameux Victorinus, cet orateur si admiré et si savant,
qiïi avait sa statue sur le forum romain. Lui aussi, ce rhéteur,
ilî-croyait que la foi est possible sans les œuvres. Il était chrétien
seulement de tête, par un reste d'orgueil philosophique et aussi
par crainte de se compromettre aux yeux de l'aristocratie de
Rome, encore presque tout entière païenne. Simplicianus lui
remontrait en vain l'illogisme de sa conduite, lorsque, tout à
coup, il se décida. Le jour du baptême des catéchumènes,
l'homme illustre monta sur l'estrade préparée dans la basi-
lique pour la profession de foi des nouveaux convertis, et, là,
comme le dernier des fidèles, il prononça la sienne devant tout
le peuple assemblé. Ce fut un coup de théâtre. La foule, trans-
portée par ce beïiu geste, acclama le néophyte. Partout, on criait :
« Victorinus! Victorinus!... »
Augustin écoutait ce petit récit, dont tous les détails étaient
si heureusement choisis pour agir sur une imagination comme
SAINT AUGUSTIN., 47
la sienne : la statue sur le forum romain, l'estrade du haut de
laquelle l'orateur avait parlé un langage si nouveau et si inat-
tendu, les acclamations triomphales de la foule : « Victorinus !
Victorinus ! » Déjà, il s'y voyait lui-même. Il était dans la basi-
lique, sur l'estrade, en présence de l'évêque Ambroise; il pro-
nonçait, lui aussi, sa profession de foi, et le peuple de Milan
battait des mains : « Augustin I Augustin ! » Mais un cœur
contrit et humilié pouvait-il se complaire ainsi à la louange
humaine? Si Augustin se convertissait, ce serait uniquement
pour Dieu et devant Dieu ! Il repoussa bien vite la tentation...
Néanmoins, cet exemple venu de si haut lui fit une très forte
et très salutaire impression. Il y aperçut comme une indication
providentielle, une leçon de courage qui le concernait personnel-
lement.
A quelque temps de là, il reçut la visite d'un compatriote,
un certain Pontitianus, haut fonctionnaire du Palais. Augustin
se trouvait seul à la maison, avec son ami Alypius. On prit des
sièges pour causer, et par hasard, les yeux du visiteur rencon-
trèrent les Epitres de saint Paul posées sur une table à jeu. La
conversation partit de là. Pontitianus, qui était chrétien, célé-
bra l'ascétisme et, en particulier, les prodiges de sainteté
accomplis par Antoine et ses compagnons dans les déserts
d'Egypte : c'était un sujet d'actualité. A Rome, dans les milieux
catholiques, on ne parlait que des solitaires égyptiens, et aussi
du nombre de plus en plus grand de ceux qui se dépouillaient de
leurs biens, pour vivre dans le renoncement absolu. A quoi bon
les garder, ces biens que l'avarice du fisc avait si tôt fait de
confisquer et que les Barbares guettaient de loin! Les brutes
qui descendaient de Germanie s'en empareraient tôt ou tard !
Et même, en admettant qu'on pût les sauver, en garder la
jouissance toujours précaire, est-ce que la vie d'alors valait la
peine d'être vécue? Il n'y avait plus rien à espérer pour l'Em-
pire ! Les temps de la grande désolation étaient proches !...
Pontitianus, sentant l'effet de ses paroles sur ses auditeurs,
en vint à leur conter une aventure tout intime. Il se trouvait à
Trêves, où il avait suivi la Cour impériale. Or, un après-midi,
que l'Empereur était au cirque, il se promenait aux environs
de la ville, avec trois de ses amis, comme lui fonctionnaires du
Palais. Deux d'entre eux, s'étant séparés des autres et errant
dans la campagne, rencontrèrent une cabane habitée par
48 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques ermites. Ils entrèrent, aperçurent un livre, la Vie de
saint Aiiloine. Ils le lurent, et ce fut, pour eux, la conversion
foudroyante, instantane'e. Résolus à se joindre sur l'heure aux
solitaires, les deux courtisans ne reparurent point au Palais. Et
c'étaient des fiancés!...
Le ton de Pontitianus, en rapportant ce drame de conscience,
dont il avait été témoin, trahissait une émotion singulière, qui
se communiquait à Augustin. Les paroles du visiteur réson-
naient en lui comme des coups de bélier. Il se reconnaissait
dans les deux courtisans de Trêves. Lui aussi, il était las du
monde, lui aussi il était fiancé! Allait-il faire comme l'Empe-
reur, rester au cirque, occupé de vains plaisirs, tandis que
d'autres se tournaient vers l'unique félicité?
Lorsque Pontitianus se retira, Augustin était dans un
trouble inexprimable. L'àme repentante des deux courtisans
avait passé dans la sienne. Sa volonté se dressait douloureuse-
ment contre elle-même et se torturait. Brusquement, il saisit le
bras d'Alypius et lui dit avec une exaltation extraordinaire :
(( — Que faisons-nous? Oui, que faisons-nous? N'as-tu pas
entendu ? Les ignorans se lèvent, ils ravissent le ciel, et nous,
avec nos doctrines san.s cœur, voilà que nous nous roulons dans
la chair et le sang ! »
Alypius le regardait avec stupeur : « C'est qu'en effet, dit-il,
mon accent avait quelque chose d'insolite. Mon front, mes
joues, mes yeux, mon teint, l'altération de ma voix exprimaient
ce qui se passait en moi, bien plus que mes paroles. » S'il
pressentait, à cet émoi de sa chair, l'imminence de la céleste
approche, il n'éprouvait, en cet instant, qu'une violente envie
de pleurer, et il avait besoin de solitude pour pleurer en liberté.
Il descendit au jardin. Alypius, inquiet, le suivit de loin,
s'assit en silence, à côté de lui, sur le banc où il s'était arrêté.
Augustin ne remarqua môme point la présence de son ami. Son
agonie intérieure recommençait. Toutes ses fautes, toutes ses
souillures passées se représentèrent à son esprit, et, sentant
combien il leur était encore attaché, il s'indignait contre sa
lâche faiblesse. Oh! s'arracher à toutes ces vilenies! En finir
une bonne fois!... Soudain, il se leva. Ce fut comme un souffle
de tempête qui passait sur lui. Il se précipita au fond du jardin,
tomba à genoux sous un figuier, et, la face contre terre, il éclata
en sanglots. De même que l'olivier de Jérusalem qui abrita la
SAINT AUGUSTIN. 49
veillée suprême du Divin Maître, le figuier de Milan vit tomber
sur ses racines une sueur de sang. Augustin, haletant sous
l'étreinte victorieuse de la Grâce, gémissait : « Jusques à quand?
Jusques à quand?... Demain? Demain?... Pourquoi pas tout
de suite ? Pourquoi pas, sur l'heure, sortir de mes hontes?... »
A ce moment même, une voix d'enfant, venue de la maison
voisine, se mit à répéter en cadence : « Prends et lis ! Prends et
lis! » Augustin tressaillit : qu'était-ce que ce refrain? Était-ce
une cantilène que les petits garçons ou les petites filles du pays
eussent coutume de chanter ? Il ne s'en souvenait point, il ne l'avait
jamais entendue... Aussitôt, comme sur un ordre divin, il se
releva de terre, courut à la place où Alypius était toujours assis,
et où il avait laissé les Epitres de saint Paul. Il ouvrit le livre,
et le premier verset qui s'offrit à ses yeux fut celui-ci : Revêtez-
vous du Seigneur Jésus-Christ et ne cherchez point à contenter
les désirs de la chair! La chair!... Le verset sacré le visait
directement, lui Augustin, encore si charnel ! Ce commande-
ment, c'était la réponse d'en haut !...
Il marqua du doigt le passage, ferma le livre. Ses angoisses
avaient cessé. Une grande paix l'inondait : — tout était fini 1 —
D'un visage tranquille, il apprit à Alypius ce qui venait de
s'accomplir, et, sans plus tarder, il entra dans la chambre de
Monique, pour le lui dire aussi. La sainte n'en fut point sur-
prise. Depuis longtemps, elle savait tout d'avance: « Là où je
suis, là aussi tu seras. » Mais elle laissait éclater sa joie. Son
message était rempli. Elle pouvait chanter son cantique
d'actions de grâces et rentrer dans la paix de Dieu.
Cependant, le bon Alypius, toujours avisé et pratique, avait
rouvert le livre et montré à son ami la suite du verset, que,
dans son exaltation, il avait négligé de lire. L'Apôtre disait :
Soutenez celui qui est encore faible dans la foi ! Cela aussi
s'adressait à Augustin. C'était trop sûr : sa foi nouvelle était
encore bien chancelante. Que la présomption ne l'aveuglât
point ! Oui, sans doute, de toute son âme, il voulait être chrétien :
il lui restait maintenant à le devenir.
Louis Bertrand.
[La quatrième partie au prochain numéro.)
1913.
LAURE
(1)
DERNIERE PARTIE (2)
X
Marc ne passa point la journée sans observer que dans
l'esprit de sa femme s'était produit un changement singulier ;
même il s'en rendit compte beaucoup plus nettement que n'avait
fait Laure. Elle avait, en réalité, été touchée jusqu'au fond de
l'àme, et cette secousse trop forte l'avait laissée chancelante et
désorientée. Le dévouement de Laure subitement révélé, et,
plus encore, cette brusque ouverture sur l'infini avaient brisé
tous ses sentimens habituels et jusqu'à l'idée qu'elle se faisait
de sa propre vie. Dans cette crise qu'un sourd malaise avait
préparée, elle avait besoin de Laure, de sa présence, de son
affection, comme si la sorte de grandeur qu'elle trouvait en sa
conduite et ses paroles pouvaient seules la mettre à l'aise et la
secourir.
Que, après ce qu'elle avait appris, tout demeurât immuable
et pareil dans son existence, cette supposition blessait sa géné-
rosité native. Mais encore, que faire? elle n'en avait pas idée...
Marc, assis près d'elle et causant, lui apportait la rumeur et
les échos de ce monde extérieur dont depuis plusieurs semaines
elle avait été séparée. Elle le voyait s'intéresser à des objets ou
des événemens insignifîans et incapables, en ce moment tout
au moins, de la toucher. Combien le ton même de sa conversa-
(1) Copyright b>j Bernard Grasset, 1913.
(2) Voyez la Revue des l" et 15 mars, l" et 15 avril.
tion était différent de celui auquel Laure l'avait déjà presque
accoutumée! Pour rompre ce malentendu pénible, plusieurs
fois le désir lui vint de confier à Marc ce qui s'était passé ; le
secret de Laure monta jusqu'à ses lèvres : cependant, il ne lui
appartenait pas de le révéler. A quoi bon, du reste? Pourrait-
elle même à ce prix faire entendre à Marc la sorte d'émoi dont
elle était troublée?
Lui s'apercevait bien qu'elle l'écoutait distraitement, comme
si elle avait eu l'esprit captif d'autres préoccupations. Cet accueil
le surprit un peu; mais il supposa que c'était l'humeur et le
caprice d'un moment, et tout d'abord n'y voulut point prendre
garde. Pourtant, au cours de l'après-midi, sa contrariété s'accrut
peu à peu et, finalement, bien qu'il ne fût pas habitué à une
intimité profonde avec sa femme, il observa chez elle avec
impatience ce flot de pensées continu et pour ainsi dire visible,
qui la mettait très loin de lui.
Il n'avait jusque-là vu Laure que peu d'instans. Mais, à
huit heures, tous les trois furent réunis pour dîner dans la salle
à manger : là, au bout de peu de minutes, quelques gestes, de
menus indices, les signes d'une entente qui n'existait pas entre
Laure et Louise lorsqu'il était parti, lui suggérèrent brusque-
ment l'idée que Laure, pendant son absence, avait pu prendre
sur sa femme un grand ascendant. Cette supposition prit corps
dès qu'elle l'eut effleuré. Il avait toujours jugé Louise de carac-
tère assez flexible et mobile, et il lui parut tout à coup naturel
et presque inévitable que Laure, sortant d'un cloître, avec toute
son exaltation, eût fait effort pour l'amener à ses vues. L'atti-
tude de sa femme ainsi interprétée le blessa bien davantage. Ses
idées coururent sur cette pente... Il regarda Laure : ses manières
effacées et discrètes lui déplurent, et il pensa qu'il faudrait peu
de certitudes dans le sens de ses craintes pour détruire la sym-
pathie qu'il lui avait gardée jusque-là.
Longtemps il ne dit rien ; dans le silence, chacun poursuivait
ses réflexions particulières; or, en ce même moment, Laure
avait la sensation vive et directe que la situation présente ne
pouvait pas se prolonger.
En se retrouvant auprès de sa sœur après ces quelques
heures de séparation, elle avait, en face de Marc, fait précisé-
ment la môme observation que lui : à savoir qu'entre elles deux,
une alliance s'était formée, une indéfinissable et secrète union
52 REVUE DES DEUX MONDES.
dont il était exclu. Elle se douta même qu'il s'en rendait compte,
et entrevit ses soupçons. Ainsi, pour la première fois, elle
s'aperçut que sa présence pouvait les diviser ; et, sentant son
tort, dans ce silence glacial qui durait, elle éprouva un grand
malaise. Elle prit la résolution de s'éloigner le plus tôt possible,
dans deux ou trois jours, pensa-t-elle. Du reste, de toutes façons,
sa position ici était devenue trop pénible... Lorsqu'elle se fut
ainsi décidée, elle éprouva un réel soulagement, malgré le
regret douloureux d'abandonner l'unique aiTection qui eût
jamais brillé dans sa solitude.
Après le diner, on se rendit dans le salon. Laure se retira
de bonne heure.
Lorsqu'elle fut partie, Marc se leva; il marcha un moment
de long en large en passant près de Louise, qui était assise dans
un fauteuil à l'angle de la cheminée.
Puis il s'arrêta à côté d'elle et lui demanda d'un ton neutre,
presque indifférent, presque conciliant :
— Est-ce que Laure va encore rester longtemps?
Malgré cette intonation bienveillante, Louise pressentit le
désir secret qui s'abritait sous cette question.
— Mon Dieu, je l'espère..., dit-elle avec simplicité.
Marc ne répondit pas et se remit à marcher. Mais, une
minute après, il s'arrêta à nouveau et, comme s'il restait sur le
même sujet, il dit qu'en passant à Paris il avait invité plusieurs
amis pour une date prochaine, et ajouta :
— Si Laure est encore ici lorsqu'ils viendront, je crains
que ce ne soit gênant, — au moins pour elle... Tu te souviens
de son arrivée ?
Comme Louise ne témoignait rien, il demanda :
— Est-ce que j'ai eu tort de faire ces invitations?
Louise fit un geste ennuyé :
— Cela ne m'amuse plus de voir ces gens, qu'il faudra
occuper, distraire...
— Voyons, dit-il, voyons! — la première fois avec un léger
accent de reproche, et ensuite comme s'il voulait s'adresser à
elle d'une façon très sérieuse.
Elle se redressa assez brusquement :
— Eh bien! continua Marc. Qu'arrive-t-il? Voilà que,
maintenant, tu ne veux plus voir personne!
Il ajouta avec une ironie assez douce, comme s'il avait
pénétré ses secrets motifs : « Tu veux, toi aussi, te cloîtrer? »
Elle le regarda d'un air inquiet,
— C'est Laure qui t'a donné ces idées, affîrma-t-il avec un
peu de brusquerie... C'était facile à prévoir du reste, reprit-il
d'un ton mécontent. Réponds-moi, n'est-ce pas vrai?
Elle fit un signe qui pouvait passer pour un signe d'acquies-
cement.
— Laure s'est mêlée de ce qui ne la regarde pas, dit-il avec
le même accent un peu âpre, qui offusqua Louise. Il n'est pas
difficile de reconnaître là sa main.
Il ajouta : « Je sais ce qu'elle est... »
Louise, levant la tête, répliqua :
— Je sais que tu le sais.
Il fut très étonné, fronça les sourcils, leurs regards se croi-
sèrent ; dans les yeux de sa femme il vit de l'indécision, de la
prière, un mystère bizarre. Il regretta soudain sa vivacité, ce
mouvement d'humeur. Ayant fait encore quelques pas, il vint
s'asseoir en face d'elle et aborda d'autres sujets, sur lesquels il
tenta vainement de retenir son attention.
Louise avait été froissée de ses paroles, afiligée aussi qu'il
eût de l'hostilité envers Laure et qu'il le laissât paraître. De
plus, les sentimens de Marc ne lui permettaient plus de douter
de l'imminence et de la nécessité d'une solution qui serait cer-
tainement pénible. Elle éprouva le désir très vif de se retrouver
près de Laure; ayant attendu quelques momens, elle sortit et
monta dans la chambre de sa sœur.
Laure était déjà couchée. Quand Louise entra, elle alluma
la lampe près d'elle et s'inquiéta de cette visite imprévue.
— Que s'est-il passé? demanda-t-elle.
Louise s'approcha, s'assit au bord du lit; puis, sans donner
d'explications, se mit à pleurer. Depuis la veille, elle avait
l'esprit et les nerfs tendus ; aussi ses larmes la soulageaient.
Laure, accoudée sur son oreiller, la regardait avec un regret
navré.
— Je ne te comprends pas, dit-elle. Ne te tourmente donc pas.
Elle ajouta :
— Écoute-moi. Dès que je ne serai plus ici, tu seras libre de
t'expliquer avec Marc à ta guise. Ainsi rien ne subsistera de la
gêne que causent en ce moment ici, soit ma présence, soit mes
confidences que tu es obligée de tenir secrètes.
54 REVUE DES DEUX MONDES,
Louise fit signe qu'il ne s'agissait point de cela.
Elle dit en secouant la tête :
— Marc ne me comprendra pas.
On entendit du bruit dehors, comme si de la pluie et de la
grêle battaient les murs et les volets. Laure en fit la remarque
que Louise ne releva pas ; elle se pencha vers Laure en mur-
murant :
— Laure, il ne faut pas me quitter I J'ai tant besoin de toi,
maintenant ! Je ne peux m'entendre qu'avec toi !
Laure fut émue. Elle dit:
— Marc n'aimera point que je reste.
Louise fit un signe de tête pour reconnaître que c'était vrai.
— Tu vois bien, conclut Laure.
Elle ajouta avec un sourire en indiquant le lieu de leur
entretien :
— Nous aurons presque l'air de tenir des conciliabules...
Louise haussa légèrement les épaules comme pour montrer
que peu lui importait ; puis elle dit :
— Si tu savais, Laure, comme je me trouve coupable envers
toi ! Maintenant que je connais ta vie, il me semble que tout ce
dont est composée la mienne est faux et usurpé ; c'est une sen-
sation de chaque minute, et, si elle s'étend sur l'avenir, je ne
saurai comment la supporter.
Elle ajouta :
— En comparaison de moi, tu étais d'une matière si pré-
cieuse...
Laure, voyant en elle tant d'émoi, déplora ses confidences de
la veille. Elle jugea bien que ce qui l'avait ainsi aftectée, c'était
moins les événemens eux-mêmes que le récit de ses volontés
secrètes, de ses expériences et de ses inquiétudes. Qu'avait-elle
besoin de lui parler ainsi?... Toute sa vie elle avait eu un cer-
tain désir caché de dominer les âmes d'autrui, d'y mettre la
marque de la sienne. Elle se l'avouait en ce moment et se le
reprochait. Longtemps après que sa sœur fut partie, elle con-
tinua à réfléchir. Dans ce désarroi où elle voyait Louise, elle se
faisait un scrupule de la quitter, et cependant, après ce qu'elle
avait ce soir-là observé et appris, il ne lui convenait plus de
demeurer. Elle ne savait quel parti prendre.
Elle resta dans le même embarras toute la matinée du lende-
main ; ensuite une circonstance survint qui trancha ses doutes.
LAURE. 55
Avant le déjeuner, elle était restée quelques instans seule
avec Marc dans la salle à manger, presque sans échanger avec
lui aucune parole. Ensuite Louise vint, s'excusant de son retard ;
elle se plaignit de migraine ; elle avait les traits fatigués ; après
le déjeuner, elle remonta de bonne heure dans sa chambre.
Comme Laure se disposait à aller dans le parc, Marc s'offrit à
l'accompagner.
Il s'était en effet proposé de lui faire quelques questions au
sujet de ce qu'il avait remarqué la veille, et il jugea cette occa-
sion favorable. Laure pressentit ses intentions.
Le temps était comme la veille, gris, froid, menaçant, le ciel
^tait chargé de nuages. Ils marchèrent un moment sur la
terrasse.
Marc éprouva de l'embarras à aborder un point aussi délicat.
Il dit qu'il avait, en arrivant, trouvé sa femme tout autre qu'à
son départ, distraite, préoccupée ; il demanda à Laure si elle
l'avait remarqué aussi, et si elle savait pourquoi. Elle fît un
geste évasif et ne répondit rien.
Il poursuivit, révélant cette fois sa pensée d'une façon plus
directe :
— Comme je ne pouvais comprendre ce changement, je me
suis demandé, Laure, si votre présence n'aurait pas eu sur elle
quelque influence imprévue? Est-ce que cette supposition vous
étonne?... En somme, il n'y aurait rien là d'extraordinaire, et
<^e pourrait être même sans que vous l'eussiez voulu.
Laure ne se hâta point de répondre, si bien qu'il crut qu'elle
ne dirait rien encore. Mais ensuite il vit qu'il s'était fait com-
prendre plus clairement encore qu'il ne l'avait imaginé. De sa
voix unie et calme, elle l'assura qu'elle n'avait pas le moins du
monde tenté de modifier les idées ni la manière de vivre de sa
sœur selon ses propres sentimens de piété.
— Non point, dit-elle, que je voie là un crime, mais enlin,
puisque ce n'est pas, j'aime mieux m'en justifier. Après quoi
pourtant elle se hâta d'ajouter qu'elle avait, la veille précisé-
ment, fait la même remarque que lui, de sorte qu'aussi la même
supposition lui était venue. En conséquence, elle ne doutait pas
qu'ils se fussent également rencontrés sur la conclusion à tirer
de cette circonstance, à savoir qu'il était préférable qu'elle
s'éloignât.
Son assurance tranquille déconcerta un peu Marc, qui pro-
56 REVUE DES DEUX MONDES.
testa; il dit qu'une telle résolution, qu'il devait conside'rer
comme motivée par ses paroles, le peinerait.
Laure le pria de se défendre de ce scrupule, répétant que,
avant tout reproche, elle était déjà persuadée autant que lui
des avantages de son départ.
Marc alors ne se défendit plus que faiblement, laissant devi-
ner, peut-être malgré lui, qu'il n'avait pas de répugnance véri-
table pour cette solution. De sorte qu'un moment de silence vint
où ils se sentirent tous les deux d'accord sur ce point.
Mais aussitôt Laure se trouva gênée. Après cette promesse
d'un prochain départ, quelle attitude avoir devant Marc jusqu'à
l'instant où elle quitterait la maison ? Pouvait-elle demeurer
avec dignité un jour de plus? Il lui parut que non et qu'elle
n'avait qu'à s'éloigner au plus tôt. Elle hésita une seconde à
cause de sa sœur... Puis, se tournant vers Marc, elle lui dit,
comme conclusion de sa réflexion silencieuse, que plus elle y
songeait, plus elle trouvait nécessaire de ne point rester, et
qu'elle s'en irait le soir même.
Cette seconde décision, radicale et précipitée, fut mal inter-
prétée par Marc. Il ne douta point qu'elle eût été piquée au vif
par ses paroles, et qu'elle cherchât, sinon à le lui faire sentir,
au moins à le mettre dans l'embarras en tirant de ses reproches
les conséquences les plus dures pour elle-même. Il fut, à son
tour, vexé. Il essaya d'expliquer mieux sa démarche et de
l'excuser. Laure l'interrompit aussitôt :
— Marc, je vous l'ai déjà dit : vous avez raison et je suis
entièrement de votre avis.
Elle était sincère, mais lui ne le voulait point croire. Bref,
ils ne s'entendirent pas.
Par dépit, il cessa de faire des objections à ce départ. Elle
demanda à quelle heure elle devait quitter la maison pour
prendre le train qui la mènerait à Paris. Il lui répondit qu'il
lui faudrait être prête à sept heures, que le coupé l'attendrait
à ce moment-là.
Gomme ils se séparaient, elle lui demanda s'il voudrait bien
prévenir Louise.
— Oui, répondit-il.
Laure alla du côté du parc et s'y promena quelques momens.
Son cœur, pendant plusieurs minutes, battit avec violence.
Elle sentait maintenant davantage le côté- pénible de cet entre-
LAURE. 57
tien. Cependant aurait-elle pu agir autrement? Non, elle avait été
contrainte par les circonstances... Donc, dans quelques heures
elle ne serait plus ici.
Marc s'était dirigé du côté des écuries, à la recherche du
cocher; là il donna des ordres pour que la voiture fût prête à
l'heure dite. Puis il voulut se rendre près de sa femme pour la
mettre au courant de ce qui s'était passé ; il rentra dans la
maison ; mais lorsqu'il fut au pied de l'escalier qui menait à
la chambre de Louise, il s'arrêta perplexe. N'eùt-il pas mieux
valu que Laure se chargeât de la prévenir? Si lui-même racon-
tait l'incident, Louise, quoi qu'il fit, serait persuadée qu'il avait
voulu, provoqué peut-être ce départ? Il hésita un moment; puis,
se persuadant que Laure ne pouvait tarder d'aller trouver sa
sœur, il abandonna le dessein de cette explication difficile et
se rendit dans son bureau.
Cependant, une fois là, il se dit : « En somme, si Louise
pense que je suis cause de ce départ, est-ce qu'elle se trompera
tant? Est-ce que ce n'est pas la vérité, après tout? » Il eut des
remords. Il se rappela tout ce qu'il avait dit à Laure jadis; vrai-
ment, il n'eût pas dû se donner même les apparences d'un tel
tort. Il songea encore que si Laure n'avait point fait l'abandon
de sa fortune, sans doute à la mort de Maximilien, elle aurait
eu en héritage cette maison qu'elle allait quitter ce soir... Et
cependant, devait-il, lui, pour ces motifs, s'interdire la moindre
observation si elle était cause de désunion entre sa femme et
lui? Non, son droit était bien certain... Irrité à la fois contre
elle et contre lui-même, il marcha longtemps dans la pièce d'un
pas nerveux.
Laure se promena quelques momens dans le parc; puis,
lorsqu'elle se fut remise de son premier trouble, elle monta chez
elle. Il était déjà plus de trois heures. Elle sonna une femme de
chambre, qu'elle attendit vainement; elle s'occupa seule à pré-
parer son départ. Elle fit sa malle ; lentement, méthodiquement
elle rangea ses affaires, s'appliquant à retenir ses pensées sur
cet unique souci, matériel et présent, et se gardant par cette
occupation contre des réflexions trop graves. Beaucoup de temps
passa ainsi; avant même qu'il fût cinq heures, sous le ciel bas
le jour s'obscurcit, et le soir fit glisser ses ombres dans la pièce.
Elle regarda au dehors : sur la façade de la maison, qu'elle aper-
cevait de biais, des fenêtres s'éclairèrent çà et là. Le vent pas-
58 REVUE DES DEUX MONDES.
sait par bourrasques sur le parc, faisant ge'mir les arbres ; par
momens, dans le jour finissant, la neige et la grêle tombaient
en averses brusques, et de leur chute oblique et violente voi-
laient le paysage comme un rideau. Un chagrin douloureux se
leva dans le cœur de Laure; elle s'approcha de la fenêtre et
appuya son front contre la vitre, comme font les enfans tristes
par les jours pluvieux.
Elle pensa à sa sœur... Pourquoi Louise n'était-elle pas
venue ? Elle l'avait peut-être froissée par sa décision soudaine ?
Est-ce qu'il lui faudrait la quitter mécontente et glacée ? Du
reste, elle ne la reverrait sans doute pas avant bien longtemps ;
qui sait? elle ne la reverrait peut-être plus?... Et elle-même,
où serait-elle demain ? Son cœur se serra, une inquiétude
sourde et tragique envahit son âme, elle éprouva le besoin im-
périeux d'aller vers sa sœur, de passer à côté d'elle les brefs
momens qui la séparaient encore de ce départ irréparable et
qu'elle avait voulu.
Elle sortit de sa chambre, descendit l'escalier et se rendit
dans le salon, où elle pensait trouver Louise. Elle entra : les
deux pièces étaient vides ; elles étaient éclairées comme chaque
soir; elles avaient un air inhabité, sous la lumière immobile,
dans le silence morne. Laure les traversa rapidement, presque
émue, et gagna une salle du rez-de-chaussée où le petit garçon
avait ses jouets et où il passait la plus grande partie de son
temps. Elle entr'ouvrit la porte : Louise n'était pas là non plus;
au delà d'un vaste espace d'ombre, elle aperçut dans le fond de
la pièce l'enfant avec sa bonne, sous la clarté d'une lampe.
Elle voyait de face son visage entouré de cheveux blonds. Il était
debout, il appuyait les coudes sur les genoux de sa bonne qui
était assise; et, les mains sous le menton, il levait vers elle ses
grands yeux limpides avec l'air d'écouter une paisible histoire.
Laure referma la porte sans entrer.
Elle se dit que sans doute Louise n'avait pas quitté sa
chambre de l'après-midi. Elle s'y rendit et en effet la trouva
là. Louise, dans un angle près d'une fenêtre, était étendue sur
un divan qu'une étoffe orientale couvrait de ses plis. La pièce
assez vaste était garnie de tentures rares, de meubles anciens
et de bibelots; par terre, au pied du divan, était étalée la peau
d'un ours à la gueule énorme, près de laquelle une haute
lampe au globe dépoli posait son pied de cuivre mince et tordu.
LAURE. 59
Louise tenait à la main un livre qu'elle ne lisait pas. Quand
Laure se fut approchée d'elle, elle se souleva un peu, et, en
môme temps qu'elle lui prenait la main, elle lui dit avec une
expression de regret, affectueux et peiné :
— Pourquoi m'as-tu laissée seule cet après-midi ? J'ai souffert
de la tête tout le temps... Maintenant je vais un peu mieux ..
Laure fut très étonnée de cet accueil si calme.
Elle demanda :
— Marc est venu ?
— Non...
— Gomment! s'écria Laure. Marc n'est pas venu?
Elle recula d'un pas et devint pâle.
Louise, subitement effrayée, se leva :
— Pourquoi? Qu'y a-t-il? demanda-t-elle.
— Ce qu'il y a, Louise ? Mais je pars...
— Quand donc ?
— Tout de suite... G'est-a-dire dans deux heures... Marc
devait te prévenir...
— Tu pars ! Tu ne reviendras pas ?
— Non.
Louise resta quelques secondes immobile, regardant devant
elle avec un visage sombre. Elle murmura :
— C'est Marc qui a voulu cela...
— Non, Louise, je m'y suis déterminée moi-même.
— Oh ! Laure, ne me dis pas cela ! fit-elle avec un geste
véhément. Elle ajouta : — Du reste, je vous ai vus passer en
causant sur la terrasse, c'est alors que tout a été résolu, j'en suis
sûre. N'est-ce pas vrai ?
— Marc n'a pas demandé que je m'en aille, protesta Laure.
— Oh! naturellement, je comprends... Il ne t'a pas dit : Je
veux que vous partiez ce soir... ; c'est évident. Mais il t'a
parlé de telle manière que tu as dû t'y décider.
— Louise, je trouvais, moi aussi, que je ferais bien de m'en
aller... Tu le vois : je mets la discorde entre Marc et toi. Le
mieux est que je parte. La voiture m'attendra à sept heures.
— Non, tu ne partiras pas! dit Louise avec résolution. Tu
ne partiras pas, ou, du moins, pas ainsi...
Elle ajouta :
— Ne me quitte pas : que ferai-je ensuite?... Et toi, où donc
iras-tu? quoi ! dans cette froide maison où je t'aie vue un jour?
60 REVUE DES DEUX MONDES.
Très animée, elle dit encore : .
— Marc s'est mal conduit envers toi, au point qu'il n'a pas
osé venir me le dire; cela m'étonne même de sa part... Je te
demande pardon pour lui : mais tout ce qu'il pourra faire de
blessant à ton égard sera réparé par moi.
Laure lui dit :
— Laisse donc cela, ne te tourmente point!
Elle crut bien faire en ajoutant que rien ne l'obligeait à
s'éloigner le soir même.
Louise sonna; sa femme de chambre vint, et, ayant ouvert la
porte, resta debout dans l'embrasure.
— Allez dire, commanda Louise, qu'il est inutile d'atteler le
coupé : mademoiselle Laure ne partira pas.
La femme de chambre, peut-être surprise du ton impératif
de Louise, attendit un instant, répéta l'ordre, puis sortit. Elle
alla trouver le coeher, auquel Marc avait parlé, et lui transmit
les instructions nouvelles; lui, ayant reçu un ordre de Marc,
voulut tenir de lui aussi ce contre-ordre. C'est pourquoi, après
conciliabule, la femme de chambre se rendit auprès de Marc,
qui était toujours dans son bureau.
Marc lui fit raconter exactement ce qu'elle avait vu et ce
qu'on lui avait dit.
— Madame vous a commandé de me prévenir?
— Non, monsieur.
Cette circonstance le froissa. Il se représenta bien ce qui avait
dû se passer. Il ne tenait nullement à ce que Laure partit ce
jour-là ; mais il comprit qu'il avait eu grand tort de ne pas aller
trouver sa femme à l'issue de leur conversation, et, pour ne pas
laisser la situation s'aggraver davantage, il se rendit auprès
d'elle aussitôt.
Dès qu'il fut entré dans la chambre, où toutes deux se trouvaient
encore, Louise, s'avançant de quelques pas, lui dit avec vivacité :
— Tu viens savoir pourquoi Laure ne s'en va point?
Marc se tourna vers Laure et lui dit :
— Voyez, c'est la première fois, depuis des années, qu'entre
ma femme et moi s'élève une discussion grave. Reconnaissez-y
la vérité de ce que je vous disais. Cependant, Laure, vous devez
en convenir, je n'ai point demandé que vous vous sépariez de
nous : cela, pourquoi Louise ne le sait-elle pas?
Laure allait répondre, maisLouise,avantelle, s'adressa à Marc:
LAURE. 61
— Il importe peu que tu aies, en causant avec Laure, dit au
juste ceci ou cela, puisque je sais qu'en réalité tu désirais son
départ, et du re^te tu ne t'en es point caché.
Marc la reprit assez doucement, disant qu'elle ne devait point
tenir ce langage; puis, avec plus d'autorité, il dit qu'il avait en
effet craint de voir régner dans sa maison les sentimens et les
idées de Laure, idées qu'il avait connues autrefois, qu'il jugeait
dangereuses et qu'il n'aimerait pas voir à sa femme. C'est à ce
sujet seulement qu'il avait voulu poser une question à Laure ;
s'il s'était trompé dans ses suppositions, rien n'était plus simple
que de le rassurer.
— Non, Marc, dit Louise d'un ton résolu, tu ne t'étais pas
trompé.
— Louise, oh! je t'en prie, dit Laure comme pour lui re-
procher cette parole, et l'empêcher de poursuivre... Elle avait
remarqué que la figure de Marc s'était contractée et embrunie;
et elle voyait avec anxiété ce conflit dont elle était cause croître
et se dérouler autour d'elle sans qu'elle pût rien pour l'apaiser.
Elle était restée un peu en arrière, debout à côté de la lampe.
Mais Louise ne l'écouta pas, et, les yeux pleins de flammes,
continua, avec cette même exaltation dont Laure, depuis deux
jours, avait vu plusieurs fois les signes.
— Non, tu ne t'es pas trompé, tu as deviné juste... Je n'ai
pas passé toute ma jeunesse à côté de Laure sans qu'il me
soit resté d'elle un long souvenir; que j'en aie quelquefois
souffert, c'est possible ; que parfois, à cause de cette influence
cachée, j'aie eu de l'ennui et des larmes, c'est possible encore;
et souvent je ne savais pourquoi... Mais, maintenant, je ne pour-
rai plus oublier; c'est vrai, il est trop tard, je suis attachée
à elle, tu ne te trompais pas. Mais, écoute-moi, il est autre chose
encore qui fait qu'il me serait impossible de donner tort à ma
sœur et de consentir à ce qu'elle soit contrainte de s'en aller
d'ici comme il a failli arriver ce soir à cause de toi... Gela, un
jour tu l'aurais regretté toi-même. Oui, tu l'aurais regretté;
Marc, au lieu de t'irriter, remercie-moi.
— Oh! Louise, je t'en prie! dit de nouveau Laure, inquiète
de son ton ardent et ne sachant où pouvait l'entraîner le mou-
vement de ses paroles et de ses pensées.
Mais elle ne l'écouta point.
— Oui, quelque chose fait que ce départ brutal est révoltant,
62 REVUE DES DEUX MONDES.
impossible, que je ne peux pas l'accepter; quelque chose que
tu as ignoré sans doute et qui fait que cela ne se peut pas...
A ces mots, Laure effrayée se rapprocha d'elle.
— Mais, Louise, que veux-tu dire ? Est-ce ce que je t'ai raconté ?
Elle ne voyait pas de lien entre cet événement et la situation
présente. Elle saisit le bras de Louise et s'adressant à elle avec
vivacité :
— Je t'en supplie, tais-toi! Tu m'avais promis le silence...
— Mais pourquoi cacher cela? Il faut bien que je m'explique
au contraire, car c'est l'heure ou jamais...
— Gomment! c'est donc vrai?... Oh! Louise, tais-toi! Je t'en
supplie, tais-toi 1 Ces paroles que tu veux prononcer, tu ne
pourras plus les réparer ; je suis sûre que tu les regretteras.
Je t'ai prévenue déjà : un abîme sera creusé entre vous et moi;
c'est un éternel adieu!...
Malgré ces supplications de Laure, Louise, en quelques
phrases rapides et décidées, dit à Marc à quel prix leur mariage
s'était fait. Dès les premiers mots, Laure avait reculé de quel-
ques pas, jusqu'à ce coin plus éclairé où elle avait trouvé Louise
en arrivant. Marc, déconcerté, se tourna vers elle, comme s'il
sollicitait une protestation ou un démenti. Elle resta immobile.
Il murmura, après quelques secondes de silence :
— Louise, je pense, comme Laure, que tu ne devais rien dire...
Elle répliqua :
— Mais tu m'y as obligée...
Elle reprit avec éclat :
— Oh! c'est que tu ne me comprends pas... Il ne s'agit point
de toi, Marc : je n'ai pas voulu te faire de reproches, même pour
ce qui s'est passé ce soir; non, ce n'est point cela. Seulement,
représente-toi ce que je fus, moi, en cette circonstance, moi qui
suis venue, ne me doutant de rien, ou plutôt, égoïste, aveugle,
et qui ai été cause pour Laure d'un si profond changement; elle
ne m'en a point voulu pourtant, et s'est au contraire sacrifiée
pour me rendre heureuse... Alors, le sachant maintenant, puis-
je consentir à ce qu'elle subisse quelque offense ici? Est-ce que
je peux ne pas me révolter? Tu me comprends, à présent... Non,
je te le répète, Marc, ce n'est pas que j'aie eu l'idée de te blâ-
mer en quoi que ce fût, je ne pensais pas à cela; je ne pensais
même pas à toi; sinon, j'aurais peut-être, en effet, préféré ne
rien dire. Mais moi! vois donc! moi, qui suis toute chargée de
LAURE. 63
sa solitude, puis-je ne pas me demander seulement où elle va
aller? Puis-je la laisser partir ainsi, brusquement, par cette tem-
pête et cette nuit? Songe, songe à moi...
Laure, après un premier moment d'extrême embarras, s'était
redressée avec fierté. Au contraire, l'attitude de Marc manifesta
l'incertitude et un grand malaise. Son premier mouvement
avait été tout de surprise et de regret ; mais bientôt après, dé-
couvrant les conséquences de cette révélation soudaine, il
éprouva aussi de la contrariété et du dépit, car il se vit, en cet
instant décisif et qui commandait l'avenir, obligé de s'incliner
devant Laure, de s'effacer, de céder, quoi qu'il pût penser du
présent. Tout d'abord, s'étant tourné vers elle, il lui avait dit,
d'une voix émue et qui tremblait un peu :
— Certes, il eût mieux valu mille fois que je quitte moi-
même cette maison plutôt que vous en laisser partir mécontente
et blessée... Ensuite, ses phrases se succédèrent, isolées, coupées,
hésitantes :
— En tout cas, je n'augmenterai pas mes torts envers vous.
Jamais je ne vous reprocherai plus rien... Louise a eu raison
de m'instruire.
Il s'arrêta, puis, comme s'il se reprenait et comme si sa pensée
plongeait en des perspectives graves et lointaines, il ajouta :
— Il faut l'en remercier peut-être, ou bien peut-être il eût
encore mieux valu plus d'oubli...
— Non, dit Laure, il ne faut pas blâmer Louise. Mais ses
paroles iront à l'encontre de ce qu'elle voulait : elle a eu t,ort
de briser un silence qui seul pouvait permettre encore de diffé-
rer nos adieux; maintenant, l'heure en est venue.
— Oui, reprit Marc, pensif et convaincu, il est vrai, l'heure
en est venue.
— Pourquoi? dit Louise avec vivacité en s'adressant àLaure.
— Oh! Louise, voyons!
Elle fit un geste qui allait d'elle à Marc, pour indiquer qu'à
cause de ce qu'il savait sur elle, elle ne pourrait demeurer
désormais auprès de lui. Louise ne dit plus rien : de sorte que
cette nécessité d'une définitive séparation, qu'elle avait voulu
écarter et qui pourtant depuis deux jours ne cessait de s'affir-
mer et de grandir, maintenant planait au-dessus d'eux, percep-
tible pour chacun, exigeante, pressante, inévitable; et la même
question oscilla dans l'âme de tous : Qui donc va dire adieu?
64 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelques secondes passèrent, lourdes d'attente et d'immobi-
lité : puis Laure allait parler, mais Louise, d'une voix à la fois
timide et nette, murmura :
— Laure ne partira pas...
— Louise, c'est donc moi qui m'en irai? dit Marc, comme
pour lui reme'morer la portée immense d'un pareil choix.
Mais ces paroles ne l'arrêtèrent point. Au contraire, d'un
mouvement spontané, elle ouvrit les bras, les tendit vers Laure,
et elle s'avança vers elle en disant :
— Non, Laure ne partira pas! Non! car j'ai trop besoin
d'elle : elle sait bien pourquoi... Elle seule au monde peut
savoir pourquoi...
Elle traversa une partie de la pièce et vint jusqu'auprès de
Laure, qui, craintive et désolée, regardait dans ses yeux une
flamme merveilleuse. Elle serra Laure dans ses bras.
Marc répéta, non sans amertume :
— Par conséquent, tu en as décidé, Louise : c'est moi qui
m'en irai.
Laure avait senti qu'elle ne pouvait, en ce moment, repous-
ser sa sœur sans lui causer une déception capable de la briser.
Elle-même, d'autre part, ne se défendait point d'un sentiment
de reconnaissance pour cet élan d'amour profond; aussi elle ne
fît que murmurer plusieurs fois le nom de Louise, comme si
elle la suppliait de prendre garde et de réfléchir.
Mais Marc l'interrompit :
— Non, Laure, cessez cet appel. Il est trop tard maintenant :
à quoi bon ajouter un seul mot, puisque, entre vous et moi, il fal-
lait choisir et puisque ma femme a choisi? Quand il me serait
donné de rester, de quel prix pensez-vous que ce puisse être
pour moi à présent? Non, n'offrez rien ni ne demandez rien;
je pars. Et, du reste, jugez-en : maintenant que vous avez passé
entre nous, que me servirait encore d'être ici ?
En prononçant ces derniers mots, une sourde irritation fit
frémir sa voix, malgré sa volonté bien arrêtée d'avoir des égards
pour Laure. Pour elle, elle ne douta pas que Louise l'eût cruel-
lement blessé, et elle devina qu'en cette minute, il les enveloppait
l'une et l'autre dans un égal ressentiment. Louise s'en rendait
compte aussi, et s'écartait de lui d'autant plus.
Maintenant, épuisée d'émotion, elle s'appuyait contre sa
sœur, comme si elle s'était tout entière remise à elle.
LAURE. 65
Marc poursuivait :
— Restez donc avec Louise... Puisque vous me l'avez donnée,
reprenez-la...
Il ajouta :
— Ou plutôt, que dis-je? c'est déjà fait! Vous l'avez reprise
déjà. Notre union, peut-être, méritait plus de respect, quoi qu'on
y put critiquer. Mais je ne me permettrai même pas de me
défendre contre vous; je vous l'ai dit: je m'en dénie le droit. Il
est juste et naturel que ce soit moi qui m'éloigne; c'est mon
tour, Laure. Et puis, la maison est à vous : j'aurais eu honte
s'il vous en avait fallu sortir à cause de moi.
Laure ne tenta point de répondre : il lui parut que tout
effort serait vain pour empêcher la situation de se dénouer
suivant sa nécessité présente. Mais déjà elle se promettait de
s'appliquer par la suite à réparer ce désordre né de ses actions
passées. Marc sans doute pensa lui-même que cet adieu n'était
peut-être pas irréparable.
— Laure, vous réfléchirez, dit-il avant de s'éloigner.
— MarcI dit-elle, il ne s'agit point de moi... Attendez, la
paix reviendra...
Marc déclara qu'en partant il emmènerait son fils. Louise, à
ces mots, se redressa, comme pour la prendre à témoin que
c'était là une chose abominable.
Mais Laure, dont la pensée était tournée déjà vers l'avenir,
estimant que Marc emportait le gage le meilleur d'une réconci-
liation future, et, d'autre part, craignant peut-être pour l'instant
des paroles trop vives, empêcha Louise de protester.
Marc dit :
— Je sais, Laure, que si vous m'en priiez, je le devrais
laisser. Mais comprenez que, si je vous l'enlève, ce n'est point
pour vous offenser, ni pour olfenser sa mère. Seulement, j'aurais
un scrupule à vous le confier : il aura d'autres maîtres que vous.
Elles restèrent seules.
Un temps assez long passa. Laure se demandait si Louise
n'aurait pas un regret, si elle n'allait pas, par un brusque retour,
empêcher ce qui s'accomplissait. Elle attendait, n'osant rien
dire, la regardant. Mais Louise, assise, immobile, les yeux un
peu vagues, semblait presque distraite du présent.
On entendit une voiture rouler sur le sable de la terrasse.
Louise alors tressaillit; elle se redressa, comme si elle était
TOME XV. — 1913* 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
ramenée tout à coup au cœur d'une réalité qui la blessait. Elle
se leva, elle alla jusqu'à la fenêtre qu'elle ouvrit ; le vent
bruissait dans la nuit noire. Elle se pencha; elle ne vit rien.
Elle revint s'asseoir; puis, comme comprenant maintenant
mieux ce qui s'était passé, elle se mit à pleurer.
Elle attira Laure près d'elle ; elle demanda :
— Ai-je eu tort ?
Laure, debout près d'elle, pour le moment désireuse avant
tout de la consoler, dit :
— Rappelle-toi qu'au lieu d'eux ce serait moi qui partirais...
Louise dit :
— C'est vrai. -C'est vrai...
Et elle ajouta : (( Il ne me reste que toi ! »
Par la fenêtre encore ouverte, un grand coup de vent téné-
breux entra, qui fît vaciller la lumière des lampes, jeta des^
gouttes de pluie sur le parquet brillant, remua les rideaux efc
alla secouer dans un vase une gerbe de fleurs d'oii tombèrent
quelques pétales.
Près de sa sœur, inclinée, pleurant, dans cette pièce qui
venait d'être témoin de cette scène violente, Laure sentit avec
un frisson passer ce souffle destructeur, venu des profondeurs
de la nuit, et où il lui sembla reconnaître une puissance
tragique et familière.
Louise lui dit :
— Vois : à présent, je te suis soumise, je suis pareille à toi.
Est-ce que pour toi ce n'est pas beaucoup ?
Elle ne doutait point d'une réponse affirmative. Mais au
contraire, cette question fit faire à Laure un retour très grave
sur elle-même : non, elle ne tenait plus à cette domination sur
les âmes; non, elle n'aspirait plus à cette souveraineté autre-
fois si précieuse. Déjà, la veille, elle s'était reproché ce penchant
ancien et secret: et depuis, s'était encore élargi son savoir !
Aussi elle dit à mi-voix, suivant un sentiment intérieur plus
encore qu'elle ne répondait à la question posée :
— Non, Louise, je ne suis plus ainsi...
XI
Le lendemain matin, quand Laure descendit de sa chambre,
elle fut frappée de l'aspect de la maison. Aucune animation,.
LAURE. ai
point de bruit ; partout quelque chose de glacé et d'inquiet.
Non que le train ordinaire de la vie fût dérangé ; les domes-
tiques vaquaient comme de coutume à leurs occupations, mais
silencieusement, avec l'air de craindre ou d'épier. Ils n'avaient
guère pu manquer d'interpréter le brusque départ de Marc
comme une rupture entre sa femme et lui, et avaient dû sup-
poser que Laure n'était pas étrangère à cette circonstance. Elle
crut entrevoir ce soupçon, mêlé peut-être d'un secret reproche,
dans quelques regards rapides qui heurtèrent le sien... Emue
par ce morne accablement, qui semblait atteindre jusqu'aux
choses mêmes, elle sortit et se promena un moment sur la ter-
rasse. Ces effets de sa présence, visibles autour d'elle, cette
sourde accusation éparse faisaient venir de toutes parts et peser
sur sa conscience un sentiment très poignant de responsabilité.
Ce sentiment était si puissant qu'il l'enveloppait tout
entière, pénétrait jusqu'à l'intime de son être. Car elle se disait
que, si elle était cause de ces événemens pénibles, cependant ils
s'étaient accomplis en dehors d'elle, non seulement sans qu'elle
les eût conduits, mais encore sans qu'elle y eût librement par-
ticipé : c'est pourquoi elle se voyait coupable, non dans sa
volonté, mais bien plus profondément, dans sa nature même...
Ainsi pensait-elle, tandis qu'elle marchait en face de la maison
inerte aux volets mi-clos, dans la brume légère de cette ma-
tinée sans soleil.
Elle était venue ici quelques semaines plus tôt comme pour
une tentative nouvelle : oui, après cette misère intérieure ren-
contrée aux extrêmes de la solitude et du renoncement, elle
avait désiré savoir si elle trouverait un peu plus de bien-être au
milieu des personnes qui avaient accepté la vie avec simplicité.
Mais de cette expérience qu'était-il résulté ? ce qu'elle avait
devant les yeux, ces signes de malheur sur cette maison, entre
toutes la plus chère, où elle avait passé.
Donc elle voyait que, de quelque côté que s'adressât son âme,
elle était vouée à un échec total.
Cette constatation, quoique très amère, ne la révolta point ;
elle s'y soumit comme à une nécessité désormais inéluctable. Il
lui apparut avec évidence qu'elle avait pour ainsi dire apporté
en naissant et ensuite traîné partout un certain savoir sur la vie
qui était un savoir dangereux. Sur cette connaissance fatale, à
la fois science et inquiétude, elle avait osé ici, devant des yeux
68 REVUE DES DEUX MONDES.
préparés à bien voir, faire des confidences trop secrètes et lever
un coin de rideau : mais, à l'avenir, elle ne voulait plus
répandre autour d'elle le trouble qu'elle ressentait.
Une chose cependant lui demeurait presque inexplicable :
comment se faisait-il qu'elle, voyageuse lasse d'elle-même, désa-
busée, portant dans le cœur cette sorte de désenchantement des
choses éternelles, fatiguée des rives lointaines, comment avait-
elle pu, sans le vouloir, et presque malgré elle, susciter tant
d'enthousiasme pour ce qui l'avait déçue ? Il ne suffisait pas de
mettre en garde, de prévenir I Rien ne servait, ni l'expérience
d'autrui, ni aveux, ni avertissemens, ni conseils I C'était un
mal qui rayonnait de ses pensées : si elle voulait l'épargner à
d'autres, elle devait se taire rigoureusement, ne plus rien laisser
transparaître de sa nature profonde, enfermer dans un silence
unique à la fois espoirs et désillusions, les désiçs et les larmes.
Oui, auprès de sa sœur, telle était la conduite qu'elle devait
désormais tenir : plus jamais elle ne laisserait sur ses actes ou
ses paroles glisser un reflet de ses sentimens intimes et véri-
tables... Elle se promit de se tenir strictement à ce dessein
durant les jours suivans, mais sans soupçonner encore durant
ces premières minutes combien, pour cette épreuve, il lui
faudrait de courage et même de dureté.
Au cours de cette matinée, elle se rendit près de sa sœur,
qu'elle trouva prête à sortir. Elle lui dit qu'elle était levée
depuis longtemps, qu'il y avait dans la maison une pénible
atmosphère de mélancolie, qu'elle avait été surtout attristée de
l'absence du petit garçon. Une ombre passa sur le visage de
Jjouise, qui souffrit non seulement de ce que disait Laure,
mais surtout qu'elle le dît. Elle s'étonna de ce changement dans
ses manières. Ainsi commença cet obscur et douloureux conflit.
Laure ne modifia pas extérieurement ni même visiblement
son attitude envers sa sœur : mais elle eut désormais l'air de
ne rien savoir des sentimens qui l'avaient troublée. Gela sans
affectation, sans parti pris apparent : elle ne se dérobait point
aux questions, parlait du même ton qu'auparavant ; ce n'étaient
que des altérations insensibles, un léger changement de
nuances comme si toutes ses pensées à la fois étaient devenues
d'un degré plus vulgaires. S'il était question de la scène de la
veille, elle paraissait n'y voir qu'un incident assez commun,
regrettable du reste, et auquel elle était affligée d'avoir donné
LAURE. 69
occasion : mais rien ne témoignait qu'elle en eût connu le sens
véritable. Sans cesser d'être airectueuse, elle écartait cependant
doucement la tendresse vive de sa sœur, arrêtant de loin
tout élan, évitant toute parole qui eût pu permettre à des sen-
timens d'ordre profond de se produire et de s'exprimer; enfin,
après avoir provoqué ce grand ébranlement d'àme, ne le con-
naissant et ne le reflétant plus qu'à la façon d'un miroir défec-
tueux qui diminue et qui déforme.
Louise en ressentit de la gêne et un malaise cruel avant
même qu'elle eût compris pourquoi. Puis, peu à peu, son
inquiétude s'éclaira, grandit; ne percevant aucun signe des
intentions de Laure et très éloignée de pénétrer son silence, au
cours même de cette première journée, elle vint à se demander
s'il serait vrai que sa sœur eût cessé de la comprendre.
Laure, qui voyait son chagrin, lui dit que de plus en plus elle
se repentait de lui avoir laissé connaître les événemens survenus
huit années plus tôt; mais Louise murmura, hochant la tête :
— Non, Laure, non... Il ne s'agit plus de cela.
Mais elle ne savait comment s'expliquer.
Laure, à plusieurs reprises, lui dit qu'elle la remerciait
d'avoir voulu à tout prix lui éviter un départ qui eût pu paraître
humiliant; et elle ajouta une fois :
— Mais certes, à présent, je m'en irai sans qu'il puisse venir
à l'idée de personne que j'y ai été contrainte.
A ces mots, Louise dit d'une façon un peu brusque et
amère :
— Gomment! Tu veux donc t'en aller?
Elle paraissait stupéfiée de cette perspective ; et Laure, au
contraire, sembla n'en avoir jamais envisagé d'autre.
Tout le long de ce jour, Louise chercha à provoquer des
paroles qui, tout au moins, porteraient sur la réalité de leur
situation présente ; mais elle n'y réussit pas. Laure, doucement,
sans éclat, réduisait ce que disait sa sœur à des proportions
sages et banales; son calme, sa sérénité indifférente ne se démen-
tirent pas et elle ne mettait pas à suivre son dessein assez
d'empressement pour le trahir.
Lorsque le soir, après dîner, Louise, tourmentée d'un effroi
nouveau, se trouva dans le salon seule en compagnie de Laure
qui ne disait rien, tout à coup, elle murmura :
— Laure, si tu pars, je veux m'en aller avec toi...
70 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette phrase, jetée timidement dans leur silence, avait un
accent de prière que Laure aurait dû entendre.
Distraitement, quoique d'une façon amicale, elle répondit :
• — Quelle idée! Tu n'y as pas réfléchi...
Apparemment, elle n'avait pas une seconde pris cette demande
au sérieux.
— Mais si, insista Louise, c'est ce que je veux...
Laure lui dit :
— Tu as donc renoncé à voir ton mari et ton fils? mais
comme si elle lui prêtait une opinion absurde, à laquelle il
n'était même pas possible de s'arrêter.
Louise, confuse, fut contrainte de répondre « non, » et
Laure l'abandonna sur cette contradiction; puis elle s'occupa
d'autre chose, sans paraître même garder la mémoire de ce qui
venait d'être dit. Cependant elle ajouta, d'une façon à la fois
détachée et nette :
— Lorsque je serai partie, Marc reviendra...
Louise, qui jugeait que sa rupture avec Marc était grave et
peut-être irréparable, ne répondit rien; mais à plusieurs reprises
elle secoua la tête tristement, elle pensa : « Non, décidément,
Laure ne se rend pas compte... Elle était là, tout s'est passé
devant elle, autour d'elle, et pourtant on dirait qu'elle a été
comme une étrangère; elle voyait, et c'est comme si elle n'avait
pas vu... Sinon, elle saurait bien que ce qu'elle dit et fait à
présent ne suffit point : mais moi, qui ai tant cru en elle, que
me reste-t-il désormais? » Sans doute, l'idée l'effleura que cette
réserve pouvait être méditée et voulue ; mais, quoi que ce fût
qui manquât, que ce fût compréhension, sympathie ou bonne
volonté, en tout cas quelque chose faisait défaut, sur quoi elle
avait compté absolument, sur quoi s'appuyait tout l'avenir. Ce
n'était qu'illusion, mirage! S'était-elle trompée à ce point? Et
elle avait tout sacrifié ! Ses idées couraient hâtives, et son imagi-
nation animée poussait sa déception à bout... Les mains posées
sur les bras de son fauteuil, elle regardait devant elle comme si
elle avait vu défiler des visions douloureuses, et toute son atti-
tude exprimait la lassitude et le découragement.
Mais Laure ne fit attention ni au regard suppliant que de
temps en temps elle jetait vers elle, ni à sa détresse, qu'elle
avait l'air de lui offrir. Certes elle voyait bien, mais elle était
résolue à demeurer près d'elle inflexible et ignorante, malgré sa
LAURE, 71
tendresse et sa pitié. Elle savait qu'à sa sœur tout manquait à
la fois; que ses enthousiasmes, ses élans vers ce qui lui appa-
raissait le plus noble et le plus haut, maintenant blessés, déso-
rientés, retombaient comme des chimères et des mensonges.
Et, cependant, il valait mieux, dans cette angoisse même, qu'elle
ne reçût ni aide ni conseil, afin qu'une heure arrivât où,
accablée de son attente vaine et la jugeant à jamais inféconde,
elle consentit à nouveau et se pliât au bonheur plus simple
qu'elle avait fui. Laure .se disait que, quand aurait sonné cette
heure d'amertume souveraine et d'oubli, elle s'en irait pour
toujours, et d'abord elle se rendrait près de Marc pour le prier
d'oublier de son côté et de revenir. . . Mais, pour cela, il était néces-
saire que Louise n'entendit pas un mot qui la secourût, que
pas une lueur ne brillât dans ses doutes, que pas un regard ami
ne traversât sa solitude : ainsi cette crise se dénouerait dans le
silence et la nuit, où seulement peut périr un mal profond.
Le lendemain, Louise, repliée sur elle-même, sombre, n'es-
saya même plus de la questionner, comme si déjà elle s'était
persuadée que toute tentative était perdue d'avance et qu'elle ne
pouvait compter sur elle. Et Laure, comme la veille, évita de
prononcer aucune parole qui porterait sur sa peine véritable.;
Mais elle eut besoin de toute l'énergie qu'elle s'était promise pour
ne pas faire un mouvement vers cette détresse où elle recon-
naissait la sienne. Car, elle aussi, avait jeté ce même appel dou-
loureux et vain; elle aussi, avait souffert d'une attente pareille
qui se blessait partout et qui dans tout l'univers ne rencontrait
nul écho, et il fallait maintenant que ce fût elle qui, à l'égard
d'une autre personne, réalisât ce refus et détînt ce silence !
Cependant il valait mieux que sa sœur fit en quelques jours
cette expérience décisive et brève, plutôt que d'être entraînée là
où elle-même n'avait jamais été satisfaite ni consolée. Mais quel
dur combat pour briser dans le cœur d'autrui les sentimens qui
lui étaient le plus intimes et le plus chers, pour les détruire
après les avoir fait naître ! Elle savait qu'elle écartait d'elle
à jamais la seule amitié qui fût selon son destin, le seul repos,
le seul bonheur pour elle. Plusieurs fois, elle se sentit proche de
sa sœur par la pensée, si pareille, si unie à elle, si voisine, si
aimante, qu'elle-même s'étonnait qu'il suffit, pour creuser des
abîmes, de cette apparence glacée.
Le jour suivant, elles sortirent ensemble l'après-midi. Louise,
72 REVUE DES DEUX MONDES.
intentionnellement, dirigea leurs pas sur les chemins de la col-
line ; et, ainsi, elles allèrent jusqu'à l'endroit où elles avaient
causé quelques jours plus tôt.
Le ciel était jusqu'à l'horizon uniformément triste et gris.
D'une voix résignée, douce, à peine plaintive, Louise dit :
— Tu vois, Laure, c'était ici, je ne l'oublierai jamais... Ici,
un jour, non seulement j'ai appris ce que tu as été jadis pour
moi, mais je me suis sentie transformée par ta présence, et,
pour ainsi dire, illuminée intérieurement. Ce jour-là, j'ai pensé
que, si tu le voulais, tu pourrais m'élever au-dessus de ce que
j'ai été jusqu'ici... J'ai cru cela, mais voilà qu'à présent, tu ne
m'entends plus; on dirait qu'entre nous une porte s'est fermée !
Cependant, à cause de toi, j'ai délaissé tout ce que j'avais. Je
me disais: Si j'agis ainsi, Laure sait pourquoi...
Sa voix s'attrista et elle ajouta en laissant tomber les mains :
— En me disant cela, je me trompais : Laure ne savait pas.
Ce reproche voilé et mélancolique n'ajoutait rien à ce
qu'avait deviné Laure. Elle ne répondit pas ; aussi Louise reprit
d'un ton qui, maintenant, insistait davantage :
— En vérité, il m'est difficile d'admettre que tu ne sais plus
ce que je veux dire : si tu me désapprouves, il vaudrait mieux
le laisser paraître, car même un reproche me serait précieux.
Tandis qu'en me refusant cette aide, tu laisses supposer qu'à tes
yeux, je compte à peine et que tu n'es occupée que de toi... Tu
ne songes qu'à t'éloigner ; tu as l'air de t'être désintéressée de
ce qui me concerne ; et peut-être cependant tu n'en as point le
droit autant que tu penses.
Sa voix s'était relevée, plus ferme et précise, presque accusa-
trice, et Laure crut y distinguer une nuance de ressentiment.
Elle ne répondit que sur le dernier point, avec indulgence, de
la façon dont on écarte un reproche injuste sans tenir rigueur
à celui qui l'a fait. Elle dit à Louise qu'elle avait tort de la
rendre responsable de ce qui s'était passé; elle n'était point
cause du départ de Marc, puisque au contraire elle avait fait son
possible pour s'y opposer.
Louise fit un bref signe de tête approbatif, qui était en même
temps presque dédaigneux, comme si elle indiquait qu'elle accor-
dait ce point, et, puisque c'était inutile, n'y reviendrait plus.
Mais elle répéta avec amertume l'une des questions qu'elle
avait déjà posées :
LAURE. 73
— N'est-ce point vrai que maintenant encore tu n'attends
que le moment de t'éloigner?
Et comme Laure, quoique émue, ne se hâtait point de
répondre, elle dit :
— Tu es dure, Laure...
Laure regardait la terre à ses pieds. Cette dernière parole
l'atteignit au fond de l'âme. Elle songea: « C'est vrai, Louise a
raison : plusieurs fois dans ma vie j'ai été dure; mais je sais
bien pourquoi : et précisément parce que je le sais je n'entrai-
nerai jamais personne dans ces voies de l'infini où l'on apprend
à être dure. »
Toutefois, délaissant ses pensées, elle se contenta de répondre
à la question posée par Louise :
— Avant de m'en aller, j'attendrai quelque temps si tu le
désires, cependant peu de jours, pour que Marc ne puisse rien
me reprocher.
— A cet égard, qu'importe le nombre de jours ! murmura
Louise, à la fois découragée et impatiente. Elle laissa ses yeux
errer au loin sur la plaine : « Comme la lumière est terne
aujourd'hui ! dit-elle ; à perte de vue, la plaine s'étend sous son
manteau sombre. »
Puis, ayant réfléchi, elle s'adressa de nouveau à Laure :
— Tu as l'air hautaine et détachée ; mais ce n'est qu'une
apparence ; en fait, tu n'es pas si assurée, et je jurerais qu'au
fond du cœur tu souffres et tu ne sais rien.
Presque impérativement, elle ajouta :
— Laure, regarde-moi !
Laure tourna lentement la tête vers elle ; Louise chercha à
lire dans ses yeux ; mais elle les trouva inertes, voilés, et son
regard s'y brisa.
« Non seulement je souffre et je ne sais rien, pensait Laure,
mais cela même je suis condamnée à ne le révéler jamais...
Ainsi d'autres souffrances passeront près de moi, même les plus
pures, les plus chères, même filles de la mienne, sans qu'il me
soit permisd'avoir pour elles une larme ou un regard d'amitié. »
Mais en même temps, comme Louise la dévisageait toujours,
elle lui dit :
— Pourquoi cherches-tu à lire ainsi au fond de mes yeux ? Les
crois-tu pleins de mensonges?... De quoi t'inquiètes-tu? Hélas!
pourquoi m'avoir, une fois après l'autre, menée sur cette colline?
74 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ni une fois ni l'autre je n'y suis venue en vain. Malgré
tout, malgré toi, quelque chose en demeurera...
Avec un accent désolé, elle ajouta, suivant la même pensée :
— Laure, puisque tu es ainsi à présent, il valait mieux ne
point venir, ne jamais entrer dans ma maison...
A ces mots, la figure de Laure se contracta péniblement;
elle acquiesça cependant aussitôt et dit :
— Certes, je le sais bien, il eût mieux valu.
Les deux jours suivans, elles ne se parlèrent presque pas,
Laure montrait la même humeur qu'auparavant, complaisante,
calme, et elle paraissait ne pas même remarquer que sa sœur
l'évitait. Maintenant, c'était Louise qui se tenait à l'écart,
ofiensée, morne, répondant à peine, voulant sans doute opposer
à l'indifférence de Laure une indifférence égale. Et pourtant,
dès le deuxième jour, Laure sentit que cette volonté hautaine
déjà cédait, fléchissait, s'inclinait, que sa sœur se rapprochait
d'elle, sans l'avoir comprise probablement, mais sans doute
émue à la longue et vaincue par la grandeur austère de son
silence.
Le soir de ce jour, assises comme à l'ordinaire dans le salon,
au milieu de la maison sans bruit, Laure parcourait yn journal
des yeux, et Louise était près d'elle, inoccupée. Or, elle sentit
que la main de Louise se posait doucement sur son bras; elle ne
bougea pas; elle entendit ces paroles lentes glisser devant elle
comme un souffle, chuchotées et distinctes :
— Laure, ma chère Laure, pour une fois réponds-moi donc...
Laisse-moi, pars si tu le veux, puisque aussi bien tu m'as déjà
abandonnée. Mais, je t'en supplie, au moins dis-moi si tu fais
exprès de ne plus me connaître ; car si je savais qu'il en est
ainsi, je me serais moins trompée et te pardonnerais mieux.
Laure ne prononça pas un seul mot, mais son regard se dé-
tacha de sa lecture, et, chargé d'un sens très lourd, s'arrêta
quelques secondes sur le visage de sa sœur ; ensuite ses yeux
plongèrent au loin dans l'ombre, droit devant elle et fixement.
A plusieurs reprises sa poitrine se souleva et sa respiration émue
fit un léger bruit; elle ne fit rien pour réprimer ce signe qui
la trahissait... Donc, Louise ne reçut aucune réponse, mais elle
vit ce regard immobile et elle entendit ce souffle pressé ; ce
fut assez pour qu'elle pressentit un monde d'intentions mysté-
rieuses; tout à coup persuadée, et peut-être repentante, elle se
LAURE.: 75
pencha dans une attitude soumise, inclinant sous le regard de
Laure la masse de ses cheveux noirs, tandis qu'elle laissait sur
son bras reposer encore une main tremblante.
Elles restèrent ainsi quelques instans, se comprenant à demi,
dans une sorte de trêve tacite, hors de la trame des incidens et
des heures. Mais pour rompre cette confidence muette qui déjà
débordait ses desseins, Laure se leva ; elle fit quelques pas dans
la pièce. Elle vit qu'elle était devenue libre, que sa sœur main-
tenant était docile et brisée : et elle faillit pleurer.
Elle dit :
— Louise, je partirai...
Bien que cette parole fût hâtive et presque brutale, elles n'en
eurent ni l'une ni l'autre l'impression précise, tant cette réso-
lution était enveloppée encore de ce qui s'était mystérieusement
passé.
Aussi Louise ne protesta point.
Après quelques secondes, Laure dit, presque comme si elle
commandait :
— Tu resteras ici, tu ne feras rien avant que je t'écrive.
Louise acquiesça d'un léger signe de tête.
Elle était restée assise; Laure s'approcha d'elle, posa la main
sur ses cheveux et demanda :
— Tu ne m'en veux point ?
Louise secoua la tête et dit :
— Non.
Laure, après ce commencement d'entente, avait craint d'être
désormais plus faible, et que, par cette première fêlure, bientôt
tout son secret ne s'enfuit. C'est pourquoi, voyant son départ
possible, elle s'était hâtée de le décider. De plus, elle savait que
Marc était, pour le moment, dans sa propriété de Vauxcelles,
située à une douzaine de kilomètres ; elle avait fait le projet d'aller
le trouver là : mais il pouvait s'éloigner d'un jour à l'autre...
Donc, le lendemain même elle quitta la Mettrie.
Vers une heure de l'après-midi, la Victoria qui devait l'em-
mener attendait devant le perron. Louise vint avec elle sur le
seuil. Les nuages ternes et froids de la semaine précédente
s'étaient écartés, le ciel était bleu; le soleil brillait; et, comme
elles passaient la porte de la maison, un souffle de chaleur jeune
et caressante vint glisser sur leurs visages. C'était de toute
l'année le premier jour véritablement beau; non point pareil
16 REVUE DES DEUX MONDES.
aux quelques après-midi lumineuses éparses sur le mois d'avril,
non plus cet éclat fragile et sec; mais il régnait dans l'atmo-
sphère une singulière douceur, pénétrante, neuve; dans le jardin
verdissant, chaque branche se parait de bourgeons, et on eût dit
qu'il était sensible à tous les êtres de la création que, après une
longue attente, cette fois le printemps s'était déclaré.
Laure descendait déjà les degrés du perron, Louise lui dit :
— Voilà que tu me délaisses et tu t'en vas dans cette lu-
mière...
Elle continua, regardant le jardin devant elle :
— C'est étrange comme, durant ces derniers jours brumeux,
tout a sourdement travaillé pour qu'éclate aujourd'hui ce tardif
printemps. Mais les maisons sont encore froides...
Laure, avant de se séparer d'elle, l'embrassa et lui demanda
d'avoir confiance. Louise retint sa main et lui dit :
— Une fois de plus il me faut savoir que je te retenais ici
par force et que tu n'y restais qu'à contre-cœur. Je saisj'impor-
tance de cet adieu... Mais laissons cela, n'en parlons plus :
j'accepte, je ne demande rien. Tu vois, je ne t'ai même pas ques-
tionnée sur ce que tu attendais de l'avenir pour toi ou pour
moi... Et cependant, reprit-elle comme la priant, songe une fois
à tout ce que tu emportes avec toi d'ici, et qui n'y sera jamais plus.
Elle accompagna ces derniers mots d'un geste navré, venu
du fond d'elle-même, et qui semblait désigner à la fois elle et
cette nature enchantée du printemps.
Laure monta dans la voiture, qui partit, gagna le village
sur les coteaux, puis descendit vers le pont pour passer l'Allier.
Arrivée là, Laure donna au cocher l'ordre de la conduire au
château de Marc, à Vauxcelles, au lieu de la mener à Moulins,
comme il avait été convenu précédemment. De sorte que le lan-
dau traversa la plaine, puis gravit les hauteurs qui la bordent
de l'autre côté.
Laure ne se retourna point pour voir la maison ni l'amphi-
théâtre de ses collines ; car, même en repoussant toute impression
du dehors, même close ainsi et repliée sur elle-même, elle avait
déjà peine à soutenir sa volonté et à empêcher ses pleurs. Il n'y
avait cependant autour d'elle que paix et universelle bienveil-
lance ; le vent qui courait sur les blés, en les courbant les ar-
gentait de reflets ; les arbres étaient pareils à des bouquets roses
ou neigeux; des fermes blanches aux toits rouges brillaient sur
LAURE. 77
le tapis de verdure fraiche chargée de boutons d'or, où elles
semblaient pose'es comme des jouets. Mais dans son cœur un
désespoir s'enflait, âpre, immense, plein d'abîmes, comme si
elle avait, en ces minutes, souffert de toute sa vie à la fois et
comme si le passé et l'avenir ensemble avaient convergé là, sur
ce moment qui fléchissait. La douceur épandue autour d'elle,
les clartés, les parfums, tant de nouveauté jetée sur ses adieux,
au lieu de l'aider, faisaient avec ses sentimens un contraste qui
les rendait plus amers. Elle avait sans doute conscience de
porter dans l'âme quelque chose de grand et que sa conduite M
avait le signe jusqu'en cette démarche dernière ; elle sentait
cette sorte de beauté sur elle, mais à la manière d'un crépuscule
aux lueurs extrêmes et tristes ; et dans cette voiture qui courait
sur les routes, elle se voyait chétive, accablée, misérable, comme
un point de détresse au milieu de la lumière infinie qui tom-
bait du ciel pur et revêtait les plaines.
Ce n'était pas cependant qu'elle s'inquiétât de l'accueil que
lui ferait Marc. Elle y songeait au contraire à peine, et avait
secrètement, à cet égard, une sécurité confiante. Et il était en
effet vrai, sans qu'elle put le deviner, que Marc, depuis quelques
jours, avait fait sur les derniers événemens des réflexions qui
préparaient sa venue et aplanissaient ses pas.
Dans sa solitude, il lui était venu des regrets de ce mouve-
ment de surprise et d'humeur qUi avait décidé de son brusque
départ ; il s'était reproché de n'avoir pas usé de ménagemens et
de patience. Il avait éprouvé un remords mélancolique en se
représentant de quel poids avaient pesé sur la vie de Laure les
journées d'autrefois, oii ils avaient été rapprochés; et ces mo-
mens à quoi, dans la suite de son existence, plus rien n'avait
ressemblé, où il avait été souvent étonné par ses paroles en
même temps qu'il y -voyait la marque d'une volonté haute et
magnifique, avaient à plusieurs reprises réapparu dans sa mé-
moire avec la fraîcheur d'un songe ancien.
La voiture qui conduisait Laure, après avoir longé quelques
instans le mur d'un parc, s'arrêta devant la grille du portail. On
apercevait à travers les barreaux un chemin où se penchaient
des arbres. Elle descendit de voiture et entra. Son cœur se mit
à battre à coups violens, et pourtant on eût dit qu'elle péné-
trait dans un asile de silence, d'ombre et de recueillement. Elle
suivit le chemin sous les branches retombantes, et arriva devant
73 REVUE DES DEUX MONDES.
le petit ehâteau Louis XIII aux ailes courtes, au toit d'ardoises,
qu'elle n'avait pas revu depuis les visites de son enfance. Les
fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouvertes; à l'une d'elles
apparut un vieux domestique, gardien de la demeure, pour le
moment occupé dans l'une des pièces, et qui avait été attiré
par le bruit de ses pas.
A sa question, il répondit que Marc était dans le parc avec
son fils, (( probablement au bout de la grande allée. » Elle se
souvenait que l'allée que depuis très longtemps on dénommait
ainsi était à la lisière du parc, du côté de la plaine, et qu'une
balustrade la bordait au-dessus des prairies inclinées.
Le domestique avait remarqué que chacun des derniers jours
Marc s'y était promené souvent. Or cet après-midi, en effet, il y
était venu de nouveau ; il s'était assis sur un banc, tandis que
son lils jouait dans le sable à ses pieds ; au bout d'un moment, ,
envahi de lassitude ou peut-être engourdi par la chaleur nou-
velle, il s'était étendu sur ce banc courbe et profond, puis, ayant
ramené et croisé les mains sous sa tête, peu à peu il avait fermé
les yeux dans un demi-sommeil.
Laure alla donc du côté qui lui était indiqué. Mais d'abord
elle se reconnut difficilement dans le fouillis des allées mal
entretenues. Dans les fourrés, où erraient ces allées étroites et
d'oii s'envolaient des oiseaux, une certaine obscurité régnait,
nou tant à cause des feuilles à peine naissantes que de la masse
des rameaux jamais coupés ; des ronces avançaient, qui accro-
chaient sa robe ; plusieurs fois, il lui fallut écarter des branches
avec la main. Un moment elle pensa s'égarer. Elle arriva au
bord d'un bassin dont elle n'avait nul souvenir. La surface de
l'eau était couverte d'une mousse vert clair et, à son approche,
de tous côtés s'y élancèrent des grenouilles. Elle s'arrêta,, ne
sachant plus comment se diriger. Plusieurs avenues conver-
geaient vers ce point : d'un côté imprévu, au bout de l'une d'elles,
elle aperçut, encadrée dans un ovale de lumière, une aile du
petit château aux briques rouges et blanches. Elle s'orienta
ainsi, et, s'enfonçant à nouveau dans les massifs, elle atteignit
bientôt la lisière du taillis. Elle en sortit et découvrit en face
d'elle toute la plaine ; et, quoique dans les premières secondes
elle fût éblouie par ce vaste horizon et par le grand soleil, elle
reconnut aussitôt à peu de distance l'allée nue et sans arbres
qu'elle cherchaitr.;
LAURE. 79
Elle s'approcha de Marc et de l'enfant, et, en s'avançant,
^lle s'étonnait que ni l'un ni l'autre ne la vit. Elle pensa bien que
Marc s'était endormi. Quant au petit garçon, il était penché
vers le sol avec un air très attentif; elle l'apercevait de profil;
ses boucles blondes tombant en avant sur ses joues cachaient
presque son visage. Venue près de lui, Laure découvrit avec
surprise que ce qui l'occupait à ce point était de retenir dans le
sable un lézard prisonnier. Il se redressa soudain ; d'abord un
éclair brilla dans ses yeux; cependant, au lieu de s'élancer vers
Laure, il se rapprocha de son père avec un air presque craintif.
11 s'appuya contre le banc, et un doigt au coin de la bouche, il
leva vers elle un regard étonné et très sérieux.
Elle vint jusqu'à côté de Marc, dont les yeux étaient toujours
clos.
Debout près de lui, elle remarqua une fois de plus combien,
depuis une huitaine d'années, ses traits avaient peu changé. Elle
resta là un instant, immobile, et sa poitrine oppressée se soule-
vait irrégulièrement.
Puis elle l'appela à plusieurs reprises; sa voix était basse, et
avait pourtant l'accent d'un appel qu'on jette à une personne
située à une distance très lointaine :
— Marc 1 Marc ! . . . Marc, éveillez-vous ! . . .
Marc dormait à peine; il se souleva, et, stupéfié de voir
Laure près de lui, il passa la main devant ses yeux, comme on
fait pour écarter les débris d'un songe.
— Oui, c'est moi, Marc, qui suis venue.... Vous ne m'atten-
diez pas ; vous avez peine h croire que c'est réellement moi qui
suis ici, mais je n'en suis point surprise, et vous me voyez en
elîet pour la dernière fois.
Marc, qui s'était levé, lui offrit de s'asseoir, elle accepta
parce qu'elle était très lasse. Le vaste paysage s'étendait devant
elle, un peu dissimulé par la balustrade qui bordait l'allée.
Gomme elle ne disait rien, Marc demanda pour quel motif
elle était venue; elle répondit :
— Ohl vous le devinez bien... Il suffit de me voir ici... J'ai
voulu vous demander de retourner près de Louise. Je ne tiens
plus qu'à cela. Vous le pouvez sans crainte à présent, car moi
je lui ai dit adieu, quoi qu'il ait pût m'en coûter, et je ne re-
viendrai jamais.
Après quoi, elle parut très accablée. Marc vit un reproche
80 REVUE DES DEUX MONDES.
dans ces mots, qui, en fait, n'en contenaient point. Il dit qu'il
n'avait pas souliaité ni demandé une solution si radicale et,
sans doute, si dure pour elle.
Mais elle secoua la tête :
— Si, si, c'est ce que vous avez demandé, ce que vous avez
désiré; et en cela, du reste, vous n'aviez point tort... Ce qui
serait mal de votre part, ce serait de faire expier à ma sœur son
affection pour moi; mais vous aviez raison de vouloir que je me
sépare d'elle, et c'est là ce qu'il fallait précisément.
Elle eut un geste d'extrême lassitude, comme si, en même
temps qu'elle faisait cet aveu, lui échappait la force qui l'avait
soutenue jusque-là, et maintenant s'épandait son chagrin long-
temps accumulé.
Marc vit des pleurs s'assembler au bord de ses yeux.
Avec remords et pitié, il regarda ces larmes qui, peu à peu,
débordaient des paupières et commençaient à glisser au long de
ses joues. Il remarqua qu'elle avait le visage pâle et fatigué; il
vit son buste mince, en ce moment un peu penché en avant,
dans un étroit corsage hoir ; tout à coup, elle lui parut infini-
ment fragile, faible, délicate, comme minée par quelque mal
impitoyable ; elle était frêle, courbée, il eut l'impression très
forte qu'elle avait, depuis des années, supporté une longue suite
de fatalités.
Très ému, il lui dit :
— Cette séparation vous coûte beaucoup et, peut-être, n'est
pas nécessaire... Est-il vrai que je doive vous affliger encore, et
être cause d'un malheur pour vous?
A cette brève allusion aux événemens d'autrefois, elle l'in-
terrompit avec un mouvement de lassitude :
— Ne vous accusez pas : vous ne pouviez rien... Tout ce qui
est arrivé, soit ces derniers jours, soit jadis, ne dépendait pas
de votre volonté.
Elle ajouta :
— Ce que moi-même j'ai fait dans ma vie toujours s'est dé-
cidé au-dessus de moi.
Elle prononça ces dernières paroles comme si elle était à
bout de porter un grand fardeau et faisant un geste vague pour
montrer qu'en elïet quelque] chose s'accomplissait au-dessus
d'elle.
— Laure, puis-je quelque chose pour vous? dit Marc avec
LAURE. 81
élan... Je vous promets de vous obéir en ce que vous voudrez;
vous n'avez qu'à parler...
Elle eut confiance en ce mouvement de générosité. Elle
répondit :
— Je vous demande ceci seulement : oubliez ce qui s'est
passé depuis que je suis arrivée à la Mettrie. Oui, effacez cela
de votre mémoire; qu'il n'en reste ni trace, ni souvenir. Sup-
posez que je ne suis même pas venue chez vous. De la même
façon que si j'étais demeurée dans mon couvent sans en sortir
jamais, ou bien comme si depuis dix ans j'étais morte, rentrez
et vivez dans votre maison.
Marc ne répondit pas d'abord, parce qu'il sentait l'amertume
profonde de ces paroles. Néanmoins, elle ne douta pas de son
consentement.
Après un instant d'attente, il dit :
— Laure, qu'est-ce donc qu'il importe tant que j'efface de ma
mémoire? Je cherche et je ne vois point...
Il ajouta :
— Est-ce bien à moi qu'il fallait demander la promesse d'un
pareil oubli ?
Laure, comprenant le sens de cette dernière question, répliqua
gravement :
— Ne reprochez rien à Louise... Elle n'a pas pu entendre
sans trouble ce que je lui ai dit ; mais, Marc, personne au monde
ne l'aurait pu.
Là-dessus, il y eut un moment de silence. Ensuite Laure dit :
— Ma vie est terminée- à présent; de l'avenir je ne peux
plus rien attendre...
Il essaya de la consoler : mais, pour la réconforter, il ne sut
que murmurer les paroles banales qu'on répète ordinairement
en de pareils cas.
Elle secouait la tête tristement, elle lui dit que toute parole
était superflue, que partout où elle était allée, elle s'était heurtée
à d'égales déceptions, partout elle avait été froissée, repoussée.
Comme, en lui répondant, il prononçait le mot : courage,
elle l'interrompit et dit :
— Du courage, j'en ai eu jusqu'à m'épuiser ; j'en ai eu, Marc,
plus que je ne l'aurais supposé moi-même : assez pour le plus
grand des mensonges.
Il ne la comprit pas et fut surpris.
TOME XV. — 1913. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
Aussi elle poursuivit, pour s'expliquer :
— Si j'avais dit à Louise, comme tout à l'heure vous sem-
bliez l'avoir désiré, si je lui avais dit simplement, ainsi que je
viens de le faire pour vous : « Oubliez-moi! » croyez-vous
qu'elle m'eût obéi et que cette parole eût suffi ?
Marc ne savait ce qu'il devait répondre, il hésita.
Aussi, elle répondit pour lui :
— Non, Marc, non, cela n'eût pas sufli.
Elle continua :
— Je n'avais pas deviné qu'elle serait à ce point remuée par
mes confidences ; j'avais cru pouvoir lui dire mes volontés les
plus secrètes et tout l'intime de ma vie. Mais quand j'ai vu ce
désordre surgir autour de moi, j'ai senti que j'avais eu tort de
parler; je me suis dit que je devais à l'avenir me taire sur ces
sujets, et aussitôt c'est là ce que j'ai fait... Vous ne me com-
prenez pas? Il est vrai, c'est étrange, je me demande comment
j'ai pu : je suis restée près d'elle sans plus connaître ce qui avait
passé de mon àme dans la sienne... Tout à l'heure, vous me
voyiez pleurer, mais vous ne pouviez deviner de quelle source
profonde venaient mes pleurs. Je suis restée près d'elle comme
une étrangère, en apparence close à son appel... au seul appel
qui puisse m'aller jusqu'au cœur; et étant donné, Marc, ce qu'a
été ma vie et aussi tout ce qui est en question, vous comprenez
bien, comme je vous le disais il y a un instant, que c'est là le
plus grand des mensonges.
Après ces mots, des larmes revinrent à ses yeux, bien plus
abondantes, comme une pluie de l'àme; pour les cacher, elle
mit une main devant son visage. Marc la regardait, la figure
contractée de tristesse, mais n'osant plus rien dire, car il sen-
tait que cette douleur le dépassait infiniment. Le petit garçon
s'approcha d'elle, s'appuya sur ses genoux et voulut prendre la
main qui couvrait ses yeux. Mais elle ne la lui abandonna
point ; sa gorge se contractait, et durant un moment, dans le
silence, sous le grand soleil immobile, on n'entendit plus que
le bruit doux de ses pleurs.
Marc finit par dire :
— Laure, vous avez souffert d'une longue injustice... Sans
doute je suis d'une autre race que vous, car ce qui vous émeut
le plus m'a toujours paru lointain, singulier, et même un peu
chimérique. Il faut me le pardonner : tant d'autres seraient
LAURE. 8-3
comme moi!... Je souhaiterais, à mon tour, faire quelque cliose
pour vous. Encore une fois, que puis-je? dites-le-moi... Retournez
seule auprès de Louise, je ne vous en voudrai plus... Ou bien,
si cela vous convient, demeurez avec nous... car vous avez
besoin d'amitié.
Laure avait relevé la tête et essuyé ses larmes ; voyant l'enfant
près d'elle, elle l'avait embrassé, et tandis que Marc parlait, elle
caressait ses cheveux.
Elle répondit :
— Marc, je vous remercie, mais il est trop tard : pour moi,
tout est fini... A présent, je suis trop renseignée sur le monde
et sur moi. Je sais à l'excès que, si j'acceptais votre offre, rien
de bien n'en résulterait... N'essayez plus de me tirer de l'exil
où j'étais prédestinée... Ne dites pas non plus que vous vous
êtes jadis trompé dans vos jugemens sur moi, ne vous excusez
point si, lorsque j'étais encore ignorante et neuve, vous saviez
ce qu'il y avait de folie et de songe dans ce que ma jeunesse
demandait aux nuits d'été. Je n'ignore plus à présent que ce
qui vient de ces profondeurs désorganise nos vies chétives : j'ai
appris cela dans la douleur, dans la solitude et près de la mort,
et j'ai été, moi aussi, instruite peu à peu à arrêter mes pen-
sées sur le bord de l'infini.
Elle fit un geste bref tendu vers l'immense horizon pour
indiquer qu'elle appliquait cette parole précisément à ce moment
et à ce lieu.
Elle se tut, rétléchit ; puis elle murmura :
— Et pourtant! pourtant!... Si était possible quelque
alliance que je n'aie pas connue, qu'y aurait-il de plus grand,
de plus précieux?
Son regard distrait s'arrêta dans l'azur en face d'elle et elle
ajouta lentement :
— Oîi j'ai échoué, un autre réussira peut-être.
Elle se leva et s'écarta du banc où elle était assise, comme
pour dissimuler ses dernières larmes ou en essuyer plus secrète-
ment les traces. Elle vint jusqu'à la balustrade de l'autre côté
de l'allée, et de là elle regarda sur les prairies.
Au-dessous d'elle la vallée très large, aperçue de ce côté avec
le feston de ses collines lointaines, paraissait s'incurver comme
un berceau. Elle la vit d'un bord à l'autre drapée de verdure et
d'or : ce paysage dont elle allait s'éloigner lui apparut en cette
84 REVUE DES DEUX MONDES.
minute tout étincelant de jeunesse et paré comme pour une
venue merveilleuse... Elle-même ressentit dans son cœur cette
attente splendide et confuse ; ce n'était pas seulement l'annonce
des saisons plus belles, la promesse de quelque magnifique été;
quelques instans, il lui sembla entendre une musique ailée,
sublime ; et son regard, dévalant jusqu'aux brumes de l'horizon,
et chargé d'images grandioses, crut entrevoir dans un lointain
lumineux une sagesse meilleure venue des au-delà du monde,
qui offrirait à ses enfans les corbeilles de la vie.
De sorte que lorsqu'elle se retourna, ses prunelles étaient à
la fois claires de larmes et d'un sourire mystérieux.
A ce moment, elle vit le bébé qui était resté debout à
quelques pas derrière elle; l'ayant pris dans ses bras, elle le
contempla avec émotion.
— Je ne te reverrai plus, dit-elle, être doux et charmant, qui
m'as bien des fois consolée... Mes regrets iront vers toi; tu as
l'âme intacte et tendre; tu as cherché souvent un abri sur mon
cœur, qui ne sait où s'abriter.
Bientôt, tandis qu'elle le tenait et le berçait un peu sur ses
bras, elle vit ses paupières battre et son regard devenir flottant.
Elle sourit de ce qu'il cédait ainsi au sommeil.
— C'est vrai, dit-elle, chaque après-midi, régulièrement, tu
t'endors; nous n'y pensions plus; mais voilà que l'heure cou-
tumière, en passant, a jeté du sable dans tes yeux...
Il tourna son visage vers l'épaule de Laure en même temps
qu'il étendait la main dans le sens opposé, comme pour éloigner
de lui la lumière. En face du paysage immense, elle continua
à regarder d'un air pensif la petite figure blottie contre elle.
— Plus tard, murmura-t-elle, que deviendras-tu, toi que
j'aurai vu à l'aube de tes jours comblé des plus beaux pré-
sages? A ton enfance quelle grâce aura manqué?,.. Pourtant,
faudra-t-il qu'au long des années, dans ton cœur si pur, les
instincts vulgaires de la race s'éveillent l'un après l'autre?...
Hélas! le faudra-t-il? Que deviendras-tu? Quoi donc? homme,
simplement homme, traînant indéfiniment les mêmes désirs et
les mêmes passions banales dans le cercle que nous savons !
Gela seulement! éternellement cela! A cette perspective, toute
pensée se décourage...
Elle se tut un instant, puis reprit :
— Qui sait pourtant si tu ne lèveras point ton regard plus
LAURE. 85
haut? Peut-être cette pureté d'enfance restera sur toi comme
une armure splendide, et tu sauras briser un long servage.
Elle ajouta, songeuse :
— Oui, pourquoi ne serait-ce point?
Elle mit un baiser sur son front, puis le souleva plus haut
dans ses bras :
— Je suis demeurée peu de temps près de toi, dit-elle, et tu
ne m'auras guère connue : dois-je craindre pourtant qu'ait passé
dans ton àme quelque parcelle de mon destin? Puis-je, au con-
traire, souhaiter que s'imprime en toi, plus avant même que
dans ta mémoire fragile, la marque de mes rapides baisers? Je
ne sais; je m'en vais pour épargner à d'autres le mal d'un désir
qui m'a moi-même brisée : mais toi, ce poids te ferait-il fléchir
aussi, ou bien serais-tu assez fort pour le mieux porter? Est-ce
une malédiction funeste? Est-ce, au contraire, un trésor que tu
saurais sauver?...
(( Va, dors, mon bel enfant!... A l'heure où je te quitte à
jamais, qu'il me soit permis de laisser ce qu'il me reste encore
d'espoir au seuil de ton sommeil... Un jour peut-être quelque
autre que moi verra éclore sous tes pas le rêve que j'avais
fait. »
Elle le porta sur le banc placé derrière elle; elle l'enveloppa
dans un manteau de Marc, fit un coussin pour sa tête, puis avec
précaution le coucha là.
— Je veux t'étendre à cette place où était étendu ton père,
mon enfant bien-aimé... En attendant que les années t'éveillent,
environné des espérances que mon cœur te confie, dors le plus
beau sommeil...
Marc lui dit :
— Je ne sais si, après ce bref séjour parmi nous, la retraite
où vous voulez rentrer vous paraîtra plus douce ou moins
aimée... Je crains que ne reste longtemps dans votre âitne ce
sentiment d'amertume dont témoignaient vos pleurs : pourtant,
quelque mélancolie qui ait accompagné vos pas, il n'est point
vrai que doive être inutile et perdu ce retour éphémère en un
monde que vous aviez quitté. Si, un moment, votre présence a
suscité quelque émoi, ce tumulte, vite apaisé, laissera après lui
un bienfait que nous recueillerons. Pour nous, qui ne le con-
naissions pas ou bien qui l'avions oublié, votre venue a rétabli
le prix de ce que vous nous aviez donné. Tout s'use et s'efface
86 REVUE DES DEUX MONDES.
en des jours trop faciles : il est bien que sur un bonheur qui'
décline passe l'ombre de ce qu'il a coûté...
« Sans doute, il est égoïste d'estimer votre présence ou vos
larmes selon l'avantage qui nous en demeurera. Mais puisque
vous n'acceptez rien de ce que nous saurions offrir, il ne peut
s'agir que de ce que vous donnez.
— Il est vrai, dit Laure, j'ai été quelques jours peinée de
voir que Louise et vous n'aviez pas protégé comme un bien plus
précieux l'afTection qui vous avait unis. J'y perdais beaucoup
moi-même, et la joie qui vous manque me manquait aussi.
Marc lui dit que, nécessairement, dans leur vie, quelque
chose serait désormais changé :
— La générosité de vos sentimens, que vous craignez de
donner en exemple et que vous voulez cacher dans un dernier
exil, laissera, quoi que vous en pensiez, un sillage après vous.
11 en naitra pour nous, qui vous avons mieux connue, une pro-
fondeur et un sérieux nouveau. Je ne m'offenserai plus de ren-
contrer chez Louise des aspirations mystérieuses dont jusqu'ici
j'avais ignoré la source et qui ne m'avaient pas apparu dans
leur plénitude et leur grandeur. Et, pour Louise, quel qu'ait été
le silence de vos adieux, votre passage près d'elle la détournera
à jamais soit de futiles plaisirs, soit d'un futile ennui... Hélas!
il se peut, Laure, que vos désirs, votre savoir et vos vertus
mêmes, doivent être très réservés. Vous le pensez: il faut vous
croire. Mais pour ceux qui n'ont qu'une vie simple et com-
mune, cela seul est déjà une grande chose de savoir que vous
existez... Votre désintéressement absolu et une destinée si dan-
gereuse et si haute confèrent une sorte de dignité à ceux mêmes
qui ne vous imiteront pas...
En ces termes et d'autres semblables, il l'assura à plusieurs
reprises que de sa retraite même lointaine un rayonnement
viendrait sur eux.
Ainsi s'achevèrent leurs adieux, pleins de promesses.
ExMILE Glermonts
A L'EXPOSITION DAYID
L'INSTINCT ET L'INTELLIGENCE CHEZ L ARTISTE
L'entomologiste Fabre, en une série d'expériences méticu-
leuses et mémorables, a montré qu'un même insecte accomplit
des travaux merveilleux d'ingénieur, de maçon, de géomètre et
de chirurgien, tant qu'il est poussé et soutenu par son instinct,
et devient assez pauvre et même tout à fait mauvais ouvrier,
lorsqu'on fait appel à son intelligence. Je ne sais si ce trait ne
se retrouverait pas ailleurs que chez les insectes, et s'il suffit à
distinguer nettement la nature animale de la nature humaine.
Mais il y a une espèce d'homme, au moins, chez qui l'instinct
de son métier, aveuglément suivi, suggère des œuvres infini-
ment supérieures à ce que produisent les systèmes élaborés par
son intelligence : c'est l'artiste. Il y a une œuvre humaine en
laquelle la perfection est atteinte, sans que l'auteur lui-même
sache comment ni pourquoi, et oîi les meilleures règles appli-
quées ne conduisent jamais à rien qui vaille : c'est un tableau,
une statue, un poème, une symphonie. De cela, l'histoire nous
otfre maint exemple. Je ne crois pas qu'on en puisse trouver de
plus saisissant que celui de David, tel qu'il ressort de l'exposi-
tion de ses œuvres en ce moment réunies au Petit Palais. Les
toiles de ses élèves : Gros, Gérard, Girodet, M. Ingres, et
d'autres moins célèbres, comme Granet, Navez, Rouget, qui pro-
longent son exposition, ne font que prolonger son exemple. Si
après avoir parcouru cette collection éphémère, rassemblée pour
notre instruction par M. Henry Lapauze, on remonte la Seine
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jusqu'au Louvre, pour revoir les chefs-d'œuvre du maître :
M"^' Récamier , les deux Seriziat, le Couronnement, les Trois dames
de Gand, les Sa/nnes, on possède tous les éle'mens de l'expé-
rience. Ce qui peut rester de David, en dehors de ces deux
groupemens, n'est pas assez important, ni différent, pour en
modifier les résultats. Or, nous avons, sous les yeux, ce double
et constant phénomène : un homme qui, devant la nature,
s'enthousiasme, travaille sans système, sans théorie, sans pré-
tention, et s'élève, d'un bond, au niveau des grands maîtres;
puis, ce même homme, ayant réfléchi sur son art, raisonné son
enthousiasme, cherché à remonter aux sources de la Beauté,
hésite, choisit, élague, épure, « désindividualise, » et, ainsi,
produit des ouvrages si mornes, si dépourvus de vie, qu'à peine
méritent-ils d'être montrés à côté des autres. Le phénomène
n'est pas chronologique et successif : il est spécifique et conco-
mitant. A toutes les époques de sa vie, il se reproduit régulier
comme un coup de balancier. Les seules œuvres vivantes de
David sont celles qu'il a créées dans un emportement qui ne lui
a pas laissé le temps de la réflexion. A aucun moment, l'expé-
rience ne lui sert de rien : plus il raisonne son art, moins il
réussit. Il meurt enfin, en face de son plus mauvais tableau,
la Colère d'Achille, le considérant avec complaisance, se rappe-
lant avec orgueil tous ses enfans du devoir, sans s'être douté,
un instant, qu'il ne laisse vivans que les enfans de l'amour.
Jusqu'à quel point et pourquoi? C'est ce qu'il est intéressant
d'examiner.
I
On raconte que le lendemain du jour où le jeune Bonaparte,
revenant d'Italie, mince, bilieux, serré dans sa redingote bleue
à collet noir, eut grimpé le petit escalier de bois qui conduisait
à l'atelier de David, pour lui donner son unique séance de pose,
le maître ne put se tenir de venir raconter à ses élèves, béans
de curiosité, cette mémorable entrevue. « Oh I mes amis, quelle
belle tête il a! C'est pur, c'est grand, c'est beau comme l'antique 1
Le connaissez-vous? l'avez-vous vu? — Non, non, monsieur,
s'écrièrent quelques-uns des élèves. — Eh bien ! attendez,
attendez, je vais faire en sorte de vous en donner une idée... Ces
maladroits de graveurs italiens et français n'ont pas seulement
A l'exposition DAVID. 89
eu l'esprit de faire une tète passable avec un profil qui donne
une médaille, ou un camée tout faits. Attendez, attendez, vous
allez voir ce que c'est que ce profil-là... Oui, mes amis, oui,
mes chers amis, Bonaparte est mon héros I » Sept ans après, le
Maître, après une séance du portrait de Pie VII, rayonnait du
même enthousiasme : « Ce bon vieillard, quelle figure véné-
rable! Gomme il est simple et quelle belle tête il a! Une tète
bien italienne : l'enchâssement de l'œil grand, bien prononcé !
Celui-là est vraiment un Pape, c'est un vrai prêtre... Oh! il a
bien la tradition, il porte bien sa main avec sa bague!... »
Ainsi, en face de ces deux têtes, emporté par sa fougue
d'artiste, David avait oublié tous ses principes. Oh! je ne veux
pas parler de ses principes politiques. Qu'en l'an VIII, le peintre
David, dans son atelier, songeant à son métier, au milieu de ses
élèves, ait oublié ces paroles du conventionnel David, à la tri-
bune : « Si jamais un ambitieux vous parlait d'un dictateur,
d'un tribun, d'un régulateur, ou tentait d'usurper la plus légère
portion de la souveraineté du peuple, ou bien qu'un lâche osât
vous proposer un Roi, combattez ou mourez comme Michel
Lepelletier, plutôt que d'y jamais consentir! » c'est trop naturel
chez un artiste. Il n'est même pas absolument nécessaire d'être
artiste pour être exposé à de semblables accidens. Mais ce que
David oubliait, alors, en face de ses modèles, était quelque chose
de beaucoup plus grave, pour un peintre, — c'était les principes
d'art de toute sa vie. Il oubliait ce fameux beau idéal, « qui
est sans saveur, sans couleur, sans odeur... » Il reniait Winckel-
mann, car, quoi qu'il en dit, Bonaparte, à cette époque, creusé,
ravagé, maigri, le menton en galoche, était fort différent de ce
qu'il aimait dans l'Antiquité ; Pie VII, avec son prognathisme
inférieur, était loin d'être régulièrement beau et le cardinal
Caprara était régulièrement laid. Pourtant l'artiste demeurait
pantelant d'enthousiasme, saisi par le caractère de ces hommes,
et il les peignit avec une ferveur passionnée.
Il avait, d'ailleurs, adoré pire encore : Marat était la figure
la moins classiquement belle qu'on put imaginer. Sa ferveur à
le peindre avait été la même. Il devait pousser encore plus loin
le culte de la réalité. Longtemps après, se trouvant en présence
des trois dames de Gand, il souligna toutes leurs dissymétries
d'un pinceau impitoyable, et ayant jugé leur cas intéressant, il
les condamna à vivre, dans toute leur laideur et à jamais, pour
90 REVUE DES DEUX MONDES.
la postérité. Bien d'autres de ses modèles sont remarquablement
laids, de cette laideur qu'on nomme « ingrate. » Il n'en avait
cure. C'était vivant, caractérisé, donc matière à tableau. Parfois,
d'ailleurs, il a laissé échapper l'aveu de sa nature profonde. « Je
n'aime pas le merveilleux, je ne puis marcher à l'aise qu'avec
un fait réel. » Voilà l'artiste qui était en lui, voilà le cri de
l'instinct.
Quand il l'a suivi, David a fait des chefs-d'œuvre. Nous les
voyons ici. Ce sont ses portraits. Tous ne sont pas égaux. Ils
s'échelonnent sur plus d'un demi-siècle. Le premier a été peint
avant que la Révolution fût commencée, le dernier lorsque
l'Empire n'était plus qu'un souvenir. Entre les têtes de Jacques
Desmaisons, architecte du Roi, de M'"' Binon, qui pourraient
avoir été vues sous Louis XV, et la tète de Sieyès, vieilli et exilé,
qu'on imagine fort bien causant avec Lamartine ou M. Thiers, il
y a tout un monde. Non seulement un monde politique détruit,
un édifice social écroulé, mais une complète révolution de la
peinture. Les premiers sentent encore Boucher, les derniers
annoncent M. Ingres. C'est la nouveauté et l'originalité de cette
exposition que de nous montrer les commencemens inconnus
d'un artiste célèbre et aussi sa fin lamentable et jusqu'ici pieu-
sement cachée. Nous y voyons David avant qu'il fût David, et
nous le voyons, aussi, quand il ne l'était plus guère et ne parais-
sait plus que son propre élève, une sorte de Fabre travaillant
pour un musée de province. Mais toujours en lui, et quelle que
soit l'époque ou la manière, le portraitiste est admirable.
Regardez ses figures les plus dissemblables, si dissemblables
qu'elles paraissent de plusieurs mains différentes, depuis le
Desniaisons (n** 17) jusqu'aux portraits de Jeune garçon (n° 13)
et du flûtiste Devienne (n° 12), du Baron Jeanin (n** 52) et du
Baron Meunier (n° 53), en passant par son propre portrait jeune
(n° 26), celui de la Marquise d'Orvilliers (n° 30), et surtout la
délicieuse Marquise de Pastoret (n° 39). Tous ont le même accent
de vérité. Les attitudes sont d'un naturel parfait. Elles ne sont
pas posées : elles sont surprises ; c'est à peine si le pinceau arrê-
tant la plume, l'aiguille, la flûte, la main qui puise à la tabatière
ou touche le clavecin, les a immobilisées. Il y a plus de réserve
que d'abandon, plus de sérieux que de grâce, si on les compare
aux portraits d'avant la Révolution; nulle coquetterie, une sorte
de dignité bourgeoise, mais rien de tendu, d'austère, d'agressi-
A L EXPOSITION DAVID. 91
vement vertueux. On ne sent, nulle part, le « philosophe » que
le peintre prétendait devoir être. Les portraits des deux Sériziat,
qui sont au Louvre, sont aussi gracieux et aussi délibérés que
s'ils sortaient de l'atelier de Reynolds ou de Gainsborough.
Ce qui montre bien, toutefois, qu'ils n'en sortent pas, c'est la
perfection de leur dessin. Le dessin de David est serré, précis,
et n'a pas l'affectation de précision qu'il aura plus tard chez
M. Ingres, ni ses virtuosités voulues, ses raccourcis savans, ses
sous-entendus. Le modelé est parfait, comme presque toujours
chez un homme qui a profondément étudié la statuaire. Le
dessin des mains partout et notamment dans le portrait de
]\fme David, dénote une science consommée. Le point le plus
faible, c'est la couleur. Dans son enthousiasme en face de la
nature, c'est évidemment ce qui l'échauffé le moins. Sans doute,
il n'est pas anti-coloriste, il n'y a pas, dans ses portraits, de
contre-indication, comme chez M. Ingres, mais on y chercherait
vainement la pulpe savoureuse d'un beau ton, une fête et une
joie des yeux. Le Lavoisier et sa femme, la Marquise d'Orvil-
liers, sont beaux, malgré leurs couleurs. Le Pie VU est d'un
bon coloriste, mais non d'un grand coloriste. Aucune finesse de
tons, aucun passage subtil, nulle modulation. Il y a des finesses
dans son Marat, dans sa M'"^ Récamier, dans son propre por-
trait, mais ne nous y trompons pas : ce sont les valeurs qui
sont fines, non les couleurs. Lorsqu'une peinture est presque
monochrome, les deux se confondent, et l'on est tenté de prendre
l'une pour l'autre, mais de même qu'en musique, la mesure est
une chose et la sonorité en est une autre, de même, en peinture,
il peut y avoir harmonie des valeurs sans qu'il y ait grande
modulation de couleurs. Et c'est ce qui se produit ici. La
démonstration la plus saisissante en est fournie par ce fait que
les plus harmonieux des tableaux de David sont ceux qu'il n'a
pas terminés : M"'^ Récatnier, la Marquise de Pastoret, le Tam-
bour Bara. C'est la préparation en valeurs qui est fine et nuan-
cée : le glacis en couleurs ne l'est pas.
Le caractère, toutefois, reste le même, et un portrait de
David, quel que soit son degré de fini, quel que soit son rôle
dans une composition, à quelque moment qu'il soit saisi : sur
un cadavre écroulé dans une baignoire, ou un pontife bénissant
sur les marches d'un autel, est un document physiologique de
premier ordre. Le jour où la science physionomique aura fait
92 REVUE DES DEUX MONDES.
assez de progrès pour qu'on puisse lire un visage, comme on fait
un hiéroglyphe, les portraits de David seront consultés comme le
principal document sur les hommes de ce temps. On s'étonnera
seulement d'en posséder si peu. Où sont donc les scènes de la
Révolution? dira-t-on, où les séances du Comité de Salut public?
Ce peintre est assurément le Balzac de la Révolution. Il a été créé,
par un décret spécial et nominatif de la Providence, pour nous
donner, sur les bourgeois de 89, le témoignage épique et
presque caricatural de Rembrandt, en sa Ronde, de Velazquez
en ses Borrachos, de Holbein en sa Famille de Thomas More :
pour nous montrer le sensible disciple de Rousseau, famélique
et chevelu, plantant des arbres de la Liberté, déguisé en tigre
sous la Terreur, gras chambellan sous l'Empire, vieilli et podagre
sous la Restauration, mais agile encore à se retourner, le « Pail-
lasse » qui (( saute pour tout le monde » du chansonnier. Il a été
le témoin de la plus violente crise de nerfs de la France moderne.
Il a vu la Convention tenir tête à l'Europe, décréter la victoire,
frémir sous la banqueroute, s'amputer, elle-même, un à un, de
ses principaux membres ; Robespierre pâlir à la tribune ; la
peur, la haine, la panique, changer, d'heure en heure, les visages
et les cœurs. Il était là; il a baigné dans cette ambiance, gran-
diloquente et farouche, pittoresque a plaisir. Son talent était
mûr pour reproduire les grands revers, les bottes, les cheveux
llottans, les cravates dénouées, les scènes triviales et tragiques
auxquelles vingt ans il a assisté. Il avait pour cela l'œil péné-
trant, la main sûre. Il a dû le faire... Il l'a fait...
Eh bien ! non, il ne l'a pas fait, ou il ne l'a fait que contraint
et forcé, dans un moment d'exaltation, devant Lepelletier de
Saint-Fargeau mort, devant Marat assassiné, dans le Couronne-
ment de Napoléon et la Distribution des Aigles, et le Serment du
Jeu de Paume. Encore ces trois dernières scènes, — des « pein-
tures-portraits » comme il disait, — sont-elles « voulues » au
moins autant que senties. Tout le reste de sa vie s'est consumé
à tout autre chose : à quelque chose qui n'avait aucun rapport
avec ce qu'il voyait, aucune analogie ni de forme, ni de trait, ni
de couleur, ni d'air, ni de lumière, ni de climat, avec les êtres
vivans qui respiraient autour de lui ; c'était le Beau Idéal... Les
portraits que nous venons de voir ne l'ont occupé, un instant,
qu'à titre de distraction; il ne comptait nullement sur eux pour
sa gloire ; pour un peu, il les aurait méprisés. Le modèle qui
A L EXPOSITION DAVID. 93
l'enthousiasmait et l'entraînait à une imitation presque servile,
tant qu'il était là, lui paraissait, l'exaltation tombe'e, une mes-
quinerie, une passion enfantine, et il s'en détournait aussitôt.
Bien mieux, il en détournait les autres. On a de lui une lettre
à Gros, écrite de Bruxelles, en 1820, qui, sur ce point, illustre
admirablement sa pensée : « Etes-vous toujours dans l'intention
de faire un grand tableau d'histoire? écrit-il à son élève. Je pense
que oui. Vous aimez trop votre art pour vous en tenir h des
sujets futiles, à des tableaux de circonstance : la postérité, mon
ami, est plus sévère. Elle exigera de Gros de beaux tableaux
d'histoire. Quoil dira-t-elle, qui devait, plus que lui, représenter
Thémistocle faisant embarquer la valeureuse jeunesse d'Athènes,
se séparant de sa famille, abandonnant ce qu'elle a de plus cher
pour courir à la gloire, animée par la présence de son chef?
Pourquoi Alexandre, âgé de dix-huit ans, sauvant son père Phi-
lippe, n'a-t-ilpas été représenté par Gros? A-t-il oublié aussi les
mariages samnites?... S'il voulait s'en tenir à Rome, que n'a-t-il
peint Camille qui punit l'arrogance de Brennus, le courage de
Clélie allant trouver Porsenna dans son camp, Mucius Scsevola,
Regulus retournant à Garthage, bien convaincu des tourmens
qui l'y attendent, etc. ? Le temps s'avance, et nous vieillissons et
vous n'avez pas encore fait ce qu'on appelle un vrai tableau
d'histoire. (Gros n'avait fait, à la vérité, que Bonaparte àJaffa,
la Bataille cVEylau et quelques autres morceaux semblables.)
Vite! vite! feuilletez votre Plutarque... » Il faut lire cette lettre,
dans cette salle du Petit Palais, où sont les Gros et les Gérard,
entre les admirables portraits de Murât et de Chaptal, pour en
goûter toute la saveur. « Je suis content, ajoute-t-il un peu
plus tard, de vous voir tiré des habits brodés, des bottes, etc.
Vous vous êtes assez fait voir dans ces sortes de tableaux oii
personne ne vous a égalé. Livrez-vous actuellement à ce qui
constitue la vraie peinture d histoire .. . »
Ce que David entendait par la « vraie peinture d'histoire, »
nous le voyons à côté de ses portraits; et c'est un autre art,
et c'est un monde tout autre. L'antithèse est si nette qu'elle
fait, tout le long de l'exposition, une sorte de cloison étanche
entre les deux sortes de tableaux. Le passant qui gravit les
marches du Petit Palais et entre dans ces salles, sans avoir
chaussé les lunettes de l'érudition, sans avoir jamais rien lu sur
David, — un enfant, par exemple, — s'en aperçoit tout de suite.
94 REVUE DES DEUX MONDES.
II y a là deux espèces de figures. Il y a des figures qui sont des
gens, des personnes qui ont vécu vraisemblablement, avec des
costumes démodés, mais seyans ou divertissans, qui vous regar-
dent, qui semblent vivre encore et avoir quelque chose à vous
dire. Et puis, il y a des bonshommes dévêtus, qui font de grands
gestes, manifestement sans objet, qui portent des paquets de
linge en guise de vêtemens, qui ne ressemblent à personne
qu'on ait connu, qui ne rappellent que des statues, qui n'ont
jamais vécu dans aucun temps, ni dans aucun pays et qui ne
nous « disent rien, » parce qu'elles n'ont rien à nous dire. Cela
s'appelle Socrate au moment de jorendre la ciguë, ou bien Béli-
saire reconnu "par un soldat qui avait servi sous lui, au moment
où une femme lui fait [aumône, ou bien encore Eristrate décou-
vrant la maladie d' Antiochus dans son amour pour Stratonice, on
\q Serment des Horaces, ou Léonidas aux Thermopyles...
Ce sont des statues mises bout à bout, sur un seul plan,
sans éloignement, sans profondeur, sans paysage presque,
sans ciel, sans effets d'ombre et de lumière qui les fassent
vibrer, sans atmosphère, et enfin sans aucune diaprure de cou-
leurs, posées dans le vide, en des attitudes théâtrales, avec des
gestes toujours en extension, les membres formant, avec la
ligne du corps, de grands angles ouverts, gestes dépourvus de
toute expression physionomique, dictés par des maîtres d'armes
ou des professeurs de gymnastique. Tout est faux, je ne dis pas
scientifiquement faux, mais manifestement et de façon agres-
sive. Il saute aux yeux que, jamais, on ne s'est dévêtu comme
Tatius et Romulus, pour combattre, ou, qu'ainsi dévêtu, on n'a
pas arboré, pour toute parure, un casque monumental. Il est
évident que Socrate a reçu des leçons de Talma et qu'un homme
au moment de mourir, et, si philosophe qu'il puisse être, ne
s'étudie pas à faire deux gestes à la fois : un geste démonstratif
pour montrer le ciel à ses disciples et un geste effectif pour
prendre la coupe que tend le valet des Onze. Il n'est pas douteux
que ce valet ait été instruit par un maître de ballet, pour avoir
si bien pivoté sur lui-même, au moment où il a tendu la coupe
au philosophe, de sorte que son pied gauche soit encore àl'avant-
dernier temps du mouvement. Il est clair que Romulus ne songe
pas plus à atteindre Tatius, que Tatius ne songe à se garer du
coup, mais que tous les deux gardent la pose pour qu'on les admire.
Léonidas, enfin, et ses compagnons se sont groupés sur le de-
A l'exposition DAVID. 95
vant d'une scène de the'âtre, entre des portans de carton peint
et une toile de fond pour le bouquet final d'un drame à grand
spectacle. Chaque geste est une périphrase ; chaque membre une
démonstration anatomique.
Pas d'air, pas de frissonnemens lumineux, pas de reflets
portés par les objets proches ou lointains, pas d'interchange de
couleurs. Aussi, non seulement tout est faux, mais tout est
froid. On se sent en présence d'un monde artificiel, voulu, non
senti, laborieusement enfanté dans une idée philosophique. On
ne se trompe pas. « Les arts, disait David à la Convention,
doivent puissamment contribuer à l'instruction publique. Ce
n'est pas seulement en charmant les yeux que les monumens
de l'art ont atteint le but, c'est en pénétrant l'àme, en faisant
sur l'esprit une impression profonde semblable à la réalité. C'est
alors que les traits d'héroïsme, de vertus civiques, offerts aux
regards du peuple électriseront son âme et feront germer en lui
toutes les passions de la gloire, de dévouement pour sa patrie.
Il faut donc que l'artiste soit philosophe... »
Une fois enfermé dans cette idée, David est insensible à tout
le reste. L'antique et la statuaire sont deux œillères qui
l'empêchent de voir le monde extérieur, sauf quand une circon-
stance impérieuse, involontaire, lui met le nez dessus. Il
s'acharne à imaginer des héros fictifs, dont il épelle péniblement
les noms dans de fades traductions et il ne songe pas à laisser
au monde le témoignage de la prodigieuse épopée où il vit.
Vingt ans durant, il a vu passer devant lui Murât, Ney, Lasalle,
Masséna, Lannes, Poniatowski,
Ces Achilles d'une Iliade
Qu'Homère n'inventerait pas...
il ne les a pas reconnus, parce qu'ils n'étaient pas habillés,
— ou déshabillés, — à la mode antique. Il ne les a pas peints.
Il a détourné les autres de les peindre. Il meurt enfin, l'épopée
finie, sans s'être douté qu'il a toujours eu, auprès de lui, ce qu'il
est allé chercher bien loin dans le passé et chez des peuples
inconnus. Ainsi, il laisse à d'humbles dessinateurs, à des fai-
seurs d'images populaires, la gloire de frapper nos imaginations
à l'effigie des héros. Les grognards de Rafïet sont épiques : les
Grecs de David ne le sont pas.
96 REVUE DES DEUX MONDES.
Il
Et pourquoi ne le sont-ils pas, et d'où vient une si prodi-
gieuse erreur? Nous le découvrirons aisément si nous examinons
les opérations purement intellectuelles d'où est sorti l'art de
David. A la base, une observation juste, immédiatement déviée
par une généralisation hâtive, puis une loi issue de cette géné-
ralisation poussée, par le goùtqu'al'esprit français pour l'absolu,
jusqu'à ses extrêmes conséquences, c'est-à-dire jusqu'à l'absurde :
voilà l'histoire de la pensée davidienne.
D'abord, un besoin de réaction contre l'école de Boucher. Il y
a une lettre de M™*' Vigée-Lebrun très significative à cet égard.
Etant à Londres, en 1802, elle écrit à un peintre anglais :
<( Pour ce qui concerne notre temps, vous auriez le plus grand
tort si vous jugiez l'école française sur ce qu'elle était il y a
trente ans (1772). Depuis cette époque, elle a fait d'immenses
progrès dans un genre tout contraire à celui qui l'a fait dégé-
nérer. Ce n'est pas cependant que l'homme qui la perdit alors
ne fût point doué d'un très grand talent. Boucher était né colo-.
riste. 11 avait du goût dans ses compositions, de la grâce dans le
choix de ses figures; mais, tout à coup, ne travaillant plus que
pour les boudoirs, son coloris devint fade, sa grâce de la
manière, et l'impulsion une fois donnée, tout le monde voulut
l'imiter. On exagéra ses défauts, ainsi qu'il arrive toujours ; ce
fut de pire en pire et l'art semblait éteint sans retour. Alors il
vint un homme habile, nommé Vien, qui parut avec un style
simple et sévère... Depuis, notre école a produit David, le jeune
peintre Drouais mort à Rome à l'âge de vingt-cinq ans, alors
qu'il allait peut-être nous sembler l'ombre de Raphaël, Gérard,
Gros, Girodet, Guérin et tant d'autres que je pourrais citer. » —
C'est toute l'exposition du Petit Palais que la charmante femme
nous invite à visiter...
Ne la chicanons pas sur le mépris qu'elle témoigne pour une
époque où vivaient Chardin, Fragonard, Greuze, Perronneau,
La Tour : notre critique actuelle prononce, peut-être, en ce mo-
ment, sur les peintres d'hier, des arrêts qui ne seront pas davan-
tage ratifiés après-demain. Ne retenons de son jugement que le
besoin qu'il témoigne d'une réaction contre l'école de Boucher.
Ce besoin était général. On était las du rococo et du chiffonné,
A l'exposition DAVID. 97
du maniérisme gracieux, des minois piquans, des sous-entendus
galans, des Cupidons à fossettes, des devinettes sentimentales
ou grivoises, des : « Pensent-ils à ce mouton ? » ou des « Cruches
cassées, » las de la sensiblité pleurarde de Greuze, et de
l'effronterie de Baudouin, de l'art-friandise en un mot. D'où,
réaction contre les sujets. On était las, aussi, des figures envo-
lées, projetées, ou dégringolées, en des postures risibles : des
Escarpolettes et des Gimblettes, des amours joufflus et dodus,
rebondis en l'air comme des ballons, des écharpes flottantes en
arc-en-ciel, ou des linons gonflés en montgolfières, de tout ce
qui se trémousse, se contourne ou se bistourne. D'où, réaction
contre le mouvement. Las, enfin, de l'éclat artificiel des porce-
laines peintes, des fleurs en papier, des chatoiemens de soies,
de satins, de dentelles, du rose qui se lave dans du bleu, de ce
bleu éternel qui recouvre tout chez les maîtres galans, las du
blanc, las de la poudre... D'où, réaction contre la couleur. Par
antithèse, on était donc enclin à rechercher un art où la ligne
droite l'emporterait sur la ligne serpentine, le ton sévère sur
les couleurs adoucies, le thème haut et moral sur le sujet plai-
sant On inclinait vers la simplicité, la sobriété, l'immobilité,
l'impassibilité, la monochromie.
Ce besoin devait-il conduire nécessairement à l'art de David?
Non. La réforme aurait pu être tout aussi complète et plus
complète encore sans revêtir les formes froides et convention-
nelles que voici. Il eût suffi, pour cela, d'aller à la nature, sans
passer par l'intermédiaire des Anciens, de reproduire les scènes,
les gestes, les colorations de la rue, du tribunal révolutionnaire,
des clubs. Il eût suffi d'aller demander, pour peindre, des
conseils aux maîtres d'Amsterdam ou de Haarlem. La réforme
eût été, sur tous les points où on la désirait, aussi radicale et
beaucoup plus sur d'autres, en ce sens qu'elle eût porté aussi
sur les sujets et qu'elle eût balayé toute la mythologie et l'histoire
ancienne dont s'était embarrassé l'art du xviii^ siècle. On peut
se demander ce qui fût arrivé, si, au lieu de prendre, comme
tous ses devanciers, le chemin de Rome, David eût, par quelque
hasard, été conduit à Amsterdam. Mais il n'a été ni devant la
Nature, ni chez les Hollandais : il a été en Italie.
Ce qui frappe le plus, en Italie, ce sont les marbres grecs.
Il s'éprend, comme tout artiste, de leur perfection; dans leur
simplicité, leur calme, leur sobriété d'accessoires, la retenue et
TOME XV. — 1913. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
la mesure de leurs expressions, il voit l'antithèse qu'il cherchait
à l'art maniéré du rpcoco. Voilà donc sur quoi s'appuyer pour la
réforme qu'il désire, qu'il appelle, qu'il va tenter. Il ne s'avise
pas un instant que, si beaux qu'ils soient, ces marbres sont de
la sculpture, et que c'est une réforme dans la peinture qu'il fau-
drait. Il oublie qu'il est un peintre : les Noces A/dof)ra?idmes, ou
les peintures de vases grecs lui suffisent pour témoigner de la
scicHce picturale des anciens. De ce qu'ils ont produit une sta-
tuaire parfaite, il en conclut immédiatement que leur art tout
entier est parfait etj^doit servir, en tout, de modèle au nôtre. Il
a fait une observation juste : il la dévie immédiatement en une
généralisation fausse. Il va en tirer une loi qui le perdra.;
Malheur à l'homme qui, se trompant, a tout le monde pour
complice : il ne s'apercevra jamais de son erreur. L'erreur de
David était celle de son temps. D'Herculanum et de Pompéi
exhumés à la lumière, les archéologues et les amateurs croyaient
qu'allait sortir un art vivant, plus vivant que celui de Chardin
et de Fragonard, l'art nouveau, l'art de l'avenir. Pourquoi l'aller
chercher dans la Nature? Le Beau idéal était là. « En convenant
que l'étude de la nature est absolument indispensable aux
artistes, disait Winckelmann, il faut convenir, aussi, que cette
étude conduit à la perfection par une route plus ennuyeuse,
plus longue et plus difficile que l'étude de l'antique. Les statues
grecques offrent immédiatement aux yeux de l'artiste l'objet de
ses recherches ; il y trouve réunis dans un foyer de lumière les
différens rayons de beauté divisés et épars dans le vaste domaine
de la nature. » Voilà le mot d'ordre de tout l'académisme. C'est
la confusion éternelle entre l'artiste et l'amateur d'art. Il est
tout à fait vrai que les belles œuvres d'art découvrent plus clai-
rement à la foule des amateurs les beautés ou les caractères de
la nature que la vue de la nature elle-même. Mais c'est, préci-
sément, parce que tout l'art est de les découvrir, que la fonction
propre de l'artiste est d'aller à la nature pour les en dégager.
En l'envoyant consulter l'œuvre déjà faite au lieu de l'envoyer
à l'objet même de l'œuvre, c'est-à-dire en envoyant le traduc-
teur lire une traduction, au lieu de lui donner à lire l'original,
on supprime tout simplement sa raison d'être. Voilà une pre-
mière confusion. En voici une seconde.
Les Grecs ont fait des œuvres parfaites, impossibles à dépas-
ser, — mais ce sontdes œuvres de sculpture. Elles ne pourraient
A L EXPOSITION DAVID. 99
donc servir de modèle, si modèle il y a, que pour des ouvrages
de plastique. Transposer les lois de la statuaire, dans la pein-
ture, et oublier les lois ou les virtualités de la peinture elle-
même, c'est se condamner à chercher ce qu'on ne peut atteindre
et à se priver de tout ce qu'on aurait dû réaliser. C'est ce que
David a fait.
D'abord le nu. « J'ai entrepris de faire une chose toute nou-
velle, » disait-il à ses élèves en parlant du tableau des Sabines.
<( Je veux ramener l'art aux principes qu'on suivait chez les
Grecs... J'étonnerai bien des gens : toutes les figures de mon
tableau seront nues, et il y aura des chevaux auquels je ne met-
trai ni mors, ni brides... » C'est fort bien dit pour un statuaire,
et le lamentable spectacle que nous donnent, sur toutes les places
publiques d'Europe, les monumens élevés à nos contemporains,
en redingote, en veston, en bottes et chapeau haute forme,
prouve assez qu'on a eu grand tort d'oublier cette loi. Mais,
en peinture, c'est autre chose, et la plupart des chefs-d'œuvre
de tous les temps sont faits de figures vêtues, fût-ce de la plus
bizarre façon et de la plus compliquée. La complication même
et le fouillis sont une joie pour le peintre. Un coloriste ne se fût
pas tenu d'aise devant les uniformes de l'Empire. Se figure-
t-on Rubens ou Véronèse en face de Murât ou de Cambacérès, les
consuls empourprés passant, comme des flammes, dans un oura-
gan d'ors, d'aciers, de buffleteries, le jaillissement des plumets,
la cascade des dentelles, le mince croissant des sabres rejoi-
gnant l'étoile des éperons I En s'interdisant le costume contem-
porain, David s'interdisait toutes ces ressources pittoresques. De
plus, il s'obligeait à ne peindre aucun groupement en profon-
deur, car rien n'est plus déplaisant qu'une foule d'académies
gesticulantes, qu'une grappe humaine. En dépit du Jugement de
Michel-Ange, et de quelques Darmiations de Rubens, on ne
voit pas que l'artiste ait jamais pu se tirer d'une foule où tous
les plans sont occupés par des académies.
Aussi David ne l'a-t-il pas fait ! Il a observé qu'en sculpture, on
ne pouvait donner l'idée de la profondeur, ni du lointain. Sa
peinture en est donc dépourvue. Sa composition se développe
toujours en longueur, jamais en profondeur. Non seulement elle
ne creuse pas, mais elle bombe. C'est de la peinture convexe,
les figures centrales étant toujours les plus en avant et les plus
éclairées, les figures latérales ou le décor latéral tournant et
100 REVUE DES DEUX MONDES.
s'enfonçant dans l'ombre ou les demi-teintes, comme vus dans
un miroir bombé. C'est très frappant dans les Sabines, et rigou-
reux comme un théorème : on peut l'observer dans toutes ses
autres œuvres. Il serait facile de les traduire en bas-relief : ce
sont les lois du bas-relief qui les ont dictées.
Une autre loi purement statuaire a dicté ses gestes, loi
oubliée à la vérité par notre sculpture moderne, mais très sen-
sible dans l'Antique admiré du temps de David ; V Apollon, le
Laocoon, le Gladiateur, par exemple. Le geste est en extension :
il se profile également de tous les côtés ; il est choisi, non pas
du tout pour son efficacité, ni pour sa vérité, encore moins pour
sa nouveauté ou pour son caractère, mais pour la révélation
qu'il nous donne d'un jeu de la machine humaine, pour son
équilibre harmonieux, pour sa ligne et sa plastique. Les Horaces,
le Socrate, le Romulus, les compagnons de Léonidas peuvent
être mis sur un socle, au milieu d'une pelouse : nul n'imaginera
qu'ils soient tirés d'un tableau.
De plus, la statue étant, de sa nature, une image matériel-
lement semblable à la figure humaine, il suffirait d'assez peu
de chose en couleur et en expression, pour en faire un trompe-
l'œiî, — comme il arrive dans les iigures de cire, — ce qui
détruirait toute impression esthétique. Il faut donc s'abstenir
non seulement de toute couleur vraie, mais de tout réalisme trop
prononcé. Pour la même raison, la figuration de la laideur ou
une caractérisation assez forte pour aller aux confins de la cari-
cature, les signes de la maladie ou de la caducité, en un mot,
toute chose déplaisante à croire réelle, doivent être évités dans
une forme d'art qui les matérialise. La Buveuse accroupie, du
Louvre, n'est tolérable qu'à cause de sa petite taille. En pein-
ture, au contraire, il y a nombre d'œuvres admirables où sont
représentés non seulement la laideur et la maladie, la vieillesse
et la souffrance, mais le grotesque : d'abord, parce qu'elles sont
moins matérialisées qu'en statuaire et ensuite parce qu'elles
peuvent être magnifiées par la couleur qui, par elle-même et
toute seule, est une beauté. Ainsi donc, la laideur n'est pas
sculpturale, mais elle est pittoresque. En la proscrivant de sa
peinture, en ramenant toutes ses figures à un type uniforme de
beauté régulière, David a donné le plus parfait exemple d'ennui
qui se puisse imaginer.
Encore, s'il avait varié l'expression ! Mais autant qu'à les
A l'exposition DAVID. 101
rendre belles, il s'est appliqué à rendre les physionomies impas-
sibles ! De la statuaire grecque où cette impassibilité est admi-
rable, il l'a transportée dans la peinture où elle n'a que faire. Au
début, formé par l'école de Bouclier, il animait encore ses
figures. (( Voyez-vous, disait-il à son élève I^tienne, en lui mon-
trant deux têtes dessinées d'après l'antique, à Rome, dans sa
jeunesse, voilà ce que j'appelais, alors, l'antique tout cru. Quand
j'avais copié ainsi cette tête avec grand soin et à grand'peine,
rentré chez moi, je faisais celle que vous voyez dessinée auprès.
Je l'assaisonnais à la sauce moderne, comme je le disais dans ce
temps-là. Je fronçais tant soit peu le sourcil, je relevais les
pommettes, j'ouvrais légèrement la bouche; enfin, je lui donnais
ce que les modernes appellent de V expression et ce qu'aujour-
d'hui I c'était en 1807), j'appelle de la grimace.., » Peu à peu, en
effet, il parvint à mettre, en peinture, de 1' (( antique tout cru, »
— c'est-à-dire à priver totalement ses figures, non seulement
des « grimaces » de Boucher, qui étaient une affectation de la
vie, mais de la vie elle-même.
En même temps, il les priva de toute ambiance naturelle et
pittoresque. En sculpture, en effet, il ne faut pas d'accessoires,
détachés de l'ensemble, surtout pas de simulation, en une
matière dure, d'objets souples et effilés, encore moins de paysage,
de lointain, de tout ce qui est fluide et vaporeux. Il n'y en a
pas, non plus, chez David. Les pièces où se meuvent ses héros
sont vides : elles ne peuvent servir qu'à faire de l'escrime. Ses
chevaux, comme il s'en vante, n'ont ni mors, ni brides. Quant
au paysage, il est purement idéographique. David n'a jamais
fait qu'un paysage en sa vie : c'est qu'il était en prison. Quand
il veut représenter Leonidas, il donne à un de ses élèves un
plan topographique des Thermopyles et il lui fait bâtir une vue
perspective là-dessus. Enfin, l'atmosphère est nulle. Une fois ses
figures posées, il ne met pas d'air autour. Il compte, comme le
sculpteur, sur l'air ambiant pour adoucir, fondre, faire trembler
les contours. Sa couleur est lamentable. Pour bien montrer que
l'Art doit prêcher l'austérité aux peuples, il semble peindre avec
le brouet noir des Spartiates. « Il met du noir et du blanc pour
faire du bleu, du noir et du jaune pour faire du vert, de l'ocre
rouge et du noir pour faire du violet, » dit Delacroix, et, en effet,
dans sa peinture académique, c'est à peu près exact. Sa facture
est plus affreuse encore. En réaction contre la touche libre, savou-
102 REVUE DES DEUX MONDES.
reuse de Fragonard, il adopte un faire lisse, partout égal, partout
glacé : le plus vilain « métier » peut-être qui ait jamais paru
dans la peinture française.
Retournez-vous vers ses portraits, ou ses « peintures-por-
traits » comme le Sacre, revenez surtout vers ses portraits
inackevés, vers tout ce qu'il a fait sans système : aucun de ces
défauts ne s'y retrouve plus. Donc, rien de tout cela ne lui était
naturel, tout a été voulu, cherché, conquis. Chez lui, comme chez
la plupart de ses élèves, — chez Gros, surtout, — la peinture est
une lutte continuelle et tragique entre le devoir et le plaisir : le
plaisir qui leur inspire, naturellement et sans grand effort, des
chefs-d'œuvre; le devoir qui, avec beaucoup de peine et d'intel-
ligence dépensées, leur dicte des œuvres froides et insipides.
L'antithèse se poursuit partout : chez Gérard : comparez son
Murât ou sa Récamier' avec sa Corinne au Cap Misène ; chez
Girodet : comparez son De Sèze ou son Murât avec son Hippo-
craie ou sa Danaé ; chez Gros : comparez son Chaptal à son
Éleazar ; chez M. Ingres : comparez son Gratiet et l'esquisse de
sa femme avec son Achille ou sa Stratonice. Partout, chez l'élève
comme chez le Maître, nous voyons le portrait ou la scène
contemporaine dus à son goût instinctif de la réalité, demeurer,
après un siècle écoulé, une œuvre admirable. Et partout, nous
voyons la grande composition historique, sur quoi il comptait
pour passer à la postérité, nous faire douter de son talent. Si,
par delà les nues, quelque Fabre étudie, au microscope, les
insectes que sont les hommes, il doit être stupéfait des mer-
veilleux ouvrages faits par l'artiste dans les limites de son
instinct et du piteux échec des systèmes où sa raison raison-
nante est intervenue.
Robert de la Sizeranine.
VOLTAIRE INÉDIT
LE CHAPITRE DES ARTS DE L ESSAI SUR LES MŒURS
Établi à Cirey en 1733, Voltaire, entre plusieurs projets, avait celui
d'achever une Histoire de Louis XIV, entreprise dès 1732. Il éprouva
tout d'abord une difficulté assez inattendue : M'"^ du Châtelet, vouée
depuis peu à la science, n'avait point le goût de l'histoire. Sa raison
solide répugnait à « l'afféterie » des belles-lettres ; elle admettait la
tragédie, dont les succès rapportent à l'auteur, les vers impromptus,
qui débités à propos donnent du reUef dans la société; mais pour
Tacite, elle le traitait de « bégueule qui dit les nouvelles de son
quartier. » Enfin elle était fille d'un homme d'État; dès l'enfance,
elle savait combien sont pernicieux, dans un gouvernement réglé, les
livres qui relatent les actions des ministres; elle ne concevait pas,
disait-elle, le plaisir d'écrire un ouvrage condamné à ne pas voir le
jour. Aussi tenait-elle enfermées les notes et les esquisses de son ami
et la clef en était dans son tablier.
Tout appliqué que fût le poète à s'instruire dans la géométrie, il ne
laissaitpas de regretter ses anciennes études. La rigueur des théorèmes
contenait mal sa fantaisie, et, du reste, son entendement ne passait pas
le second Uvre d'Euchde. Il entreprit de réduire la marquise. Dans les
termes où ils étaient, rien de plus aisé en apparence, et peu d'affaires
au fond, qui fussent plus déhcates. Si le plaisir de l'esprit, \if et mu-
tuel, avait éclairé les débuts de leur commerce, ils n'y furent bientôt
retenus, l'un que par la vanité, l'autre que par l'intérêt; le cœur n'était
point de la partie, et M'"^ du Châtelet, nature sèche et dominatrice, se
dédommageait de la dépendance où elle était à certains égards par
une hauteur intraitable surtout le reste. Il n'y avait pas espoir de
l'amener à rien, si l'on n'engageait pas son amour-propre.
104 REVUE DES DEUX MONDES.
Voltaire lui fit voir en conséquence la gloire qu'il y aurait à elle
d'appliquer son génie à l'histoire. Elle se défendait par de bonnes
raisons. « Que m'importe, disait-elle, à moi Française "vdvant dans ma
terre, de savoir qu'Égil succéda au roi Haquin en Suède et qu'Otoman
était fds d'Ortogul? Je ne vois dans l'histoire que de la confusion et
des récits de bataille, dans lesquelles je n'apprends pas seulement de
quelles armes on se servait pour se détruire. — Mais, disait-il, si parmi
tant de matériaux bruis et informes, vous choisissiez de quoi vous
faire un édifice à votre usage; si vous faisiez de ce chaos un tableau
général et bien articulé; si vous cherchiez à démêler dans les événe-
mens l'histoire de l'esprit humain?» Cette idée lui plut, comme philo-
sophique; et « le respectable Bossuet » ayant terminé son histoire à
Charlemagne, il fut convenu qu'on prendrait l'histoire universelle à
cette époque, et qu'on la conduirait au siècle de Louis XIV pour lui
servir d'introduction. Le poète commença de Ure Puffendorf, et dans
un séjour qu'il dut faire à Bruxelles pour un procès de la marquise, il
trouva les plus grands secours chez M. de Witt, petit-fils du Grand
Pensionnaire, et possesseur d'une des plus riches bibliothèques de
l'Europe.
L'étude du moyen âge était très ingrate, celle surtout qui touche
aux disputes de l'Éghse romaine et de l'Éghse grecque, aux querelles
du Sacerdoce et de l'Empire. Voltaire ne se retrouvait avec plaisir que
dans l'histoire des sciences et des arts. Cette partie, dit-il, devint son
principal objet; bientôt il dirigea ses recherches sur les peuples de
l'Orient, « dont tous les arts nous sont venus avec le temps » et dont
Bossuet n'avait presque rien dit. Il s'aperçut que « dans nos siècles de
barbarie et d'ignorance qui suivirent le déchirement de l'Empire ro-
main, nous reçûmes presque tout des Arabes : astronomie, chimie
médecine, arithmétique, algèbre, géographie... Plusieurs morceaux
de la poésie et de l'éloquence arabe me parurent subhmes et je les
traduisis; ensuite, quand nous vîmes tous les arts renaître en Europe
par le génie des Toscans et que nous lûmes leurs ouvrages, je fis autant
que je le pus des traductions exactes en vers des meilleurs endroits
des poètes des nations savantes. Je tâchai d'en conserver l'esprit. En
un mot, l'histoire des arts eut la préférence sur l'histoire des faits (t). »
Dès 1742, Voltaire était à même d'envoyer un morceau de son his-
toire au Grand Frédéric, qui la trouva « réflécliie, impartiale, dépouillée
de tous les détails inutiles. »En 1745, patronné par M"'« de Pompadour,
nommé historiographe et sur le point d'entrer enfin à l'Académie, il
hasarda de donner au Mercure, sous le titre de Nouveau -plan d'une
histoire de VEsprit humain, quelques morceaux sur la Chine et les
(1) Préface du tome troisième de l'Abrégé de l'Histoire universelle, che'/; Walther
à Dresde, 1734.
VOLTAIRE INÉDIT. 105
Indes, les Normands au ix® siècle, l'état des empires d'Orient et d'Oc-
cident au ix« siècle, de l'Europe au x« siècle et de l'Espagne au
XII® siècle. « Les auteurs du Mercure retranchèrent pieusement tout ce
qui regarde l'Église et les papes. » En réalité, ils semblent avoir sup-
primé certains chapitres, comme ceux de VOrigine de la puissance des
papes et de la Religion du temps de Charlemagne, plutôt que mutilé en
détail la prose de Voltaire. <> Apparemment, dit-il, que ces examina-
teurs voulurent avoir des bénéfices en Cour de Rome. Pour moi, qui
suis très content de mes bénéfices en Cour de Prusse, j'ai été un peu
plus hardi. » En 1750, nouveaux fragmens dans le Mercure. Un libraire
ne tarda pas à les recueilhr et les joindre à une édition de Micromégas,
que l'auteur désavoua, selon son habitude. Mais il en profita pour dé-
clarer ce qu'il y avait de neuf dans son ouvrage : il s'était attaché à
peindre les mœurs des hommes, plutôt que « les naissances, les ma-
riages et les pompes funèbres des rois. » Et en effet, tel qu'on peut la
lire dans cette édition, cette Histoire de l'esprit humain fait assez bien
voir quel était à l'origine le dessein de Voltaire : une érudition sobre
et désmvolte ; un exposé des faits, mais qui motivât seulement les
sentimens de l'auteur sur les mœurs, les usages, les lois, les gouA^erne-
mens; une histoire assez diUgente de l'opinion, qui mène le monde;
et en regard celle des arts, des inventions, des découvertes, qui oiît
renouvelé la face de la terre ; quelques récits des guerres, compris
dans le catalogue « des sottises du genre humain, » et ce qui n'allait
pas sans hardiesse, à une époque tout ensanglantée par les préten-
tions des princes, une apologie continuelle des poètes, des savans,
des navigateurs, et jusque des marchands, mis en parallèle avec les
conquérans. L'ouvrage, en un mot, n'était qu'un petit brûlot, mais oîi
souffiait à pleines voiles l'esprit de la « philosophie. »
Les morceaux de V Essai sur les mœurs, publiés jusqu'à 1750, sont
des morceaux authentiques, et, ce qui est rare avec Voltaire, reconnus
par l'auteur. Ceux qui ont vu le jour par la suite ne sont probablement
pas moins originaux ; mais ils sont disqualifiés par les insinuations, les
réticences et les désaveux du grand homme.
En mai 1751, à Potsdam, Voltaire fut avisé, par M™^ Denis, que son
secrétaire valet de chambre Longchamp, resté à Paris avec elle pour
la modérer dans ses dépenses, avait détourné tous ses papiers : justice,
en était demandée par elle au lieutenant de police. Le poète aussitôt
d'envoyer une annonce au Mercure : « Toute la partie qui regarde les
arts depuis Charlemagne et celle de l'histoire publique depuis Fran-
çois I" ont été perdues. Si quelqu'un est en possession de ce manu-
scrit, encore très imparfait et qui ne peut guère servir qu'à son auteur,
il est prié très instamment de vouloir bien le lui remettre. » A quel-
ques jours de là, Longchamp rendit les papiers à M'"^ Denis sans in-
106 REVUE DES DEUX MONDES.
tervention dn magistrat : ces papiers étaient VHisioire universelle,
celle du Siècle de Louis XIV, les Campagnes de Louis XT'et enfin la
Pucelle ; et comme Voltaire, instruit de la restitution, réclamait encore
certain manuscrit in-folio de V Histoire universelle , le secrétaire lui
écrivit : « A l'égard du manuscrit in-folio dont vous parlez, épais de
trois doigts et qui est une suite de votre histoire générale, je n'en ai
jamais connu d'autre que celui que je a^ous ai envoyé ; mais celui-là
n'est point écrit de votre main. Il se trouve encore un manuscrit dans
votre bibliothèque à Paris, où il n'y a que peu de pages écrites par
vous-même : et c'est aussi une suite de la môme histoire. Voilà tout ce
que j'ai jamais vu chez vous à ce sujet. Croyez que cet article est la
pure vérité. »
On n'examinera pas si, dans cette affaire, Longchamp est tombé,
comme il le prétend, dans un piège de M'"*^ Denis. Mais n'est-il pas
singulier qu'il nie l'existence du gros in-folio réclamé par Voltaire, et
que, d'autre part, il découvre celle d'an petit in-folio, qui s'est
conservé jusqu'à nos jours, et que Voltaire déclara toujours avoir dis-
paru? Car après l'annonce du Mercure, comme on lui signalait diverses
copies de V Essai, l'historien répondait : « Ce n'est pas là ce que je
cherche. On m'a volé l'histoire entière des arts. Je m'étais donné la
peine dé traduire des morceaux de Pétrarque et du Dante et jusqu'à
des poètes arabes que je n'entends point : le siècle de Louis XIV
devait se renouer à cette histoire générale. Il y a grande apparence
que ce malheureux valet de chambre avait aussi volé celui que je
regrette, et qu'ille brûla quand ma nièce exigea de lui le sacrifice de
tout ce qu'il avait copié. » En décembre 1753, ayant reçu à Colniar
« le fatras énorme de ses papiers, » il persista à donner ce manuscrit
comme perdu. Il n'y a pourtant pas de doute que le cahier ne se soit
trouvé parmi ses papiers : dans une Lettre à M..., professeur en
histoire, composée dans ce mois de décembre 1753, sont insérés les
passages traduits de Dante et des poètes orientaux.
Ces contradictions cessent d'être un mystère dès qu'on les rap-
porte à r.4 />re^e de l'histoire universelle depuis Charlemagne jusqu'à
Charles-Quint ,^\i\À\é en cette fin de 1753 par Jean Néaulme, hbraire à
la Haye et à Ferhn. Ce n'est pas que l'on doive préciser la part directe
ou indirecte que Voltaire put avoir dans cette édition. Le hbraire, dans
sa préface, dit avoir acheté l'une des copies qui, selon l'auteur même,
se trouvaient entre les mains de trente particuliers ; et il n'y a rien là
d'in vraisemblable. Mais Jean Néaulme, dès 174"2, avait reçu la pro-
messe de cette édition, et depuis il s'était rencontré à Potsdam avec
l'auteur. Mais l'habitude de Voltaire fut toujours de susciter des édi-
tions « fausses » de ses œuvres. Mais le philosophe, pour désavouer
ces deux volumes, n'imagina pas mieux que d'en donner lui-même une
VOLTAIRE INÉDIT. 101
suite, avouée celle-ci, et intitulée lome troisième. Mais Jean Néaulme,
sans nécessité, dit encore dans sa préface que cet abrégé semble com-
plet, quoiqu'il s'arrête à Charles VII quand le titre promet Charles-
Quint; et il ajoute : « Ainsi il est à présumer que ce qui devrait suivre
est cette partie différente d'histoire qui concerne les arts, qu'il serait
à souhaiter que M. de Voltaire retrouvât. » Prétexte aussitôt exploité
par l'auteur dans sa Lettre à M... : « Mon principal but, dit-il, avait
été de suivre les révolutions de l'esprit humain dans celles des gou-
vernemens. Je cherchais les routes du commerce qui répare en secret
les ruines que les sauvages conqu-érans laissent après eux; j'examinais
comment les arts ont pu renaître et se soutenir parmi tant de
ravages. » Cette histoire des arts, ces routes du commerce, c'est-à-dire
les voyages des Portugais et la découverte du Nouveau-Monde, qui
se trouvaient dans le manuscrit « volé » par Longchamp, il n'en était
pas traité dans l'édition de la Haye : donc elle était supposée, donc
elle n'étaift pas son ouvrage véritable. Enfin, nous avons les lettres de
Voltaire à Néaulme; les unes sont publiques et accablantes pour le
libraire; et dans celles qu'il lui écrit en particulier, H lui reproche dou-
cement son impression hâtive et incorrecte, iU'assure qu'il est « avec
douleur, mais sans aucun ressentiment, toujours prêt à lui rendre
service. »
Il y avait en effet des omissions regrettables dans l'édition de la
Haye. Néaulme, dès l'avertissement, avait défiguré cette phrase de
Voltaire : « Les historiens ressemblent à quelques tyrans dont ils
parlent : ils sacrifient le genre hnmain à un seul homme. » Il im-
prima : « les historiens, semblables aux rois, sacrifient le genre
humain à un seul homme. » Le philosophe alors se crut perdu, et à
tout le moins exilé. A la vériié, je n'ai pas trouvé trace de cet exil
aux archives, ni même du moindre blâme : mais après l'aventure de
Francfort, c'était beaucoup pour Voltaire que de ne pas trouver à
Paris^le dédommagement d'un accueil triomphal, tel qu'il le devait
recevoir vingt-cinq ans plus tard. 11 accusa ses ennemis de Berlin
« de vouloir le perdre en France après l'avoir perdu en Prusse, » et
[)armi ces méchans, il alla jusqu'à compter Frédéric lui-même. Pour
se disculper, il pria Malesherbes de supprimer l'ouvrage; il lui
adressa de Colmar le procès-verbal, rédigé par deux notaires, de la
collation de son manuscrit véritable avec l'édition de la Haye : dans
ces deux volumes, on avait relevé jusqu'à quatorze omissions ou
variantes, parmi lesquelles « l'affectation sensible de mettre docteurs à
la place d'imuas. » Puis, comme personne n'avait garde à ces désaveux,
il s'occupa d'amender l'ouvrage en vue d'une édition nouvelle.
Cette édition, qui occupe les tomes XI et suivans des œuvres com-
plètes imprimées par Cramer à Genève, fait avec l'édition Néaulme
108 REVUE DES DEUX MONDES.
un sujet de comparaison bien instructif. En général, le premier texte a
subsisté ; mais il est remarquable que tous les passages ofTensans pour
Rome aient disparu, ceux mêmes qui rapportent les faits les mieux
reconnus du Saint-Siège, comme l'aversion invincible qu'il a toujours
inspirée aux Églises d'Orient. En revanche, on y voit maints nouveaux
paragraphes, célébrant la décence, la gravité de l'ÉgUse romaine. Elle
apparaît gouvernée, non seulement par des hommes pleins d'huma-
nité, mais par des sages, par des philosophes : « Elle a toujours eu cet
avantage de pouvoir donner au mérite ce qu'ailleurs on donne à la
naissance. Aujourd'hui, en Allemagne, il y a des couvens où l'on ne
reçoit que des nobles. L'esprit de Rome a plus de grandeur et moins
de vanité... Elle était fuite pour donner des leçons aux autres. » Enfin
des additions considérables avaient porté au nombre de 68 les 49
chapitres de l'édition Néaulme : peu à peu la compilation des faits
l'emportait sur l'examen philosophique ; les réflexions hardies qu'on y
voit encore sont diluées, sont assombries sous le fatras de l'érudi-
tion. Lors de l'édition définitive en 1768, Voltaire avait répudié son
premier dessein. Il considérait son œuvre comme un manuel d'his-
toire à l'usage des gens du monde, il souhaitait sa diffusion dans les
collèges, et il faisait remarquer qu'à l'époque où elle fut entreprise,
« aucune des compilations universelles qu'on a vues depuis n'existait. »
. C'est qu'un événement comparable à son séjour en Angleterre, et à
la rencontre de M""= du Châtelet, avait remué depuis peu l'esprit du
philosophe : il venait de découvrir le commerce des érudits, per-
sonnes qui n'étaient point à la mode au temps qu'il vivait à Paris.
Près de Colmar, où il résida plus d'un an à son retour de Prusse, était
l'abbaye de Senones, dirigée pour lors par le célèbre dom Calmet. Le
religieux ouvrit sa bibliothèque à l'homme du monde ; il le persuada
de composer un ouvrage utile plutôt que de recueillir les sailhes de
son esprit; et Voltaire, bientôt, ne céda pas moins à l'entraînement de
l'étude qu'à l'autorité vénérable de l'exégète. Vers le même temps, il
renouait d'anciennes relations avec le pasteur Vernet, professeur à
l'université de Genève. Enfin il avait pour secrétaire un certain CoUni,
jeune Florentin quelque peu antiquaire, et par conséquent érudit.
Celui-ci admirait beaucoup qu'on osât écrire une histoire universelle
avec le secours de cinq ou six volumes ; et il s'échappait parfois en
sourires que son maître surprenait, et, à part soi, mettait à profit.
Voilà les dispositions qui firent abandonner par Voltaire ce Cha-
pitre des arts, auquel il attribuait d'abord tant de prix. Car ce n'est
pas pour avoir donné longtemps ce chapitre comme perdu que le
philosophe a renoncé aie comprendre dans son Essai : dans le « tome
troisième » publié à Dresde en juillet 54, il le faisait encore désirer, le
promettant dès les premières pages, et terminant l'ouvrage sur ce
VOLTAIRE INÉDIT. 109
propos : « Je parlerai ailleurs de l'empire de l'esprit qu'eurent les seuls
Italiens dans tous les genres de science, de littérature et de beaux-
arts. » Mais dès qu'U renonçait aux vues d'ensemble et s'astreignait à
la chronologie, il n'avait plus de place pour ce brillant tableau : force
lui fut de le morceler, et d'en répartir selon les époques des frag-
mens du reste fort abrégés, notamment dans les chapitres 82 et 121 de
Y Essai sur les mœurs.
Correspondant par son format et son épaisseur, — in-folio couronne
de 160 pages, — à la description du manuscrit « volé » parLongchamp,
le manuscrit autographe du chapitre des arts se trouve aujourd'hui à
Saint-Pétersbourg, parmi les papiers de Voltaire conservés dans sa
propre bibliothèque. Achetée par l'impératrice Catherine II en 1780,
cette bibliothèque fut transportée en Russie et rangée dans l'ordre
même qu'elle occupait à Ferney par le secrétaire du grand homme :
elle comprend près de 6 000 volumes, parmi lesquels une vingtaine
de gros volumes manuscrits où se trouvent pèle-méle les mémoires
utilisés par Voltaire dans ses ouvrages historiques, de nombreuses
notes et remarques sur l'histoire, la religion, la philosophie, quelques
manuscrits annotés de ses tragédies, le premier jet des chapitres 1-41 à
152 de V Essai sur les mœurs, les minutes des lettres au roi de Prusse,
enfin les dossiers des affaires la Barre et Lally, tous documens qui
méritent une étude particulière. Nous n'ignorons pas qu'en matière
d'art l'érudition de Voltaire n'est guère moins faible que touchant
l'histoire du moyen âge ou les institutions de la Chine. Encore ne
croyons-nous pas devoir laisser dans l'ombre cet important morceau.
Il nous fait toucher en effet ce qu'était l'^'ssai sur les mœurs, avant que
l'auteur n'ait voué quinze ans de sa vie, selon l'expression de Ville-
main, « à l'augmenter, à le remanier et à le gâter. »
Fernand Caussy.
Depuis les inondations des barbares en Europe, on sait que
les beaux arts furent ensevelis sous les ruines de l'empire d'Oc-
cident. Gharlemagne voulut en vain les rétablir. L'esprit goth
et vandale étouffèrent ce qu'il lit à peine revivre.
Les arts nécessaires furent toujours grossiers, et les arts
agréables ignorés. L'architecture, par exemple, fut d'abord ce
que nous appelons l'ancien gothique ; et le nouveau gothique,
qui commença du temps de... n'a fait qu'ajouter des orne-
mens vicieux à un fond plus vicieux encore. La sculpture, la
gravure étaient informes. Les étoffes précieuses n'étaient tissées
qu'en Grèce et dans l'Asie Mineure. La peinture n'était guère
en usage que pour couvrir de quelques couleurs des lambris
110 REVUE DES DEUX MONDESa
épais. On chantait et on ignorait la musique ; on n'a jusqu'au
XIV® siècle aucun ouvrage de bon goût en aucun genre. On
parlait, on écrivait et l'éloquence était inconnue. On faisait
quelques vers, tantôt en latin corrompu, tantôt dans les idiomes
barbares, et on ne connaissait rien de la poésie.
... Nous avons vu les malheurs delà terre entière, Gengis-
khan, etc., mais au moins au xiv^ siècle l'Asie riclie et heu-
reuse, Perse, Chine, Indes ; l'Europe toujours faible, divisée et
barbare, Allemagne. Italie, France sous Charles VII, Etats de
Charles VII...
Il n'en était pas tout à fait ainsi dans l'Orient. Constantin
nople conserva les arts jusqu'au temps où elle fut désolée par
les Croisades. Elle fournissait même quelquefois des mathéma-
ticiens aux Arabes. Plusieurs empereurs écrivirent en grée avec
pureté.
Aben ou Eben Sina que nous appelons Avicenne florissait
chez les Persans au xi® siècle et nul homme alors en Europe
n'était comparable à lui. Il était né dans le Korassan qui
est l'ancienne Bactriane. La géométrie, l'éloquence et la poésie
furent depuis lui en honneur dans la Perse; aucun de ces arts, à
la vérité, n'y fut porté à son comble et j'ai toujours été étonné
que l'Asie qui a fait naître tous les arts n'en ait jamais perfec-
tionné aucun. Mais enfin ils y subsistaient, tandis qu'ils étaient
anéantis en Europe.
J'ai déjà remarqué (1 1 que Tamerlang, loin de leur être
contraire, les favorisa. Son fils Haloucoucan fit dresser des
tables astronomiques, et son petit-fils Houlougbeg en composa de
meilleures avec l'aide de plusieurs astronomes. Ce fut lui qui fit
mesurer la terre (2 .
Notre Europe avait cependant cette supériorité sur eux
d'avoir inventé la boussole et la poudre et enfin l'imprimerie.
Mais ces connaissances déjà vulgaires à la Chine ne furent
point en Europe le fruit de la culture assidue des arts. Le génie
du siècle, l'encouragement des princes n'y contribuèrent pas.
Ces découvertes furent faites par un instinct heureux d'hommes
grossiers qui eurent un moment de génie.
Les Orientaux avaient d'ailleurs un grand avantage sur les
Européeas. Leurs langages s'étaient soutenus, l'arabe par
(1) Dans le cliapike 88 de l'Essai swr les mœurs.
{■2) Tome 18, Académie des Sciences. (Noie de Voltaire.)
VOLTAIRE INÉDIT. Jll
exemple n'avait jamais change', et la langue persane, refondue
dans l'arabe, était fixe et constante depuis la grande révolution
qu'apporta la loi de Mahomet^
C'est par cette raison que les poètes arabes et persans qui
faisaient, il y a huit 'cents ans, tles délices de leurs contempo-
rains plaisent encore aujourd'hui, tandis que les jargons euro-
péens des xii® et xiii^ siècles ne sont plus entendus.
On ne trouve pas à la vérité dans leurs ouvrages de poésie
et d'éloquence plus de perfection que dans les autres arts. Il y a
toujours plus d'imagination que de choix, plus d'enflure que
de grandeur. J'avoue qu'[ils peignent avec la parole], mais ce
ne sont que des figures hardies mal assemblées, ils ont trop
d'enthousiasme pour penser finement, l'art des transitions n'a
jamais été connu d'eux : quelque poésie orientale qu'on lise, il
est aisé de s'en convaincre.
Sady, par exemple, né comme Avicenne en Bactriane, le plus
grand poète persan du xiii® siècle, s'exprime ainsi en parlant de
la grandeur de Dieu :
[Il sait distinctement ce qui ne fut jamais,
De ce qu'on n'entend point son oreille est remplie,
Prince, il n'a pas besoin qu'on le serve à genoux.
Juge, il n'a pas besoin que sa loi soit écrite.
De l'éternel burin de sa prévision
Il a tracé nos traits dans le sein de nos mères.
De l'aurore au couchant il porte le soleil.
11 sème de rubis les masses des rochers.
Il prend deux gouttes d'eau, de l'une il fait un homme,
De l'autre il arrondit la perle au fond des mers.
L'Être au son de sa voix fut tiré du néant.
Qu'il parle, et dans l'instant l'Univers va rentrer
Dans les immensités de l'espace et du vide.
Qu'il parle, et l'Univers repasse en un clin d'oeil
De l'abime du rien dans les plaines de l'être.]
On sent dans cette version assez littérale un esprit hardi et
poétique pénétré de la grandeur de son sujet et qui commu-
nique à l'àme du lecteur les élancemens de son imagination.
Mais si on lit le reste, on sent aussi l'irrégularité de cent figures
incohérentes entassées pêle-mêle. Le style qui étonne doit à la
longue fatiguer. Il faut convenir que les Orientaux ont toujours
écrit vivement, et presque jamais raisonnablement. Mais avant
le xiv^ siècle, nous ne savions faire ni l'un ni l'autre. J'avertis
112 REVUE DES DEUX MONDES,:
ici que toutes les poésies des Persans et des Arabes sont en
rimes et que c'est bien mal à propos qu'on impute à nos moines
d'avoir introduit la rime. Toutes les nations ont rime', excepté
les Grecs, et les Romains leurs imitateurs. Mais nos rimes et
notre prose n'avaient rien que de barbare.
Dans cette mort générale des arts, on avait toujours plus de
signes de vie en Italie qu'ailleurs. On y avait au moins les
manuscrits des anciens. La langue latine ressemblait à ces
lampes conservées, disait-on, dans les tombeaux, elle donnait
un peu de clarté. Rome fut toujours plus instruite en tout que
les ultramontains. On voit même que sous Charlemagne, les
moines gaulois de Saint-Denis ayant prétendu que leur musique
valait mieux que celle de l'Eglise de Rome, Charlemagne décida
pour les Romains.
Mais au commencement du xiv* siècle, quand la langue ita-
lienne commença à se polir et le génie des hommes à se déve-
lopper dans leur langue maternelle, ce furent les Florentins qui
défrichèrent les premiers ce champ couvert de ronces. Le
climat de Toscane semble être un des plus favorables aux arts
et à l'esprit humain. Les Toscans avaient autrefois servi de
maîtres aux Romains, et dans la religion et dans plus d'un art,
quoique grossier. Ils leur en servirent encore aux xiv^ et xv®
siècles. Tout ce qu'on connaissait d'éloquence en Italie n'était
presque renfermé que dans la Toscane. On en vit un témoi-
gnage bien étrange lorsque Roniface VÏII donna en un jour
audience à douze envoyés de douze difïérens princes de l'Europe,
qui le complimentèrent sur son avènement au pontificat. Il se
trouva que ces douze orateurs étaient tous de Florence (1).
Le premier ouvrage écrit dans une langue moderne qui ait
conservé sa réputation jusqu'à nos jours, est celui du Dante. Cet
auteur naquit à Florence en 1265. La langue italienne prit sous
sa plume des tours nouveaux et eette même forme qui subsiste
aujourd'hui, quoique beaucoup de ses expressions soient hors
d'usage. On n'entend plus ce qui se composait alors dans les
autres idiomes de l'Europe, et le style du Dante parait moderne,
je dis son style, que je distingue des mots surannés et de quel-
ques termes de jargon. Ses vers faisaient déjà la gloire de l'Italie
(1) Cliap. 82 : « Florence était alors une nouvelle Athènes: et parmi les ora-
teurs qui vinrent de la part des villes d'Italie haranguer Boniface VIH sur son
exallalion, on compta dix-huit Florentins. »
VOLTAIRE INÉDIT. 113
lorsqu'il n'y avait encore aucun bon auteur prosaïque en langue
vulgaire. Toutes les nations ont commencé à se signaler par la
poésie avant de réussir dans la prose.
Homère est longtemps avant Thucydide, Térence florissait
avant que Rome eût un orateur. Il en fut de môme à la renais-
sance des lettres. Ne serait-ce point parce qu'on écrit en prose
trop aisément et que l'esprit se contente alors de l'incorrect et
du médiocre ; mais, dans la poésie, la contrainte force l'esprit à
se recueillir davantage, à chercher des tours et des pensées, car
dans la littérature comme dans les affaires, les grandes choses
naissent des grands obstacles.
On ne peut pas dire que le poème du Dante soit fondé sur le
bon goût. Ce qui fait dans V Enéide les deux tiers du sixième
chant est chez le Dante le sujet de près de quatre-vingt-treize
livres. Il rencontre Virgile à la porte des Enfers, le grand poète
latin est dans ces lieux souterrains avec Homère, Orphée, Pla-
ton, Socrate, Démosthène, Gicéron et tous ceux qui, ayant été
vertueux sans être instruits du mystère de la rédemption, ne
sont ni reçus dans le ciel, ni confondus avec les damnés. Vir-
gile apprend au Dante qu'à peine était-il arrivé dans ces lieux
mitoyens qu'il vit un homme divin forcer les portes des enfers
et amener au ciel en vainqueur les âmes de plusieurs justes (1).
La longueur du poème, la bizarrerie et l'intempérance d'une
imagination qui ne sait pas s'arrêter, le mauvais goût du fond
du sujet n'empêchèrent pas que l'Europe ne lût avidement
l'ouvrage et que dans toutes les éditions on ne donnât à l'auteur
le nom de divin. Il est vrai que ses vers ont souvent de l'har-
monie et de l'élégance, que son style est naturel, que ses
images sont variées, qu'il est souvent naïf et quelquefois sublime,
mais ce qui contribua le plus à sa vogue, ce fut le plaisir malin
qu'eurent les lecteurs de trouver dans un ouvrage bien écrit la
satire de leur temps.
Le Dante met en enfer et en purgatoire beaucoup de per-
sonnages connus dont il transmet les actions à la postérité, il
parle même des plus grands intérêts de l'Europe, et surtout des
querelles entre le Sacerdoce et l'Empire. En voici un exemple
qui peut donner une idée de son style et de sa manière de pen-
(1) Cf. Dictionnaire philosophique, art. Dante : « Virgile lui raconte que peu de
temps après son arrivée en enfer, il y vit un être puissant qui vint chercher les
âmes d'Abel, de Noé, d'Abraham, de Moïse, de David. »
TOME XV. 1913. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
ser. Il figure la Papauté et l'Empire sous l'emblème <lo deux
soleils au seizième chant de son Purgatoire. II faut que le lec-
teur pardonne à la faiblesse de la traduction.
[Jadis on vit dans une paix profonde
De deux soleils les flambeaux luire au monde
Oui sans se nuire éclairaient les humains,
Du vrai devoir enseignaient les chemins
En nous montrant de l'aigle impériale
Et de l'agneau les droits et l'intervalle.
Ce temps n'est plus et Rome a trop changé.
L'un des soleils de vapeurs surchargé
En s'échappant de sa saiMte carrière
A su de l'autre absorber la lumière.
La règle alors devint confusion
Et l'humble agneau parut un lier lion
Qui tout brillant de la pourpre usurpée
A réuni la houlette à l'épée] (1),
Il s'exprime comme on peut le voir d'une manière plus
précise et plus forte sur Boniface VII.
Si la satire fait valoir son livre, son génie fait valoir aussi
sa satire. On y trouve des peintures de la vie humaine qui n'ont
pas besoin pour plaire de la malignité de notre cœur. Le Dante
restera toujours un beau monument de l'Italie, ceux qui sont
venus après lui l'ont surpassé sans l'éclipser. Il fut commenté
dix fois et même immédiatement après sa mort. On le traitait
déjà comme ancien et c'est le plus grand effet de J'estime des
contemporains.
Nous nous étonnons aujourd'hui que le Dante ait choisi un
sujet qui paraît si bizarre, mais plaçons-nous au temps où il
vivait. La religion était le sujet de presque tous les écrits et des
fêtes et des représentations publiques. II n'y a rien de si natu-
rel à l'homme ; il répète dans l'âge mûr l'école de son enfance.
L'histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament se représen-
taient sur la place publique et c'est des Italiens qu'on prit cette
coutume en France et en Espagne (2). Ces représentations s'appe-
laient sacrées. Il en restait encore des traces au xvi^ siècle, et
(1) Imprimé avec quelques variantes dans la Lellre à M'", et le chapitre 82 de
VEssai.
(2) Chap. 82 : « L'art des Sophocles n'existait point; on ne connut d'abord en
Italie que des représentations naïves de quelques histoires de l'Ancien et du
Nouveau Testament; et c'est de là que la coutume de jouer les, mystères passa en
France. »
VOLTAIRE INÉDIT. 115
on parle encore à Florence de la mascarade du triomphe de la
Mort que le Roselli fit paraître, dans laquelle des tombeaux
s'ouvraient aux sons d'une musique lugubre et il en sortait
des figures de mort qui criaient dolor, pianto e penitenza...
... Pétrarque. Ses Canzonette, son meilleur ouvrage. Pour
avoir aimé, il est connu de l'univers. S'il n'eût été que philo-
sophe et théologien il serait ignoré. Son triomphe, celui du
Tasse...
Du temps de Pétrarque et même de Dante la comédie était
un peu cultivée en Italie. Il y avait même, outre les farces des
mimes, des pièces assez régulières. On prétend que la Floriana
fut faite avant l'an 1300, et il y a grande apparence qu'on jouait
dès le xiii*^ siècle des comédies assez décentes, puisque saint
Thomas dans ses Questions dit qu'il faut bien distinguer les
histrions qui sont sans bienséance d'avec ceux qui représentent
des pièces où il est permis aux honnêtes gens d'assister. Ces der-
nières, dit-il, sont nécessaires à la douceur de la société. Les
Italiens ont toujours peu sé^ ainsi sur les spectacles. Ces premiers
maîtres en Occident de la religion et de l'art d'écrire savaient
très bien concilier ce qu'on doit aux autels et ce qu'on doit aux
délassemens des hommes. Mais la comédie ne prit une forme
régulière que vers l'an 1480. Le cardinal Bibiena fit cette
fameuse comédie de la Calandra qui a servi longtemps de
modèle aux pièces intriguées des Italiens et des Espagnols.!
L'Italie en ce temps-là, mais surtout la Toscane faisaient
renaître les beaux jours de la Grèce (1). Le Ruccelaï, cousin de
Léon X et de Clément VII, fit représenter en 1516 sa tragédie de
Rosemonde à Florence devant Léon X. Il travaillait à sa Rose-
monde dans le même temps que le Trissin faisait sa Sopho-
nisbe. L'un et l'autre écrivaient en vers libres et imitaient scru-
puleusement les Grecs. Ruccelaï disait que la rime avait été
inventée par l'écho.
Tu sai pur, che l'imagin de la voce
Che risponde da sassi dove VEcho alberga
Sempre nimica fu del nostro regno
E fu inventrice de le prime rime (2).
(1) Chap. 121 : « Rien ne rappelle davantage l'idée de l'ancienne Grèce... [le
cardinal Bibiena avait fait revivre la comédie grecque, »
(2) Les Abeilles, vers 1"J et sq.'L'édition Mazzoni (Bologne, 1887) donne au second
vers la leçon :
Clie risponde da i sassi ov'Eco alberga.
116 REVUE DES DEUX MONDES.t
Mais ce qui faisait encore plus d'honneur au Ruccelaï et au
Trissin et même aux gens de lettres d'alors, c'est qu'ils étaient
rivaux et intimes amis.
L'Arioste né à Ferrare porta plus loin qu'aucun autre la
gloire de la poésie italienne. Jamais homme n'eut plus d'imagi-
nation ni plus de facilité; il réussit dans tout ce qu'il entreprit.
Il peignit les mœurs et sut mettre de l'intrigue dans ses comé-
dies. Ses élégies respirèrent l'amour, ses satires furent un mé-
lange de gravité et d'enjouement. Son poème de Roland le
furieux surprit et enchanta l'Italie par cette rapidité d'imagi-
nation, cette invention inépuisable, ces allégories si bien mé-
nagées qui sont toujours une image agréable du vrai, mais sur-
tout par ce style toujours pur, toujours enchanteur qui fait
grand le mérite de ses ouvrages, et sans quoi toutes les autres
parties de l'esprit seraient des beautés perdues. Beaucoup de ces
contes qui sont jetés dans ses satires et dans son Roland ont été
recueillis et mis en vers français par La Fontaine. Il faut avouer
que l'auteur italien l'emporte beaucoup sur le Français non
seulement comme auteur, mais comme écrivain. L'Arioste parle
toujours purement sa langue, il emploie des termes familiers,
mais presque jamais bas, il ne va point chercher dans la langue
qu'on parlait avant le Dante des expressions surannées, jamais
son style ne lui manque au besoin. Son imitateur, d'ailleurs
excellent en son genre, est bien loin de cette correction et de
cette pureté.
Il est vrai que l'Arioste, dans la facilité de ses narrations qui
coulent plus aisément que la prose, se laisse emporter quelque-
fois à des plaisanteries tolérées dans la chaleur de la conversation,
mais qui choquent la bienséance dans un ouvrage public : il dit,
par exemple, en parlant d'Alcine :
Bel gran placer ch'avean, lov dicer tocca
Che spesso avean piu d'iuia lingua in bocca (1).
Il fait dire à saint Jean :
GH scrittori amo, c fo il debito mio
Cil al vostro mondo fui scriltore a)icIiio
E ben convenue al mio lodato Crislo
Render mi guiderdon di si gran sorte (2)
(1) Ovlando fuvioso, C. Vil.
(2) Ibidem, C. XXXV.
VOLTAIRE INÉDIT. 117
Mais ces libertés sont rares, ses jeux de mots sont plus
rares encore, et il faut remarquer que celui qui lui est reproché
par Despréaux dans sa Joconde est dans la bouche d'un hôte-
lier.
Je sais qu'un poème tel que le Roland furieux, bàli d'un amas
de fables incohérentes et sans vraisemblance, n'est pas compa-
rable à un véritable poème épique, chez qui le merveilleux même
doit être vraisemblable. Ces fictions romanesques, telles que
celles des anciens ouvrages de chevalerie, telles que nos Amadis
ou les contes persans, arabes et tartares, sont par elles-mêmes
d'un prix médiocre; premièrement, parce qu'il n'y a de beau que
le vrai; secondement, parce qu'il est bien plus aisé de travailler
en grotesque que de terminer des figures régulières. Aussi ce
n'est pas cet amas d'êtres de raison gigantesques qui fait le
mérite de l'Arioste, c'est l'art d'y mêler des peintures vraies de
toute la nature, de personnifier les passions, de conter avec un
naturel ingénieux que jamais l'affectation n'altère, et enfin ce
talent de la versification qui est donné à un si petit nombre de
génies. Je ne traduirai rien de lui parce qu'il est trop connu (1),
je dirai seulement : il est presque impossible de le traduire tout
entier en vers français, et c'est ne le point connaître que de le
lire en prose (2).
Le Trissin, né au temps de l'Arioste et qui fut un des favoris
de Léon X et de Clément VII, fut un des restaurateurs ardens
de l'antiquité; il n'avait pas ce génie fécond et facile, ce don de
peindre, ces finesses de l'art que la nature avait prodigués à
l'Arioste; mais, nourri de la lecture des Grecs et des Romains et
faisant suppléer le goût au génie, il ressuscita le théâtre tragique
■par sa Sophonisbe, qui est encore estimée, et il donna quelque
idée des poèmes épiques dans son Italia liberata da Goti. On lui
doit l'usage des vers non rimes que les Italiens ont toujours
employés depuis sur le théâtre comme plus propres au dialogue :
(1) Voltaire en a traduit plusieurs passages dans l'article Epopée du Diction-
naire philosophique.
(2) Essai sur les mœurs, chap. 121 : « Si l'on veut mettre sans préjugé dans la
balance VOdysse'e d'Homère avec le Roland de l'Arioste, l'Italien l'emporte à tous
égards; tous deux, ayant le même défaut, l'intempérance de limagination et le
romanesque incroyable. L'Arioste a racheté ce défaut par des allégories si vraies,
par des satires si fines, par une connaissance si approfondie du cœur humain, par
les grâces du comique, qui succèdent sans cesse à des traits terribles, enfin par
des beautés si innombrables en tout genre, qu'il a trouvé le secret de faire un
monstre admirable. »
118 REVUE DES DEUX MONDES.;
c'est en quoi les Anglais les ont imités, mais la langue française
n'a pu permettre cette liberté'.
Quand l'Arioste finissait sa carrière, le Tasse né en 1544
commençait la sienne. Il avait ce génie qui manquait au Trissin,
et. la lecture de l'Arioste avait développé son talent. Il fait la
gloire de Sorrente où il naquit en... comme l'Arioste fait celle de
Ferrare. Je n'entrerai point ici dans l'histoire de sa vie malheu-
reuse, ce sont ses ouvrages que je considère. Ses infortunes ne
sont que celles d'un particulier, mais ses poèmes, qui font le
plaisir de tous les siècles, appartiennent au genre humain. Il dut
beaucoup sans doute à l'Arioste. Il est sensible que le palais
d'Armide est presque bâti sur le modèle de celui d'Alcine et que
les deux caractères se ressemblent. On voit encore que Didon a
servi d'exemple à l'un et à l'autre, comme Galypso en a pu servir
a Didon. Toutes quatre ont des beautés différentes, mais je ne
sais si Didon et Armide ne méritent pas la préférence. Je ne
nierai pas qu'il n'y ait un peu de clinquant dans le Tasse comme
on le dit, mais il me semble qu'il y a aussi beaucoup d'or. Lors-
qu'une fois une langue est fixée et qu'un auteur fait les délices de
plusieurs, généralement d'une nation éclairée, le mérite de cet
auteur est hors d'atteinte. Non seulement il fut poète épique,
mais aussi poète tragique, talens très difficiles à rassembler.
Les Italiens ont encore l'obligation au Tasse d'avoir inventé
la comédie pastorale. Son essai en ce genre fut à quelques égards
un chef-d'œuvre, mais son Aminte fut encore surpassée par le
Pastor fîdo de Guarini, contemporain du Tasse et secrétaire du
duc de Ferrare. Cette pièce est, à la vérité, beaucoup trop longue,
trop remplie de déclamations, défigurée par les brutalités d'un
satyre, peu asservie aux règles, mais quoique les scènes n'en
soient presque jamais liées, l'intrigue n'est point interrompue,
l'ouvrage est tout élégant, tendre, respirant l'amour et les
grâces, et écrit de ce style qui ne vieillit jamais. Beaucoup de
ses vers ont passé en proverbe, non pas de ces proverbes de la
populace, mais de ces maximes qui font le charme de la société
chez les honnêtes gens. On savait plusieurs scènes de cette pas-
torale par toute l'Europe, on en sait même encore quelques-
unes. Elle appartenait à toutes les nations. On retrouve les
chœurs des anciens dans la Sophonisbe du Trissin, dans V Aminta
du Tasse, dans le Pastor, mais ce qu'il y a d'assez étrange, c'est
que le chœur chez les Grecs ne chante jamais que la vertu, et
VOLTAIRE INÉDIT. 119
chez les Italiens, il célèbre quelquefois le plaisir. Il y a surtout
dans le Pastor fido un chœur sur les baisers qu'on n'oserait
jamais réciter sur nos théâtres.
Unqua non fia
Che parte ulcuna in bella donna bacl;
Che baciatrice sia
Senon la bocca : ove fim' aima, e Valtra
Corre, e si bacia ancK ella (1).
Les autres nations voulurent imiter les Italiens, mais tard,
et elles n'approchèrent point d'eux. Lopez de Vega en Espagne,
et Shakspeare en Angleterre, au xyi*^ siècle, firent briller des
étincelles de génie; mais c'étaient des éclairs dans la nuit de la
barbarie, leurs ouvrages n'ont jamais pu être du goût des autres
nations comme les écrits italiens. C'est là l'épreuve véritable du
bon, il se fait sentir partout, et ce qui n'est beau que pour une
nation ne l'est pas véritablement. Si nous suivons la destinée de
la poésie en France, nous la verrons un peu renaître sous Fran-
çois P' avec les autres arts dont il était le père. Avouons que
ce fut en tout genre une faible aurore, car que nous reste-t-il
de ce temps-là qu'un homme de goût puisse lire avec plaisir
et avec fruit? quelques épigrammes libertines de Saint-Gelais
et de Marot, parmi lesquelles il n'y en a peut-être pas dix
qui soient correctement écrites. On y peut encore ajouter une
quarantaine de vers qui sont pleins d'une grâce naïve, mais
tout le reste n'est-il pas grossier et rebutant? Le temps de la
France n'était pas encore venu. Fauchet s'est donné sous
Henri IV la peine de recueillir les sommaires de cent vingt-sept
poètes français qui ont écrit avant l'an 1300. C'est ramasser
cent vingt-sept monumens de barbares.
Pour reprendre l'histoire des sciences et des arts, il faut encore
repasser en Italie. La prose italienne, quoique éloignée de cette
hauteur à laquelle atteignit la poésie, reçut encore sa première
culture en Toscane. Boccace le premier qui...
Cette grande difficulté d'écrire en sa propre langue peut
seule nous faite juger si tous ceux qui ont écrit en latin n'ont
pas perdu leur temps. Il manquera toujours aux auteurs qui
voudront écrire dans une langue morte deux guides absolument
(Ij Pastor fido, chœvir du deuxième acte.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
nécessaires, l'un est l'usage, l'autre le jugement des oreilles
délicates. Ce n'est que dans une langue vivante qu'on peut
avoir ces deux secours. Ainsi on peut regarder tous les livres
latins depuis le iv^ siècle comme autant de monumens informes
de l'ancienne Rome.
Les bons auteurs de cette ancienne Rome étaient nécessaires
pour instruire les modernes et pour former leur goût corrompu,
pour leur apprendre à transporter dans leur langue des idées
neuves et des beautés étrangères; aussi voit-on que tous les
Raliens qui réussirent les avaient lus avec soin. Une des causes
qui contribuèrent le plus à éveiller le génie italien de la léthargie
universelle, c'est que ces bons modèles de l'antiquité ne se trou-
vaient guère qu'en Ralie ; encore y étaient-ils si rares que Panor-
mita même au commencement du xv^ siècle acheta un exem-
plaire de Tite-Live cent vingt écus d'or. Le Poggio, l'un de ceux
qui rétablirent la bonne étude de la langue latine et qui mon-
trèrent qu'on pouvait bien écrire en italien, retrouva les poèmes
de Lucrèce qu'on croyait absolument perdus. On lui doit Silius
UalicuSjManilius, Ammien Marcellin, et même huit oraisons de
Cicéron qu'il déterra dans des couvens qui possédaient ces
trésors sans les connaître.
Il semble que [tous les arts se donnent la main], car dans le
temps que Dante, Pétrarque, faisaient renaître la poésie, la pein-
ture sortait aussi du tombeau, et toutes ces nouveautés étaient
dues aux Florentins.
Gimabué, né dans la ville de Florence même en 1240, fut le
premier dans l'Occident qui mania le pinceau avec quelque art.
On peignait à Constantinople où toute l'ancienne industrie
était réfugiée, mais avant Gimabué on ne savait pas en Italie
dessiner une figure, encore moins en peindre deux ensemble.
Les Florentins dérobèrent encore aux Grecs l'art de peindre en
mosaïque avec de l'émail. Taffi est le premier qui ait travaillé
de cette manière. Le Giotto, autre Florentin dont il reste encore
des ouvrages, perfectionna l'art du pinceau, et chaque peintre
enchérissant ensuite sur ses prédécesseurs, l'Italie vit naître des
miracles dans toutes ses villes sous les mains des Mazaccio, des
Bellini,des Perugin, des Mantegna, et surtout enfin des Léonard
de Vinci, des Michel-Ange, des Raphaël, des Titien, des Cor-
VOLTAIRE INÉDIT. 121
rège, des Dominiquin, et d'une foule d'autres artistes excellens.
Il manquait à l'art de peinture avant Michel-Ange et Raphaël
un secret nécessaire pour conserver longtemps les tableaux et
pour donner aux couleurs plus d'union, de douceur et de force.
Un Flamand, nommé Jean de Bruges, trouva dans le xv^ siècle
cet heureux secret qui ne consiste qu'à broyer les couleurs
avec de l'huile. C'est tout ce que l'industrie des autres Euro-
péens contribua pour lors à la perfection de l'art.
Immédiatement après la renaissance de la peinture, l'Italie
vit aussi la sculpture reparaître. Elle avait de bons sculpteurs
dès le XIV® siècle, et au milieu du xv'^ le Pisanello, né aussi à
Florence, ornait l'Italie de ses statues. La gravure et l'art des
médailles qui tiennent si naturellement à la sculpture fleuris-
saient sous le burin de ce même Pisanello qui grava les
médailles d'Alphonse, roi de Naples, du pape Martin V et du
grand Mahomet second, conquérant de Gonstantinople et ama-
teur des arts : les intaglie et les reliefs sur les pierres précieuses
commencèrent alors à imiter l'antique, et, au xvi« siècle, l'an-
tique fut égalé.
L'art de fortifier les villes contre le canon fut réduit en
méthode régulière.
L'architecture ne pouvait rester toujours grossière quand
tout ce qui dépend du dessin se perfectionnait. On commença
dans le xiv^ siècle à orner le gothique. On n'en savait pas assez
pour le proscrire tout d'un coup, mais au commencement du
xvi« siècle les dessins du Bramante et de Michel-Ange portèrent
l'architecture à un degré de grandeur et de beauté qui effacent
tout ce que la niagnificence des anciens Romains, le goût des
Grecs et les richesses asiatiques avaient produit. Le pape Jules
second eut la gloire de vouloir que Saint-Pierre de Rome sur-
passât Sainte-Sophie de Gonstantinople et tous les édifices du
monde, gloire qui semble devoir être médiocre, mais qui est très
grande, parce que rien n'est si rare que des princes qui veulent
efficacement de grandes choses. Jules second avait encore en
cela un autre mérite, c'était le courage d'entreprendre ce qu'il
ne pouvait jamais voir fini. Les fondemens de cette merveille du
monde furent jetés en 1507 et un siècle entier suffit à peine
pour achever l'ouvrage. Il fallait une suite de pontifes qui
eussent tous la même noblesse d'ambition, des ministres animés
d'un même esprit, des artistes dignes de les seconder, et tout cela
122 REVUE DES DEUX MONDES.
se trouva dans l'Italie, car depuis le Bramante jusqu'au cavalier
Bernin. il y eut toujours des maîtres de l'art chargés par les
papes des embellissemens de cet édifice.
Une seule chose suffit pour le faire admirer ; c'est que Michel-
Ange, en voyant un jour à Rome le temple du Panthéon de la
Rotonde, dont on louait le jet et les proportions, dit : Je mettrai
ce temple en l'air et je le renverserai pour servir de dôme à
Saint-Pierre. En effet le dôme de Saint-Pierre porté sur quatre
colonnes qui sont énormes sans le paraître est à peu près dans
les mêmes dimensions que le Panthéon.
Un autre art qui est un des enfans du dessin, celui de mul-
tiplier les tableaux à l'aide de la gravure, entièrement ignoré
de l'antiquité, naquit aussi en Ralie au milieu de tous ces beaux
arts, vers l'an 1460. Les Florentins eurent encore l'honneur de
cette belle et utile invention : Maso Finiguerra, graveur et
orfèvre, ayant frotté ses moules de noir et d'huile et ayant passé
sur ces empreintes un papier humide qu'il pressait avec un rouleau
en tira les premières estampes. Ensuite, on grava en taille-douce
sur le bois, puis sur le cuivre avec l'eau-forte, et enfin en polis-
sant avec le burin ce que l'eau-forte a dessiné sur la planche..
Cette invention a non seulement éternisé, fait revivre à jamais
des tableaux et des statues que le temps a détruits, orné à peu
de frais tous les cabinets, répandu partout le goût du dessin,
mais c'est encore un de ses grands services de perfectionner la
géographie, en rendant les cartes plus communes et en les pré-
servant des fautes inévitables des copistes.
Mais de tous les arts, le plus utile a l'avancement de l'esprit
humain naissait alors en Allemagne. L'imprimerie qui de la
Chine n'avait passé dans aucun peuple du monde fut trouvée
en Europe par un gentilhomme nommé Gutemberg qui vivait
tantôt à Strasbourg et tantôt à' Mayence. On ne pouvait pas
mieux réparer la honte de ceux qui se disaient nobles et qui
regardaient leur ignorance comme un titre de noblesse. Les
premières impressions furent faites avec des planches gravées
et vers l'an 14.50, quelques années avant que l'art des estampes
fût inventé, sans qu'on puisse dire que l'art des estampes fût
dû à celui de l'imprimerie.
D'abord, on n'imprima que de la façon que les Chinois
mettent encore en usage aujourd'hui avec des caractères taillés
dans les planches, lesquels demandent une main très habile à
VOLTAIRE INÉDIT. 423
les former et qui ne peuvent servir qu'au même livre. Jean
Faustus de Mayence et Pierre Scheffer apportèrent h Paris en
1466, du temps de Louis XI, plusieurs livres imprimés. Qui
croirait qu'ils furent accusés de magie devant le Parlement par
des membres de l'Université? Le fait est pourtant certain; ils
furent obligés de s'enfuir, et si les juges n'avaient pas appris
que leurs Bibles étaient un effet du nouvel art trouvé en Alle-
magne, la même ignorance qui les fit accuser, les eût fait aussi
probablement condamner. Rome fut la première à faire fleurir
un art qui devait lui être un jour si pernicieux par la multitude
des livres imprimés contre elle. Paul second en 1466 appela des
imprimeurs allemands à Rome. Les Italiens n'avaient encore
rien appris des autres peuples de la communion latine et ce
fut...
Quoique l'art d'écrire et tous les genres de poésie fussent
cultivés en Italie avec tant de succès, la musique n'avait pas
fait le même progrès, mais dès l'onzième siècle, 1024, par cette
destinée qui devait rétablir tant d'arts par les mains des Toscans,
Guy d'Arezzo avait rendu cet art plus aisé par l'invention de
notre manière de noter. Le nombre des musiciens qui étaient
au concile de Constance au xiv® siècle fait voir que l'art était en
beaucoup de mains.
Il y avait même depuis longtemps parmi les chants d'église
quelques-uns de ces airs agréables qui sont du goût de toutes
les nations comme l'hymne de Pâques Filii, et celle du Saint-
Sacrement.
La saine physique était inconnue par toute la terre. Ce n'est
pas que les hommes fussent plongés dans l'ignorance totale des
mécaniques. L'invention seule des moulins à vent, qui est du
xii^ siècle ou de la fin du douzième, celle des besicles, celle de
la poudre, la fonte des canons, les manufactures de tapisserie,
tant d'autres ouvrages prouvent que cette partie de la physique,
qui consiste dans l'expérience ou dans les mécaniques, était
cultivée. On savait beaucoup pour l'utilité, mais peu pour la
curiosité. On connaissait quelques effets et point de causes.
L'envie de savoir, qui est un des besoins des hommes, était trom-
pée. On n'arrivait point au but parce qu'on avait été toujours
dans des routes fausses...
La philosophie scolastique rendait inutiles au monde beau-
coup de bons esprits qui s'égaraient dans de vaines disputes...
124 REVUE DES DEUX MONDES.
Cet instinct mécanique qui est chez l'iiomme avait fait
découvrir des secrets, mais tout ce qui est le fruit d'une étude
sérieuse des mathématiques manquait jusqu'à Galilée.
Les Florentins avaient été les restaurateurs de la poésie, de
l'éloquence et de la peinture au xiv*' siècle, ils furent les pères de
la philosophie à la fin du xvi« siècle. Galilée inventa dans
Padoue,vers 1597, le compas de proportion qui fait aujourd'hui
la pièce principale de nos étuis de mathématiques, invention
aussi utile qu'ingénieuse et par laquelle vous pouvez tout d'un
coup construire des figures planes et solides, régulières, dans la
proportion qu'il vous plaît. On lit encore dans quelques-uns de
nos livres modernes que c'est à un Milanais nommé Balthazar
Capra qu'on doit cette invention. Ces écrivains modernes ne
servent qu'à faire voir combien Galilée eut raison de s'assurer
juridiquement la possession de son ouvrage et de sa gloire.
Il força ce Balthazar Capra de comparaître à Venise devant les
curateurs de l'Université de Padoue, et là, en présence de tous
les savans, et surtout du célèbre fra Paolo Sarpi, non moins bon
mathématicien qu'historien excellent dans un nouveau genre,
Capra, interrogé et confondu, fut obligé d'avouer qu'il s'était
attribué les inventions de Galilée, lesquelles même il n'enten-
dait pas. On le convainquit d'être un plagiaire et un calomnia-
teur, et il fut rendu un jugement solennel par lequel on saisit
tous les exemplaires de son livre. On voulut plus d'une fois
ravir à Galilée la gloire de ses découvertes, et il ne parait pas
qu'il s'attribuât ce qui ne lui appartenait point. Les télescopes
étaient récemment inventés en Hollande, par Jacques Metius
vers l'an 1609. Galilée avoue qu'il y avait déjà dix mois qu'on
avait fait cette découverte, lorsqu'un Français qui avait été son
écolier à Padoue lui en confirma la nouvelle de laquelle on
doutait beaucoup en Italie. Galilée, mis sur la voie, devait aller
plus loin qu'un autre. Il fit travailler des verres à l'aide desquels
le disque de la lune paraissait quatre-vingt-dix fois plus grand
qu'à la simple vue. Ce fut là l'époque d'une astronomie nou-
velle, les hommes enfin connurent le ciel autant qu'ils le
peuvent connaître, et dès ce moment, on alla de découverte en
découverte jusqu'au comble de cette science où on est parvenu.
Alors nos sens nous apprirent que la lune est un globe
VOLTAIRE INÉDIT. 125
comme le nôtre, inégal et e'clairé comme lui. Quelques anciens
avaient deviné cette vérité, mais connaître au hasard, c'est ne
rien connaître, elle n'avait jamais été prouvée. La Voie lactée,
qui n'était aux yeux qu'une immense trace blanche et lumineuse,
devint une multitude d'étoiles. Enfin le 7 janvier de l'année
1610 à une heure après minuit, Galilée vit trois planètes autour
de Jupiter et, quelques jours après, il aperçut la quatrième.
Nouveau Colombo ,qui découvrait des mondes à l'extrémité des
cieux comme le pilote génois en avait trouvé au delà des mers,
il les appela d'abord les astres de Médicis, mais le nom ne dura
pas : si on les eût appelés les astres de Galilée, ce nom n'aurait
pas dû périr.
L'année suivante, ce même homme découvrit l'anneau de
Saturne ; la situation de cet astre était telle alors qu'il n'y avait
que les deux extrémités des anses qui pussent être distinguées.
Ainsi cet astre parut un assemblage de trois planètes jointes par
un cercle très délié qui était ce même anneau dont on ne voyait
que les bords.
Non seulement Galilée vit les satellites de Jupiter, mais il
observa le cours de ces quatre lunes et en tira dès lors un
nouvel argument en faveur de la véritable construction du
monde découverte par Copernic.
Une nouvelle preuve de cet admirable système fut l'observa-
tion suivie que fit Galilée de la planète de Vénus. Il vit, dit-il,
avec les yeux ce qu'il connaissait déjà par l'entendement, que
Vénus avait les mêmes phases que la lune.
Copernic avait prévu ce que le télescope confirmait. Tous les
ennemis de la vérité, c'est-à-dire les philosophes d'alors, avaient
objecté à Copernic que si son système était vrai, Vénus devait
éprouver les mêmes changemens que notre lune : » C'est aussi
ce qu'elle éprouve sans doute, » répondit Copernic avec confiance.
Le grand Kepler n'en doutait pas, les autres en doutaient, enfin
Galilée, ne permit plus qu'on doutât. Dois-je avilir ici cette his-
toire des grandeurs de l'esprit humain en rapportant que Kepler,
dans une de ses lettres sur cette importante observation de
Galilée, dit qu'il n'est pas étonnant que Vénus ait un croissant
et des cornes puisqu'elle préside à tant de cornus ; je ne répète
cette basse et méprisable plaisanterie, indigne je ne dis pas d'un
philosophe, mais de tout homme bien élevé, que pour faire voir
à quel point l'envie de se distinguer par des saillies d'esprit a
126 REVUE DES DEUX MONDES.
corrompu le goût des plus grands hommes. Kepler, Allemand,
et dans un temps où ce qu'on appelle esprit était inconnu à
l'Allemagne, croyait devoir égayer son style en écrivant à un
Florentin. Ce trait d'histoire est par lui-même bien petit, mais
il peut être une grande leçon à tout esprit qui veut sortir de sa
sphère.
Les secrets du ciel se découvrirent de jour en jour à Galilée.
Il fut le premier qui nous apprit que le centre de la révolution
de la lune n'est point la terre, mais un point assez près de la
terre, et que le centre des révolutions de toutes les planètes
n'est pas le centre du soleil même. La même sagacité lui fit
encore conjecturer que les étoiles fixes, sur lesquelles on n'avait
jamais eu d'idées arrêtées, étaient autant de soleils, de feux
autour desquels roulaient des mondes. La nature alors parut
infinie.
Il régnait une opinion confuse de je ne sais quelle pureté
qu'on attribuait aux astres, erreur consacrée dans toutes les
écoles, ainsi que les autres erreurs d'Aristote. Galilée détruisit
cette erreur dans Rome au mois de mai de l'année 1611 en
faisant voir des taches dans le Soleil ; bientôt après il suivit les
taches avec son industrie ordinaire, et, voyant qu'elles mar-
chaient avec le soleil d'occident en orient, il en conclut que le
soleil tourne en ce sens sur lui-même. Les mêmes observations
répétées depuis lui, nous ont enfin appris que le soleil fait sur
son axe sa révolution en 25 jours et demi.
Il ne fit pas moins de découvertes dans les choses de la terre
que dans le ciel. Ce fut lui qui le premier osa dire et sut
prouver que la loi de la pesanteur entraine également tous les
corps vers le centre de la terre et qu'une plume et un lingot
d'or tomberaient également vite dans le même temps sans la
résistance de l'air. Avant lui toutes les écoles enseignaient
d'après Aristote qu'un corps dix fois plus pesant qu'un autre
tomberait dix fois plus vite. Il est bien surprenant que pendant
plus de deux mille ans on eût reçu une telle erreur qu'il était
si aisé de détruire par l'expérience. Comment Archimède ne la
renversa-t-il pas dans son livre des équipondérans ? C'est que la
difficulté n'entra pas dans le plan de ses démonstrations. Cette
vérité d'une pesanteur primitive égale dans tous les corps était
la clef d'une nouvelle physique. C'était découvrir un des pre-
miers ressorts de la machine de ce monde. Il ne s'en tint pas
VOLTAIRE INÉDIT. 127
là. C'est à lui que nous avons la première obligation de savoir
que les corps accélèrent leur vitesse dans leur chute et que les
espaces qu'ils parcourent sont entre eux comme les carrés des
temps, qu'ils tombent plus vite dans un arc de cercle que dans
la corde de cet arc, qu'ils décrivent une parabole ou du moins
qu'ils la décriraient, n'était la rotation de la terre, lorsqu'ils
retombent après avoir été jetés parallèlement à l'horizon,
qu'enfin les longueurs des pendules sont entre elles comme les
carrés des temps de leurs vibrations, tous principes féconds dont
les philosophes postérieurs ont fait éclore mille vérités nou-
velleè.
L'imperfection humaine met toujours son sceau sur les plus
grands génies. L'auteur de tant de vérités mathématiques paya
tribut à l'horreur du vide. Ce n'est pas qu'il entendit par ce
mot, avec les autres écoles, je ne sais quelle aversion de la nature
pour le vide. Ce n'est pas non plus ainsi que l'entendait Aristote
qui, avec toutes ses erreurs, était un très grand homme, et qui,
en disant une infinité de choses fausses, était incapable d'en
dire d'absurdes. Aristote avait cru que le vide était impossible
par une raison ingénieuse. Les corps qui tombent dans le vif-
argent, disait-il, y tombent moins rapidement que dans l'eau,
moins dans l'eau que dans l'air parce que l'air résiste moins ;
s'ils tombaient dans le vide, ils se précipiteraient en un instant
parce que le vide ne peut résister. Or rien ne peut se faire que
dans le temps, donc il n'y a pas de vide. Les physiciens d'au-
jourd'hui sentent bien le faux de ce raisonnement, mais il faut
avouer aussi qu' Aristote se trompait en homme de beaucoup
d'esprit.
Les erreurs de Galilée ne pouvaient être que de ce genre. Les
directeurs des jardins du grand-duc de Toscane, Cosme second,
vinrent implorer le secours des lumières du philosophe contre
un prodige inouï. Leurs pompes aspirantes ne pouvaient faire
monter l'eau par delà trente-deux pieds environ. Cette surprise
faisait voir que jamais on n'avait tenté jusques alors de faire
monter l'eau à cette hauteur avec une seule pompe, car si on l'eût
entrepris, les hommes auraient su que par delà trente-deux pieds
l'eau ne monte plus. Les jardiniers de Florence furent donc les
premiers qui le surent et Galilée fut réduit à dire que la force du
vide n'équivalait apparemment qu'à trente-deux pieds d'eau.
Cette faible réponse est un des plus grands triomphes du pré-
128 REVUE DES DEUX MONDES.
jugé. Cependant, il lit des expériences pour savoir combien l'air
pesait, car on l'avait toujours cru pesant et Aristote même n'en
avait pas douté. Mais connaître les effets et le degré de cette
pesanteur, c'était ce qui n'avait pas encore été donné aux hommes.
Le prodigieux mérite de Galilée, dans un temps qui touchait
encore à la barbarie scolastique, lui donna presque autant d'en-
nemis que de gloire. A chaque découverte qu'il faisait, il trou-
vait des Balthazar Gapra. Il est triste que ce soit du corps destiné
à cultiver tous les arts que sortit le grand ennemi qui remplit sa
vieillesse d'amertume. Le Père Skeiner, jésuite, qui enseignait <à
Ingolstadt, fut son persécuteur parce qu'il avait comme lui vu
des taches dans le soleil et plus encore parce qu'il les avait mal
vues et mal expliquées, car il les avait vues, disait-il, marcher
de l'orient à l'occident, et cependant il est indubitable qu'elles
suivent la rotation du soleil en un sens tout contraire. Puisque
Galilée commençait à donner de nouvelles preuves du système
de Copernic, il fallait bien que Skeiner traitât ce système d'hé-
résie.
La vraie physique dont le chancelier Bacon n'avait fait
qu'indiquer la route en Angleterre, mais que Galilée avait
découverte le premier en Italie, reçut son premier accroissement
dans le lieu de sa naissance. Il fallait connaître le degré de la
pesanteur de l'air et ses effets. Torricelli (de Faenza), élève et
successeur de Galilée, en vint à bout en 1643 par l'invention du
baromètre, instrument aujourd'hui si commun (ju'on croit qu'il
eût dû toujours l'être.
L'air était entièrement chassé de l'espace qui est dans ce
baromètre entre le haut du tube et le mercure ; alors tous ceux
qui observaient la nature se demandèrent ce qui arriverait aux
corps dans un lieu ainsi privé d'air. On devait voir, en effet, ce
qui appartient purement à l'action de l'air, par la manière
d'être qu'on découvrirait dans les corps qui n'y seraient pas
exposés. C'est ce qui donna lieu à l'invention de la machine
pneumatique que l'on doit au célèbre Guerick, magistrat de
Magdebourg.
Alors les ténèbres de l'école qui avaient offusqué la raison
humaine pendant tant de siècles commencèrent à se dissiper, et
les hommes surent un peu ce que c'est que la vérité en interro-
geant la nature.
Les sciences sont sœurs : toutes profitaient de ce goût de
VOLTAIRE INÉDIT. 129
raison et de recherche qui se répandait en Europe. Harvey, An-
glais, créa une anatomie toute nouvelle par sa découverte de la
circulation du sang. Après lui, Azellius vit par quels conduits
passent les alimens pour être convertis en chyle avanl de l'être
en sang, Péquet vit ensuite le petit réservoir du chyle ; ainsi fut
connu le secret de la nutrition et de la vie animale ignoré
depuis qu'il y avait des hommes.
Toutes ces vérités furent combattues dans leur naissance, et
lorsqu'elles furent reconnues, on prétendit qu'elles n'étaient
point nouvelles. Peu à peu, la chimie, qui n'était pas une science
parce qu'on avait voulu trop savoir, en devint une quand on
n'opéra plus qu'avec méthode et par degrés.
Les mathématiques qui liaient ensemble toutes ces sciences
faisaient de tous côtés un grand progrès.
Il est vrai que cette réformation universelle ne se fit d'abord
que dans un petit nombre d'esprits et lentement. Il y avait
encore, par exemple, peu de vrais chimistes et beaucoup d'al-
chimistes, peu d'astronomes et beaucoup d'astrologues. La
faiblesse qu'avait eue Ticho-Brahé de croire à l'astrologie judi-
ciaire lui fit plus de disciples que sa science. La mode de l'astro-
logie fut même si universelle que Gassendi et Cassini commen-
cèrent par s'y attacher et cette superstition des philosophes n'est
abolie que depuis quelques années.
... Il est difficile de dire si Descartes contribua plus en France
qu'il ne nuisit au progrès de l'esprit humain.
Il appliqua le premier l'algèbre à la géométrie, il débrouilla
l'optique et il raisonna en métaphysique avec une force et une
clarté qui parurent nouvelles. Mais il s'égara et il égara pour
un temps l'Europe, lorsqu'il s'écarta des deux seules routes qui
peuvent mener au vrai, je veux dire la physique expérimen-
tale et les mathématiques. Il se trompa dans tout ce qu'il ima-
gina parce qu'il ne suivit que son imagination.
La métaphysique de Descartes fut fondée sur deux erreurs,
les idées innées et la prétendue perception positive de l'infini ; sa
physique sur plusieurs erreurs dont la plus grande est de dire :
Donnez-moi de la matière et je fais un monde.
Il n'avait fait aucune expérience sur les quatre élémens,
tant soumis depuis à nos recherches, et il en supposa trois, qui
étaient comme le préambule d'un long roman privé de vraisem-
blance.
TOME XV. — 1913. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
Deux choses lui donnèrent la vogue, premièrement, cet air de
roman même, et, en second lieu, les persécutions que lui atti-
rèrent les seules vérités qui étaient dans ses ouvrages.
On adopta le faux, et le vrai fut persécuté.
Pendant qu'en Italie l'Académie du Gimento...
Il s'en établit une à Londres vers l'an 1660 qui poussa les
découvertes plus loin qu'on n'eût osé l'espérer.
Au commencement du xvii® siècle, les Espagnols dominaient
dans l'Europe par l'esprit comme par les armes ; leur théâtre,
tout informe qu'il était, servait de modèle à ceux de l'Europe. Ils
avaient de bons historiens, Mariana, jésuite, Antonio de Solis ;
Balthazar Gracian, aussi jésuite, remplit ses ouvrages d'une
morale profonde qu'ornait une grande imagination. Mais celui
de leurs auteurs qui fut le plus à la mode et le plus du goût de
toutes les nations fut Michel Cervantes ; l'auteur, aussi malheu-
reux qu'il dépeint son héros, mourut, dit-on, dans la plus
extrême misère en...
Je ne sais si son livre sera de tous les temps comme il fut
en paraissant de toutes les nations. Il semble qu'il ait perdu
un peu de son prix depuis que l'esprit de chevalerie et le goût
de romans qui en traitaient sont disparus du monde. Ce grand
attrait des lecteurs, le plaisir de voir tourné en ridicule ce qui
est en vogue ne subsistant plus a laissé plus de liberté à l'esprit
de considérer le vide qui se trouve dans beaucoup d'endroits de
ce roman de Don Quichotte ; on s'est aperçu qu'il y a des
endroits insipides, tels que l'histoire de Marcelle, que les vers
qui y sont semés ne valent rien, qu'il y a des traits aussi bas
qu'inutiles, que souvent les aventures ne sont point liées, que
c'est un ouvrage qui ne fait point un tout ensemble, qu'enfin si
le naturel, les bonnes plaisanteries, et le caractère des deux
héros, d'autant plus plaisant qu'ils sont tous deux de bonne foi
et qu'ils ne veulent jamais être plaisans ; si, dis-je, ces beautés
donnent encore beaucoup de prix à cet ouvrage, il semble que
les défauts dont je parle l'ont fait descendre de la première place
où on le mettait.
La langue française était beaucoup plus difficile à polir et
bien moins harmonieuse que l'italienne et l'espagnole^ La
manière dont on l'écrit, si différente de celle dont on la prononce,
VOLTAIRE INÉDIT. 131
accuse encore son ancienne barbarie et laisse voir la grossièreté
de la matière à laquelle on n'a donne' que depuis cent ans une
forme agréable.
C'était surtout en poésie un instrument aigre et rebelle à
l'harmonie. La quantité de désinences dures, le petit nombre
de rimes semblaient devoir exclure les vers. Ils n'étaient point
à leur aise dans cette langue comme dans l'italien. Aussi qu'a-
t-elle produit jusqu'à Henri second ? Le seul Marot. Il y a eu
vingt poètes en Italie à peu près contemporains de Marot qui
ont badiné beaucoup plus agréablement que lui, et qui ont
répandu plus de sel et de grâces dans leurs ouvrages, tels que
l'archevêque de Bénévent la Casa, le Mauro, le Berni, le
Tassoni, qui écrivirent tous avec élégance, et que, cependant, je
n'ai pas cités parmi les principaux auteurs qui faisaient honneur
à leur nation.
Il le faut avouer, Marot pensait très peu et mettait en vers
durs et faibles les idées les plus triviales. De plus de soixante
épîtres, il n'y en a guère que deux qui puissent se lire, l'une
dans laquelle il conte avec naïveté qu'un laquais l'a volé, l'autre
où il fait la description du Châtelet. De deux cent soixante et
dix épigrammes, y en a-t-il plus d'une douzaine dignes d'amuser
un lecteur de goût? A retranchez encore cette licence qui en
fait presque tout le mérite, que restera-t-il ? Le reste de ses
ouvrages, à un ou deux rondeaux près, ses psaumes, ses cime-
tières, ses étrennes, portent le caractère d'un siècle qui, ne con-
naissant pas mieux le bon, estimait beaucoup le mauvais.
Cependant le peu qu'il y a de bon est si naturel qu'il a mérité
d'être dans la bouche de tout le monde. Trois ou quatre petites
pierres précieuses ont passé à la postérité à travers tant de
débris et ont fait dire à Despréaux :
Imitez de Marot l'élégant badinage.
Il n'y eut rien en France qui dût donner l'idée de la véri-
table poésie jusqu'à Malherbe. La poésie véritable est l'élo-
quence harmonieuse et les véritables vers sont ceux qui passent
de bouche en bouche à la postérité. Tels ne sont point ceux des
Ronsards, des Baïfs et des Jodelles, mais quelques-uns de
Malherbe ont ce caractère. On sait encore par cœur ces vers :
Là se perdent les noms de maîtres de la terre,
D'arbitres de la paix, de foudres de la guerre,
132 REVUE DES DEUX MONDES.
Comme ils n'ont plus de sceptres, ils n'ont plus de flatteurs,
Et tombent avec eux d'une chute commune
Tous ceux que la fortune
Faisait leur serviteurs.
Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre
Est sujet à ses lois
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend pas nos rois.
Encore deux ou trois stances dans ce goût, et on a tout ce
que Malherbe a fait d'excellent. Son imagination n'était pas
vive, son goût n'était pas encore sûr. Il pensait peu, et dans ce
peu de pensées, il n'était pas délicat sur le choix, mais la France
n'a connu l'harmonie que par lui, la langue n'eut du nombre
et de la douceur que sous sa plume. Combien la poésie paraît
aisée, et combien elle est difficile ! Depuis Hugues Gapet, on fai-
sait des vers français. Malherbe est le premier qui en ait fait
d'harmonieux, et il s'en fallait encore beaucoup qu'il fût un grand
poète.
L'art de poésie ne se perfectionna pas sous les mains de
Racan, mais il ne dégénéra pas. Cet illustre disciple de Malherbe,
seul rejeton de l'ancienne maison de Sancerre, avec moins de
génie que Malherbe, d'ailleurs très ignorant, s'est fait pourtant
un nom qui ne mourra jamais, parce qu'il sut connaître ce
naturel et ce nombre que Malherbe seul avait connus, que
presque toutes les oreilles sentent, et qu'il était si difficile de
trouver. Son ode au comte de Bussy vivra autant que la langue
française. C'est le seul morceau de Racan qui soit de cette force :
Que te sert de chercher les tempêtes de Mars
Pour mourir, tout en vie, au milieu des hasards
Où la guerre te mène ?
Cette mort qui promet un si digne loyer
N'est pourtant que la mort qu'avec bien moins de peine
On trouve à son foyer.
Que sert à ces héros ce pompeux appareil
Dont ils vont dans la lice éblouir le soleil
Des trésors du Pactole?
La gloire qui les suit ^aprôs tant de travaux
Se passe en moins de temps que la poudre qui vole
Du pied de leurs chevaux.
A quoi sert d'élever ces monls audacieux
Qui de nos vanités font voir jusques aux cieux
VOLTAIRE INÉDIT. 133
Les folles entreprises?
Ces châteaux accablés dessous leur propre faix
Enterrent avec eux les noms et les devises
De ceux qui les ont faits.
Employons mieux le temps qui nous est limité.
Quittons ce fol espoir pour qui la vanité
Nous en fait tant accroire ;
Qu'amour soit désormais la fin de nos désirs,
Car pour eux seulement les dieux ont fait la gloire,
Et pour nous les plaisirs.
S'il avait fait une douzaine de pièces aussi bonnes, il serait
bien au-dessus de Malherbe et comparable à Horace, qui, tout
supérieur qu'il est, n'a pas peut-être douze odes parfaites.
La poésie se produisit encore sous un nouveau jour par le
génie de Régnier; c'est le genre de la satire si l'on peut l'ap-
peler poésie, car son style tient du style uni de la comédie.
Régnier, né à Chartres en 1575, contemporain de Malherbe et de
Racan, n'avait pas leur douceur dans ses vers : son naturel
était plus rude, mais c'était le Lucilius des Français. Il a
beaucoup de vers heureux; il est étrange que personne n'attrapât
alors le style de la comédie, auquel celui de Régnier pouvait
servir de modèle. Les satires en effet disent dans un monologue
ce que la comédie dit en dialogue ; mais le théâtre était alors
tout barbare.
Il y a dans la littérature deux sortes de barbarie, l'une qui
n'exclut pas le génie, et qui suppose seulement le défaut de
goût et de choix; l'autre est celle qui exclut tout jusqu'au
génie. La barbarie de la première espèce régnait sur le théâtre
anglais et espagnol, celle de la seconde était le partage des
Français.
Ce fut un bonheur pour eux que cette disette totale. Il vaut
mieux, dans les arts, n'avoir rien que d'avoir quelques beautés
dans une foule de défauts capitaux ; ces défauts à la faveur des
beautés séduisent une nation. Bientôt même on les confond
avec elles, le goût du public se corrompt presque sans ressource ;
les grands génies qui auraient ouvert une bonne route trouvent,
en arrivant, le mauvais chemin et s'y précipitent comme les
autres. Voilà en partie pourquoi la tragédie n'est encore que
grossière à Londres et à Madrid.
Dès le règne d'Elisabeth, Shakspeare, homme sans lettres,
134 REVUE DES DEUX MONDES.
avait fait la gloire du théâtre par quelques traits sublimes que
son heureux naturel faisait briller dans le chaos de ses pièces.
Quelque temps après, Lope de Vega, né en 1562, et qui mourut
en 1636 lorsque Corneille travaillait au Cid, donna quelque
éclatau théâtre espagnol, comme Shakspeare à celui de Londres.
On l'accusa d'avoir fait environ quinze cents pièces. Cette mal-
heureuse abondance ne prouve que trop la facilité de mal faire.
La comédie était moins mauvaise que la tragédie chez les
Espagnols, comme chez les Anglais. Il est plus aisé en effet d'y
réussir. Elle demande un génie moins fort, elle exige moins de
décence, elle peint des objets plus familiers, à peine est-elle
un poème; Horace ne sait si on doit lui donner ce nom. Les
Espagnols, les Anglais, ainsi que plusieurs Italiens, l'écrivaient
en prose. Ainsi Ben Jonson, qui suivit Shakspeare, fit des
comédies qui eurent de la réputation; et eniin Calderon, mort
vers l'an 1664 en Espagne, fit des pièces comiques fort estimées.
Quelque temps même avant Calderon, lorsque le théâtre italien
tomba en décadence avec les belles-lettres en Italie, c'est-à-dire
vers l'an 1600, les Espagnols, maîtres de Naples et de Milan, y
portèrent leurs comédies: car les Espagnols, vers 1600, avaient
acquis la supériorité dans l'empire de l'esprit, et leur langue
était la langue générale de l'Europe.
Paris avait un théâtre en ce temps-là, qu'on appelait le
théâtre du Marais près de la Grève. Un auteur nommé Hardy,
qui a fait autant de pièces que Lope de Vega, entretenait mal-
heureusement ce théâtre par des pièces innombrables, qui sont
autant de monumens de la barbarie. Si une vaine curiosité veut
remonter encore plus haut, on trouvera que, dès l'an 1402, les
Confrères de la Passion furent établis dans les temps horribles
de Charles VI pour représenter les histoires de l'Ancien et du
Nouveau Testament et qu'en 1548, ces confrères achetèrent
l'hôtel des Ducs de Bourgogne, dont on ôta les armes, pour
mettre à la place les instrumens de la Passion. On a imprimé
•plusieurs recueils des anciennes farces pieuses qu'on y jouait,
recueils fort chers et qu'on ne peut lire.
Enfin le temps de la France arriva, car précisément lorsque
Descartes commençait à y changer la philosophie, Corneille
changea le théâtre et avec lui la poésie et même l'éloquence de
la prose, qui n'a jamais été cultivée dans aucune nation qu'après
les vers. Ainsi les belles-lettres doivent tout à Corneille.
VOLTAIRE INÉDIT. 135
Le théâtre, quand l'honnêteté y règne et que l'art approche
de sa perfection, devient la partie de la littérature la plus bril-
lante. Il est l'école de la jeunesse, il entretient le goût de l'âge
mûr, il attire les étrangers dans un État. Ce qui contribue le
plus encore à sa gloire, c'est qu'il rassemble les mérites divers
de presque tous les autres genres de poésie. Le théâtre français
ne méritait avant Corneille aucun de ces éloges, le seul homme
de quelque génie qui travaillât alors était Rotrou, mais il n'avait
pas un génie assez fort pour n'être pas disciple de son siècle.
Mairet, en 1635, purgea le premier la scène française des irrégula-
rités qui s'opposaient fondamentales. Il rappela la règle d'Aris-
tote, de ne pas étendre au delà d'un jour une action théâtrale. Sa
Sophonisbe, longtemps goûtée, fut asservie à cette loi, mais à
quoi sert la régularité sans génie? Il en faut un très grand pour
changer l'esprit du siècle, et ce changement ne se fait jamais
tout d'un coup.
On sait que Corneille commença sa carrière en 1625 par des
comédies qui sont autant au-dessous des plus médiocres de nos
jours qu'au-dessus de tout ce qu'on faisait alors. Ce qui dut, il
me semble, frapper davantage, c'était le talent de dire en vers sa
pensée, talent jusqu'alors presque inconnu au théâtre et très
rare en poésie. Par exemple, on a rarement eu depuis lui des
morceaux plus naturels que ce discours d'une jeune personne
que je rencontre dans la Suivante :
Si tu m'aimes, ma sœui', agis ainsi que moi
Et laisse à tes parens à disposer de toi.
Ce sont des jugemens imparfaits que les nôtres,
Le cloître a ses douceurs, mais le monde en a d'autres,
Qui pour avoir un peu moins de solidité
N'accommodent que mieux notre instabilité.
Je sais qu'un bon dessein dans le cloître te porte
Mais un dépit d'amour n'en est pas bien la porte.
Et l'on court grand hasard d'un cuisant repentir
De se voir en prison sans en pouvoir sortir.
Le plus grand vice de ces pièces est la froideur. Elles étaient
au-dessus de son siècle, mais indignes de l'auteur. Son génie qui
s'était mépris se jeta enlin dans le tragique. Il ne vola, dans sa
Médée, qu'avec les ailes des Latins, et il se servit beaucoup de
celles des Espagnols dans le Cid joué en 1637. Tous les défauts
de cet ouvrage qui est le fondement du théâtre tragique en
136 REVUE DES DEUX MONDES.
France et beaucoup de ses beautés sont tirées de Guilhem de
Castro. C'est à Castro qu'on doit ces admirables mouvemens de
tendresse et de devoir qui déchirent le cœur de Chimène.
C'est l'Espagnol qui a fourni mot à mot ces beaux vers :
Et je veux que la voix de la plus noire envie
Élève au ciel ma gloire et plaigne mon ennui
Sachant que je t'adore et que je te poursuis.
C'est aussi de l'espagnol qu'est traduit ce morceau dont la
fausse beauté fut longtemps applaudie :
Pleurez, pleurez, mes yeux et fondez-vous en eau,
La moitié de mon âme a mis l'autre au tombeau, etc.
Cette situation nouvelle d'une amante intéressante qui voit son
père tué par son amant, ce beau caractère de don Diègue, ces
sentimens si vrais, si passionnés, si bien exprimés de Chimène
et de Rodrigue, ces combats de l'amour et du devoir enlevèrent
tous les suffrages et firent pardonner tous les défauts. Il est
vrai que, dans l'acclamation générale, on oublia trop l'Espagne,
mais il est vrai que Corneille avait tellement embelli son
original espagnol que le Cid français fut traduit lui-même en
castillan.
On sait quels ennemis ce grand succès valut à Corneille.
Le cardinal de Richelieu, dont le nom seul rappelle à tout le
monde l'histoire de ces temps, venait de fonder en France une
Académie à l'exemple de tant d'Académies d'Italie. Le bruit pro-
digieux que fit cet établissement venait en partie de l'éclat du
fondateur et en partie du besoin que la nation avait de cultiver
les lettres. Il est étrange que les universités établies pour for-
mer les hommes, loin de suffire à leur objet, y fussent contraires.
Il fallait une nouvelle société non moins pour ôter la rouille de
l'école que pour éclairer le goût des hommes du monde.
Il faut avouer qu'il n'y avait aucun homme de grand talent
dans cette Académie naissante. Il y avait même de très mauvais
poètes que le cardinal de Richelieu encourageait par de petits
bienfaits et par la faiblesse qu'il avait de faire avec eux des vers
fort au-dessous du médiocre. Mais les vues étaient belles, malgré
la faiblesse de ces commencemens, et Richelieu faisait en
France ce que Léon X avait fait à Rome, il encourageait des arts
qui contribuent à la splendeur d'un Etat.
VOLTAIRE INÉDIT. 137
Cette salle du Palais-Royal qui, toute mal construite qu'elle
est, sert pourtant de témoignage à sa magnificence, fut bâtie
en 1634 pour faire jouer plusieurs tragédies auxquelles il avait
part. C'était lui qui en inventait le sujet; il le disposait en
cinq actes quelquefois il en composait un en vers; quelquefois
il donnait les cinq actes à faire à cinq auteurs. On peut juger ce
que c'étaient que des tragédies de pièces rapportées, inventées
par un ministre occupé de tant de soins, et travaillées par des
mains différentes. Corneille eut le malheur d'être quelque temps
de cette société; il avait pour compagnons Golletet, l'Estoile,
Scudéry; mais rien ne pouvait gâter tout à fait le talent de
Corneille. Il fit donc le Cid sans consulter la société et il lui
déplut, ainsi qu'au protecteur. On sait avec quelle hauteur
chagrine, soutenue de quelques bonnes raisons et de beaucoup
de mauvaises, Scudéry écrivit contre le Cid ; on sait que le car-
dinal de Richelieu, qui penchait trop pour Scudéry, voulut que
l'Académie jugeât entre Scudéry et Corneille ; il paraît évidem-
ment que le cardinal trouvait le Cid mauvais en tout, puisqu'il
écrivit de sa main : « La dispute sur cette pièce n'est qu'entre
les ignorans et les doctes. » Il était en effet assez savant pour
connaître toutes les règles violées dans le Cid ; il était, comme
poète, jaloux du succès, et, comme premier ministre, il ne goû-
tait pas ces beautés de sentimens qui demandent un cœur tendre
pour être senties.
Il paraît par le petit ouvrage de l'Académie que si, au lieu
de s'en tenir à juger les critiques de Scudéry, elle eût examiné
toute la pièce, elle aurait donné une bonne poétique du théâtre.
Le jugement de l'Académie est encore aujourd'hui confirmé par
celui du public. Cet exemple prouve manifestement qu'il est très
faux qu'il y ait moins de bons connaisseurs en poésie que de
bons poètes. C'est un paradoxe avancé tous les jours, mais réfuté
par cet ouvrage de l'Académie. Chapelain et Desmarets, les plus
mauvais poètes de ce temps, furent ceux qui eurent le plus de
part aux observations sur le Cid, tant la distance est immense
entre la connaissance et le talent.
On sait que, malgré le cardinal de Richelieu et malgré l'Aca-
démie, tout le monde disait communément en France quand on
voulait louer quelque chose : Cela est beau comme le CïW;mais
l'année 1639 vit deux ouvrages qui firent oublier le proverbe.
Cette année fut une grande époque pour l'esprit humain.
138 REVUE DES DEUX MONDES.
Corneille donna \q^ Horaces ^i Cinna. La tragédie des Horaces
n'était belle qu'en partie, Cinna l'était presque en tout ; mais
ces beautés étaient à lui : le théâtre espagnol ne pouvait en
fournir le canevas. Ce n'est pas ici le lieu de faire des disser-
tations, mais en suivant l'histoire des arts, me sera-t-il permis
de dire que ce genre de beauté avait été inconnu à tout le reste
de la terre?
Les Grecs qui inventèrent la tragédie et qui la perfection-
nèrent à quelques égards, ne traitèrent guère que les infortunes
des héros fabuleux; mais jusqu'à Corneille, personne ne sut faire
parler les grands hommes, les héros véritables, et ils furent
plus héros, plus grands hommes dans Corneille qu'ils ne
l'avaient été dans leur vie.
Je ne veux point répéter ici ce que tant de critiques habiles
ont écrit et ce que tout le monde sait sur les autres ouvrages de
ce père de la scène française, sur son sublime et sur le grand
nombre de ses chutes, sur ses traits brillans, mais noyés dans
les déclamations qu'on lui reproche aujourd'hui, sur l'amour,
qu'il ne traita jamais d'une manière bien intéressante que dans
le Cid, et qui, si vous en exceptez deux scènes de Polyeucte, lan-
guit dans ses meilleures pièces, sur l'incorrection de son style,
enfin sur tous les défauts qui font que, de trente de ses pièces,
il n'y en a guère que quatre ou cinq qu'on puisse représenter
aujourd'hui.
Le sublime qui se trouve dans ce petit nombre d'ouvrages
éleva le génie de la nation.
Rotrou, son contemporain, mais plus vieux que lui, et que
Corneille appelait son père, devint son disciple. Il fit en 1648
son Venceslas, dont le premier et le quatrième acte sont excel-
lens et font passer le reste de l'ouvrage. Il est vrai que la pièce
était imitée de l'Espagnol François de Roxas, mais elle est écrite
dans le goût de Corneille.
Il manquait à la perfection du théâtre un art au-dessus du
sublime, celui de faire verser des larmes. Racine vint dans la
décadence de Corneille et atteignit quelquefois à ce but de l'art.
N'ayant pas encore vingt ans et portant la soutane sous laquelle
il avait été élevé à Port-Royal-des-Champs, il composa la tragédie
àeThêagène et Chariclée qui n'a jamais vu le jour, puis, en 1665,
les Frères ennemis, et enfin tous ces chefs-d'œuvre qui passe-
ront il la dernière postérité.
VOLTAIRE 1^ÉDH. 139
On lui reproche de n'avoir presque jamais traité que l'amour;
mais reproche-ton à l'Albane et au Titien d'avoir peint Vénus
et les Grâces? Le sujet une fois choisi, la question n'est plus
que de savoir s'il est bien manié. L'antiquité n'a rien a mettre
à côté des peintures que ce génie charmant a faites d'une pas-
sion si chère à tous les hommes et quelquefois si funeste.
II sut dire toujours ce qu'il faut dire et l'exprimer de la
meilleure manière possible : voilà son grand art. Le génie seul
y peut atteindre. Il fut le premier qui sut faire de suite quinze
cents vers tous élégans. Trente ans auparavant on n'en savait
pas faire une vingtaine, en quelque genre que ce pût être. La
gloire de la poésie française fut alors à son comble, maigre
quelques Français plus jaloux que savans qui étudient moins
l'antique qu'ils ne négligent le moderne, et qui, plus ignorans
dans leur langue, que savans dans le grec, veulent rabaisser un
théâtre qu'ils ne connaissent pas, hommes étrangers dans leur
patrie et ennemis des arts dont ils parlent.
Après les pièces de ce grand homme, nous en avons sept ou
huit marquées au bon coin.
On s'étonne quelquefois qu'après Raphaël, il y ait eu tant de
bons peintres, et après Corneille, si peu de bons poètes. C'est
qu'en premier lieu il est plus aisé d'imiter ce qui dépend en
grande partie de la main que ce qui dépend uniquement de l'es-
prit, et en second lieu le Corrège, qui imita bien Raphaël, fut
tin grand peintre et qui ne ferait que bien imiter Corneille
serait peu de chose.
LA VILLE ET LA COUR
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE ^
EXTRAITS DU JOURNAL
DU COMTE RODOLPHE APPONYIiî)
I
ANNÉE 1831
W mai. — Je viens de Saint-Cloud. J'ai fait ma cour à la
famille royale. Je l'ai trouvée fort bien établie dans ce beau
château, qui est magnifique et confortable à la fois. Le Roi m'a
paru plus pensif qu'à l'ordinaire. Il regrette Neuilly; je le
conçois; c'est sa création. Mais la Reine et Madame Adélaïde
sont enchantées, Madame Adélaïde surtout.
— Nous n'avons pas connu jusqu'à présent le charme de
Saint-Cloud, m'a-t-elle dit. J'y étais bien venue quand cela
appartenait encore à mon grand-père, car vous savez, comte
Rodolphe, que cela nous appartenait.
— Très certainement. Madame.
— Eh bien, continua-t-elle, depuis ce temps, je ne m'y suis
jamais retrouvée que pour faire visite, avec mon frère, au roi
(1) Copyright by Ernest Daudet.
(2) Les extraits de cet attachant Journal que nous avons déjà publiés [Revue
des 1" et 15 octobre 1912) figurent dans le tome I" qui vient de paraître à la
librairie Pion. Ceux qu'on va lire et que nous communique M. Ernest Daudet,
sont tirés du second volume actuellement en préparation.
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE, 141
Charles X. Je ne connaissais donc ni le parc particulier, ni les
autres promenades; le parc réservé surtout est ravissant.
— Je partage entièrement l'opinion de Votre Altesse Royale
sous ce rapport; le parc d'en haut est une des plus belles choses
qu'on puisse voir.
— Mais, reprit Madame Adélaïde, je doute que vous l'ayez
jamais vu, car il n'est ouvert pour personne.
— Je le sais bien, Madame, et ce n'est que par une protec-
tion toute particulière de Madame la Dauphine, que je suis par-
venu à le voir, lors du séjour de la princesse Esterhazy au
pavillon Breteuil.
— En ce qui concerne le château de Saint-Cloud lui-même,
poursuivit la princesse, les autres le trouvent humide; je
devrais cependant m'en apercevoir, puisque je loge au rez-de-
chaussée.
L'appartement que la Reine occupe maintenant était celui
du Dauphin et consiste en un grand vestibule, une salle de
passage, un premier salon, un second où se trouve la Reine avec
sa famille placée comme toujours autour de la table ronde, près
la cheminée, et enfin d'une salle de billard où messieurs les
aides de camp se tiennent avec le Duc d'Orléans.
Après avoir fait mes conversations avec chacun des membres
de la famille royale et M™^* de Montjoye et de Ghantérac, j'ai
passé chez le prince royal qui jouait au billard avec un aide de
camp. Celui-ci voulait à toute force me céder sa place; m.ais je
la déclinai avec politesse, malgré les invitations du duc, non
parce qu'il m'en imposait par son adresse, mais de peur de
devoir prolonger par là trop longtemps ma visite. J'avais encore
un bal à Paris où je ne voulais point arriver trop tard.
M"'^ la Duchesse de Berry se trouve en ce moment à Bath,
les eaux lui font un bien extrême, mais elle manque de tout;
elle n'a ni domestique, ni femme de chambre. Le domestique
de M. de Mesnard fait en même temps que le service de son
maître celui de Son Altesse Royale, et lorsque M. de Mesnard
est en course, une femme de peine de l'auberge le remplace.
La princesse n'a point de voiture et souvent pas de souliers à
mettre. Je tiens ces détails d'une source très sûre. Rosny et tout
ce qu'elle possède en France ne suffit pas pour payer ses dettes,
et sa fortune de Naples consiste en 10 000 francs de rentes;
avec cela, elle vit dans la plus mauvaise intelligence avec le roi
142 REVUE DES DEUX MONDES^
Charles X, à cause de M. de Damas qu'elle voudrait renvoyer
d'auprès du Duc de Bordeaux. La dauphine et le dauphin ont
fait leur possible pour engager le Roi à changer le gouverneur
de son petit-fils; mais le Roi s'y refuse et n'y consentirait que
si M. de Damas donnait sa de'mission; or, il ne la donnera
jamais, se croyant engagé en conscience à remplir sa tâche
auprès de Henry Dieudonné.
3 juin. — Les républicains attendaient avec impatience la
mort de l'abbé Grégoire, tant ils avaient envie de faire du train
à cette occasion. Il est mort enfin; mais le gouvernement avait
pris de si fortes mesures pour empêcher toute espèce de désordre
que ces messieurs ont dû se retirer de la rue de Babylone, sans
avoir pu provoquer le moindre scandale. Le ci-devant général
Dubourg s'est mis à la tête des tapageurs, il exècre le gouver-
nement de Louis-Philippe, ayant été destitué par celui-ci de son
grade de général.
— Nous ne pouvons, disait-il à quelqu'un qui me l'a redit,
nous ne pouvons rien tenter aujourd'hui ; nous sommes trop
faibles; mais nous le perdrons, ce gouvernement, en le dépopu-
larisant !
Pendant mes trois mois d'absence (1), bien des choses ont
changé. Plusieurs petits journaux ont paru et d'autres ont rem-
placé leurs rédacteurs et par conséquent leurs principes. La
Mode, par exemple, autrefois petit journal de dames, bien insi-
gnifiant et bête même, s'est jeté maintenant dans le parti car-
liste. L'opposition donne de l'esprit en France; on sait bien
attaquer et l'on est gauche dès qu'il s'agit de se défendre. La
Mode a donc, depuis quelque temps, des articles très agressifs.
Un journal, pour avoir de la vogue en ce moment, doit avoir eu
quelque procès; les rédacteurs font donc leur possible pour être
coffrés, pour payer une amende qui, peu de jours après, leur est
rendue avec usure par l'augmentation de leur vente.
Plusieurs nouvelles salles de spectacle ont été ouvertes, et le
grand Opéra a été décoré avec une magnificence, un bon goût
que rien n'égale. Il n'y a pas de salle de bal qui soit plus bril-
lante et plus claire. Pour la société, j'y ai trouvé aussi des chan-
gemens très notables. D'abord, il s'est formé une petite coterie
(1) Le comte Rodolphe revenait de Hongrie où il s'était rendu en congé.
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 143
de jeunes femmes très agréables pour les hommes à la mode,
mais un peu exclusives pour les autres et insupportables peut-
être pour les femmes plus âgées ou moins élégantes ; elles ras-
semblent autour d'elles autant de jeunes gens qu'elles peuvent
en attraper; elles sont fort jolies, très coquettes et deux d'entre
elles ont de l'esprit pour toutes. Ces dames font des parties aux
petits spectacles ; elles se font faire la cour dans les salons et
elles arrangent de petits soupers. Ces petits soupers sont sur-
tout fort mal vus par tous ceux qui n'en sont point. On veut-
bien m'y admettre et j'y prends part en observateur et avec
calme. Je profite de ce qu'on m'oflre et voilà tout; je n'admire
pas ce genre; mais je le trouve tout simple, parce que je con-
nais les individus et qui plus est les relations intimes de chacune
de ces dames. Il fallait une révolution pour les rapprocher et
la chute d'un trône et d'un gouvernement comme celui de
Charles X pour qu'elles pussent se mettre en avant de la sorte.,
Madame la Dauphine, surtout, était un grand obstacle à une
gaité un tant soit peu déréglée ; il fallait cacher ses plaisirs sous
les dehors d'une dévotion, d'une pruderie, d'une sévérité dont
ces dames n'auraient peut-être pas été capables.
// juin. — Nous recevons la nouvelle du débarquement à
Cherbourg de l'empereur du Brésil Dom Pedro ; il vient d'arriver
avec sa femme et ses enfans, excepté l'aîné en faveur duquel il
a abdiqué à la suite d'une révolte, qui a eu lieu à Rio Janeiro (1).
Dans quel temps vivons-nous ! Quelle nouvelle complication dans
les affaires! Que fera Dom Pedro? Se mettra-t-il à la place de
son frère en Portugal? Voudra-t-il conquérir l'Espagne? Rien
ne me parait improbable de sa part.
15 juin. — M. l'abbé Bervanger, mon confesseur et celui de
mes cousins Rodolphe et Jules et autrefois celiïi du Duc de Bor-
deaux, vient d'arriver du château de Holy Rood. Il m'a dit que
(1) Fils de Jean VI, roi de Portugal, il avait suivi ce prince, quand celui-ci
chassé de son royaume par Napoléon, s'était réfugié au Brésil. I! resta dans ce pays
après que Jean VI eut recouvré ses États et y devint empereur. A la mort de son
père, qui faisait passer sur sa tête la couronne de Portugal, il abdiqua cette cou-
ronne en faveur de sa fille encore mineure, dont il promit la main à son frère Dom
Miguei en le nommant régent. Mais, bientôt après, en 1827, Dom Miguel se déclara
roi, au mépris des droits de sa fiancée. En 1831, Dom Pedro, ayant cédé à son fils
le trône du Brésil, revenait en Europe pour rétablir sa fille dans ses droits. Il y
parvint en 1833, en soulevant le royaume portugais contre Dom Miguel.
144 REVUE DES DEUX MONDES.
le Roi avait une mine parfaite, que jamais il n'avait eu meil-
leur visage, de même le Duc de Bordeaux; il est plein d'esprit
et de grâce, tout le monde l'adore. Madame la Dauphine est
avec le Roi et ne le quitte jamais. La Duchesse de Berry fait ses
voyages, elle ira à Londres.
— Elle est plus montée que jamais, me disait M. de Bervan-
ger; vous en entendrez parler bientôt.
— Pourvu que cela ne soit pas trop tôt pour son propre
intérêt! repris-je.
— Oui, continua l'abbé, elle s'est déjà fait beaucoup de torts,
et ses amis lui en ont fait encore plus et davantage peut-être
que ses ennemis. 11 lui vient sans cesse des personnes de France
qui lui offrent leurs services pour organiser une contre-révolu-
tion. Elle m'a dit qu'elle ne pouvait se fier à eux, mais qu'elle me
chargerait de bien des commissions, si je voulais les accepter.
Je lui répondis que, si cela ne dépendait que de ma bonne vo-
lonté, elle pourrait compter sur moi. Elle me chargea donc de
mille commissions bien difficiles à remplir, bien épineuses, et je
ne sais vraiment comment en venir à bout. La seule dont je me
sois chargé avec plaisir, consiste à vous dire de sa part et à
toute votre famille bien des choses; elle sait très bien que vous
n'avez pas changé pour elle.
i6 juin. — Dom Pedro va à Munich, à ce qu'il paraît; de là il
veut revenir ici et s'établir en particulier à Paris. 11 ne nous
sera pas bien commode à nous autres Autrichiens. 11 a laissé
tous ses enfans à Rio; il n'y a que Donna Maria da Gloria qui
soit avec lui. Quel drôle de personnage que cela fait ici 1 Le
voilà, ce souverain le plus libéral de la terre, cet archiconsti-
tutionnel, ce donneur de charte, culbuté, renvoyé, lui et toutes
ses institutions. Quelle leçon pour les rois constitutionnels!
iî juin. — On a arrêté hier Lennox (1), l'un des agens de
M. de Lafayette. On a trouvé chez lui tout le grand plan de la
nouvelle conspiration ourdie contre Louis- Philippe; on a trouvé
(1) Américain de naissance, il avait servi sous Napoléon, comme capitaine
instructeur à Saint-Gyr et à Saumur. Quoique, à la suite de sa participation aux
journées de Juillet, il eût été nommé chef d'escadron, il se jeta dans le parti répu-
blicain, quitta rai'uiée et fut mêlé à la plupart des conspirations de cette époque.
Il mourut en 183G, à quarante et un ans, ruiné par ses tentatives révolutionnaires
et par des essais malheureux de navigation aérienne.
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE'. 143
tous les noms des personnes qui devaient composer le gouver-
nement provisoire. Lafayette aurait été dictateur, Odilon Barrot,
Lamarque et compagnie auraient été ses ministres et conseils;
enfin, la République était toute faite. Au général Dubourg auraient
été confiées les forces militaires. Un gouvernement mieux assis
que celui de Louis-Philippe aurait commencé par faire coffrer
tous ces messieurs d'après, la liste trouvée chez Lennox; mais il
n'y avait pas moyen.
Les attroupemens continuent; 12 000 hommes de troupes
sont sur pied; mais on ne peut se fier à eux. Il y en a qui ne
sont plus rentrés dans leur caserne depuis plusieurs jours; ils
restent dans les cabarets des rues Saint-Martin et Saint-Denis
à boire avec les mutins. Ils sont dans un état d'ivresse conti-
nuelle; on ne sait qui paie cette quantité de vin et d'eau-de-
vie. Le pillage de trois boutiques fait horreur à tout le monde et
j'espère q-ue cet incident ranimera la garde nationale qui com-
mence à se fatiguer de son service, de ce rappel éternel. Le com-
merce en souffre beaucoup, les faillites continuent. Tout Paris
se trouve encore replongé dans cette terreur du mois de février,
où, à tout moment, on croyait voir proclamer la République.
Encore les mêmes bivouacs dans les rues, sur les quais et sur
les places.
Hier, en allant aux Allemands, nous avons été arrêtés plu-
sieurs fois par les marches et les contremarches des troupes: il
fallait dire que c'était la voiture de l'ambassadeur d'Autriche
pour qu'on nous laissât passer. La fête des vendanges de Bour-
gogne, oii M. Gallois a brandi un poignard en disant : Pour
Louis-Philippe, est aussi un fameux scandale, et ce qui l'est
encore plus, c'est le procès qui s'en est suivi, où M. Gallois (1) a
dit dans son plaidoyer toutes les horreurs imaginables contre le
Roi et son gouvernement, et cet homme a été acquitté! Les jurés
et les juges avaient reçu des lettres anonymes dans lesquelles on
les menaçait de mort s'ils condamnaient Gallois. Les jurés tout
comme les juges connaissent le formidable pouvoir du comité
directeur, et n'osent l'affronter lorsqu'il menace.
18 juin. — Entre onze heures et minuit, s'est formé un
grand attroupement devant le Palais-Royal et dans la rue Saint-
(1) Publiciste et historien dont les œuvres s'inspiraient d'opinions révolulion-
naires très acciiséop.
TOME XV. — 1913. , 10
146 REVUE DES DEUX MONDES,
Honoré, en poussant des vociférations épouvantables contre la
personne du Roi, ses ministres et contre le clergé. M. Casimir
Perier, malgré sa grippe, fut obligé de rester sur pieds pendant
toute la nuit, la chose devenait d'heure en heure plus sérieuse.
Déjà, on parlait de piller le Palais-Royal et les hôtels des minis-
tres. Le Président du Conseil ordonna donc qu'une force impO'
santé se réunit sur la place du Palais-Royal et que la cavalerie
chargeât contre les mutins. Tout arriva selon ses désirs et les
carabiniers, les rangs serrés, chargèrent la foule au grand galop
avec des coups de plat de sabre à droite et à gauche. Cette ma-
nœuvre répétée deux fois tout le long de la rue, de la Fontaine
des Innocens à la rue Royale, eut son elfet; à une heure, la tran-
quillité était rétablie, sauf à recommencer un autre jour.
J'ai été ce matin chez la marquise de La Châtaigneraie; je
l'ai trouvée dans une inquiétude à faire pitié. Les fonds baissent
tous les jours; elle voudrait retirer les siens pour les placer dans
un autre pays; mais on y perd, en les déplaçant, la moitié de son
capital. C'est bien une considération ; il vaut mieux cependant en
conserver la moitié que de courir la chance de tout perdre. D'un
autre côté, les fermiers refusent aussi de payer ce à quoi ils se
sont engagés par contrat; voilà ce qui force M™'' de Narbonne
à aller dans le Midi. M'"^ de La Châtaigneraie, sa fille, l'y accom-
pagne. J'ai fait tout au monde pour l'engager à rester à Paris,
elle ne le peut; la seule chose que j'aie obtenue, c'est la promesse
de revenir dans six semaines ou deux mois.
W juin. — Nous voilà donc aux élections nouvelles, beaucoup
de Carlistes refusent d'y aller, ils ne savent ce qu'ils font. Le
sort de la France sera tout entier entre les mains de la Chambre
qui va venir, voilà ce que ces messieurs ne devraient pas perdre
de vue. Jamais, peut-être, plus grande mission ni plus déci-
sive n'a été confiée aux électeurs. A côté de chaque nom tracé
sur les bulletins, se trouvera aussi la paix ou la guerre, l'ordre
ou l'anarchie. Avec une Chambre sage, il serait possible, non
sans effort, il est vrai, de surmonter les obstacles que l'esprit do
faction entasse avec audace et persévérance contre le gouverne-
ment. Avec une Chambre ou lâche ou folle, la carrière est
ouverte au désordre; la monarchie désarmée n'est plus qu'une
proie livrée aux partis. Tout est remis en question, et, pour
mieux organiser, on commence par tout détruire.
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 147
^i juin. — L'abbé Ghâtel, le fondateur de la religion catho-
lique française, fait beaucoup parler de lui (1). Il n'est plus abbé
maintenant, il s'est fait évêque. Deux ou trois autres prêtres se
sont réunis à lui et il a loué un local dans lequel il exerce ses
fonctions d'évêque. Il y a fait ériger un autel; un piano remplace
l'orgue et une grande chaise la chaire. C'est dans cette chambre
qu'il réunit ses fidèles et encore plus de curieux.
Dimanche dernier, il y avait foule, on parlait tout haut, on
avait même les chapeaux sur la tête. Comme la porte d'entrée
pour le public et celle par où Mgr l'évêque doit entrer est la
même, elle se trouvait fort encombrée de monde au moment où
l'évêque dut avancer vers l'autel. Ses prières, ses instances
furent inutiles; il fallut faire une espèce de charge pour faire
passer Monseigneur. Enfin le voilà dans le sanctuaire, la mitre
sur la tête, la crosse dans sa main; on lui jette de l'encens; il
suit en tout notre rite, mais psaumes et prières sont en fran-
çais, ce qui donne à tout un air de parodie, qui fut accueilli par
une partie du public à coups de sifflets redoublés.
Les partisans de l'évêque Châtel prirent fait et cause et
mirent à la porte les siffleurs. Tout ceci donna lieu à un vacarme
épouvantable; on se poussait, on se donnait des coups de
poing; enfin, on fit si bien qu'une grande armoire en tombant
manqua de tuer plusieurs personnes. Cet incident, qui serait
devenu bientôt tragique, rétablit le calme et l'ordre. L'abbé
continua l'office et prononça un sermon plein d'invectives
contre la religion catholique et ses prêtres et il finit par entre-
tenir ses fidèles de politique, dans un sens tout à fait républi-
cain.
2? juin. ' — Je suis parvenu à me faire introduire dans la
société des Amis du peuple, qui maintenant n'est plus publique
comme du temps où j'y allais avec Félix Schwarzenberg. Je me
suis placé dans un groupe composé d'Italiens et d'Espagnols
réfugiés. Ce local est celui de la redoute de la rue de Grenelle-
Saint-Honoré ; il est très propre à une société délibérante :
bureau, tribune, tout s'y trouve. J'ai écouté avec attention
(1) On sait que ses tentatives [pour fonder une religion nouvelle échouèrent
piteusement non seulement sous les railleries dont elles furent l'objet, mais aussi
par suite des dissentimens qui avaient éclaté entre le fondateur et ses coreli-
gionnaires.
148 REVUE DES DEUX MONDES.!
d'excellens orateurs; l'un surtout a parlé pendant deux heures
sans discontinuer. Il est impossible de mieux dire. J'y ai vu
Cavaignac; c'est un bel homme, il est un des conseillers. Les
orateurs prouvaient jusqu'à l'évidence que le principe de la
Révolution de Juillet, s'il était reconnu par les peuples, devait
amener la chute de tous les rois; que ce mot, roi, était un ana-
chronisme imjne en France depuis les glorieuses journées de
Juillet.
De pareils discours se gravent en traits de feu dans la mé-
moire de tous ces jeunes gens qui viennent en foule. Etudians
en droit et en médecine, ils retournent chez eux imbus de ces
principes et y propagent ce poison. Les Espagnols et Italiens
réfugiés présens étaient dans un enthousiasme difficile à peindre :
ils trépignaient, ils s'embrassaient. Gela me fit frémir. On me
fit remarquer un certain Cantelli, ex-officier italien, décoré de
la Couronne de fer; il boite; c'est celui qui paraît avoir le plus
d'influence sur ceux de sa nation. Ces gens-là espèrent toujours la
guerre; ils veulent rentrer dans leur pays avec l'armée française.
Il est encore fort question de piller les ambassades : l'Autriche,
la Russie sont surtout désignées. Le comte Pozzo en a si peur
qu'il compte partir pour l'Angleterre, sous prétexte d'aller voir
une des grandes-duchesses qui s'y trouve avec M"" de Nessel-
rode. Rien ne m'amuse plus qu'un général poltron !
Un adjudant-major de la garde nationale, un chef de batail-
lon et un officier d'état-major disaient dernièrement à quelqu'un
de ma connaissance :
— Nous aurons, entre autres besognes, celle de défendre
l'accès des hôtels des ambassadeurs de Russie, d'Autriche et de
Naples.
Le gouvernement cherche à prendre les mesures les plus
énergiques pour se tirer d'embarras. Nous sommes à la veille
d'une crise effroyable. Les armuriers ont eu l'ordre d'envoyer
leurs armes hors de la ville; la plupart l'ont fait; il n'y a que
les revendeurs des quais qui résistent à cet ordre et continuent
leur commerce.
Il paraît que l'ouverture de la Chambre sera avancée de six
semaines, le gouvernement craint de se trouver isolé au moment
des troubles de Juillet. La troupe ne veut pas agir contre le
peuple, c'est une résolution prise. Le prélude des scène tumul-
tueuses doit être la délivrance de Lennox..
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 149
23 juin. — De retour à Paris, je me suis hâté de rejoindre
une petite société qui m'avait engagé à aller avec elle à l'Opéra
à la première représentation du Philtre. C'étaient M"^* de Bellis-
sen, de Narbonne, de La Châtaigneraie et MM. de Fourmont et
de Balincourt. La salle de l'Opéra, nouvellement décorée, est la
plus belle chose qu'on puisse voir. Elle est toute dorée, toute
resplendissante, éclairée à jour. Le nouvel opéra ne m'a pas
plu; au reste, j'ai tant causé avec ces dames, que les beautés
peuvent m'avoir échappé.
Après le spectacle, nous sommes allés chez Tortoni prendre
des glaces, nous y avons rencontré le duc de Vallombrosa et le
colonel Pozzo. Il était bien deux heures lorsque je me suis
retrouvé dans ma chambre.
J'ai fait aujourd'hui, avec ces mêmes personnes, une partie
au Bois de Boulogne ; nos deux messieurs nous y ont quittés
un instant pour faire visite à Rothschild. J'ai mieux aimé
rester avec ces dames et me promener avec elles. M"^ de La
Châtaigneraie m'a raconté qu'on avait découvert une nouvelle
conspiration contre le roi Louis-Philippe ; elle doit être ourdie
par le parti napoléoniste, avec la reine Hortense à la tête. Cette
dame se trouve ici en ce moment, à ce qu'on prétend. L'intrigue
étouffe donc même la douleur d'une mère qui vient de perdre
son fils si tendrement aimé.
On m'assure avoir vu aujourd'hui à la Bourse des pièces de
5 francs avec le timbre de Henri V ayant pour légende :
(( Henri V, roi de France et de Navarre. »
Nous avons encore fini notre soirée chez Tortoni, dans la
même salle ; mais à une autre table se trouvait une autre
société. C'était le duc de Valençay, M. et M"® de Vaudreuil,
M™® de Saint- Priest et M. de Bonneval. Je les ai salués; mais je
n'aurais jamais osé les approcher, de peur d'indisposer contre
moi la coterie avec laquelle je me trouvais. La mienne était
toute pour Henri V, et l'autre est tout à fait dans le mouvement.
57 juin. — Le nonce Lambruschini, à sa grande satisfac-
tion, vient d'être rappelé. Ce digne prélat, depuis la Révolution,
se trouvait entièrement dépaysé à Paris. Il ne pouvait se faire
aux idées du jour et tout ce qu'il désirait le plus ardemment au
monde, c'était de s'en aller. Plusieurs fois déjà, il avait demandé
son rappel au Pape, sans que le Saint-Père eût exaucé ce vœu. Ne
150 REVUE DES DEUX MONDES.
voilà-t-il pas que le ministre des Affaires étrangères M. Sébas-
liani donne ordre à M. de Saint-Aulaire, ambassadeur de France
à Rome, de demander au Pape le rappel de Mgr Lambruschini?
Sa Sainteté, à ce qu'il parait, en fut vivement piquée et fit
déclarer par le cardinal secrétaire d'Etat à M. l'ambassadeur
de France que Mgr Lambruschini était son ami personnel, qu'il
ne demandait pas mieux que de l'avoir auprès de lui pour en
faire son conseiller, mais que ce nonce avait été en tout l'exact
organe de la cour de Rome et que tout autre tiendrait par
€onséquent le même langage et la même ligne de conduite.
M. de Saint-Aulaire, malgré cette déclaration, insista sur sa
demande, vu que ses ordres à ce sujet étaient précis. Il fut
donc convenu que la cour de Rome ferait insinuer à son nonce
à Paris de demander un congé en donnant pour motif une santé
altérée. Le secrétaire d'État fit connaître à Mgr Lambruschini
le désir de Sa Majesté le roi des Français, avec tous les détails
de sa conversation avec M. de Saint-Aulaire, et il lui fut ordonné
de demander un congé sous prétexte d'aller aux eaux.
Le nonce nous raconta dernièrement la conversation qu'il a
eue avec M. le général Sébastiani à ce sujet. Tous les deux
jouèrent la comédie on ne peut mieux; ils se livrèrent à un
véritable assaut de finesse. M. Sébastiani, après avoir écouté le
récit de tous les soi-disant maux dont Mgr Lambruschini pré-
tendait être accablé, feignit de prendre le plus vif intérêt à la
santé de M. le nonce. Sa figure prit un air triste et compatissant,
enfin un air tout à fait correct pour la circonstance. Le nonce
lançait en attendant une pointe après l'autre contre le général,
si bien que celui-ci ne savait pas s'il était le mystificateur ou
le mystifié.
Après une conversation assez longue dans ce genre, le
nonce finit en ces termes :
— Monsieur le comte, j'ai encore une dernière grâce à vous
demander; je vous serai infiniment reconnaissant si vous me
l'accordez.;
— Je serai très heureux d'être à même de faire quelque chose
qui puisse être agréable à Monseigneur, répond le ministre.
Le nonce s'était profondément incliné, les mains jointes,
les yeux baissés, jenfin dans une attitude de suppliant; il resta
quelques instans dans cette position, puis il leva sa tête, mais
le corps toujours encore courbé en avant, et avec ses yeux flam-
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 151
boyans, un sourire des plus malicieux sur ses lèvres, dit au gë-
ne'rai :
— Rien qu'un passeport, monseigneur, un passeport, voilà
tout ce que j'espère de la bienveillance de Votre Excellence.
Et il se retira.
iS juillet. — En vue de la célébration de l'anniversaire des
journées de Juillet, les chapeliers ont fabriqué des bonnets
phrygiens rouges à l'instar de celui de 93. Pour les mettre à la
portée de tout le monde, le prix en a été fixé de trente sous
à quinze francs.
On a déjà saisi plusieurs arbres de la liberté, ils sont tous à
la police; il faudrait être bien adroit pour en trouver un pour
demain. Les mesures que le gouvernement prend sont vraiment
imposantes. J'espère donc que nous n'aurons point de troubles
sérieux.
15 juillet. — J'ai tant couru hier, que, le soir, je n'en pou-
vais plus. Nous avons passé la journée fort tranquillement; il y
a bien eu quelques attroupemens et quelques charges; on a tué
des individus dans les Champs-Elysées, qui essayaient d'abattre
un arbre pour le planter en l'honneur de la liberté; mais il y a
eu tant de troupes de ligne, tant de gardes nationaux sur toutes
les places qu'il n'y avait pas moyen de tenter la moindre des-
choses.
J'ai vu la charge aux Champs-Elysées et j'ai passé de là par
les rues et boulevards jusqu'à la place de l'ancienne Bastille et
de là, par la rue Saint-Antoine, dans le Marais et sur la place
Royale. Partout quantité de troupes, foule de spectateurs
curieux, mais rien de sinistre ni de mauvais augure. Le soir
tout est rentré dans l'ordre accoutumé. Dieu veuille que l'ou-
verture de la Chambre et les glorieuses journées surtout se
passent ainsi.
Notre cousine, pour éviter le bruit des canons des Invalides
qui, depuis quatre heures du matin jusqu'après le coucher du
Soleil, tireront de quart d'heure en quart d'heure, ira passer les
trois journées à Saint-Germain.
^4 juillet. — Nous attendons avec calme l'accomplissement
du programme des fêtes, réjouissances et tristesses qui auront
152 REVUE DES DEUX MONDES.
lieu pendant l'anniversaire des trois glorieuses journées. Nous
pleurerons donc le premier jour, le second nous commencerons
à nous égayer et le troisième nous ne saurons vraiment plus
qu'inventer pour exprimer notre joie.
Il y a déjà des échafaudages immenses sur l'ancienne place
de la Bastille; ce sont des tribunes, des je ne sais quoi encore;
cela a l'air d'une forteresse plutôt qu'autre chose, et si je devine
bien, je crois que le Roi s'est informé si les poutres sont assez
fortes pour résister au poids des personnes qui s'y placeront.
^7 juillet. — Nous voilà à l'anniversaire des glorieuses
journées.
Notre cousine est partie à quatre heures après-midi pour
Saint-Germain et a fait faire ses excuses à la Reine de ne pou-
voir assister au concert de la Cour. Après l'avoir mise en voiture,
j'ai encore un peu travaillé pour le courrier. J'ai fait ensuite
deux visites, une à M"™^ Sock, dame anglaise, et l'autre à M"'® de
Werther; puis .arriva l'heure du dîner, puis la promenade et les
jeux au jardin jusqu'au moment de faire nos toilettes pour aller
à la Cour. Les galeries et appartemens étaient déjà bien garnis
lorsque nous sommes arrivés au Palais-Royal. Qu'on se figure
notre étonnement lorsqu'on nous dit que Dom Pedro était
arrivé à quatre heures, sans que personne l'attendit, qu'il dînait
en ce moment au Palais-Royal et qu'il assisterait au concert.
J'étais bien curieux de le voir, cet empereur déchu et qui nous
arrive de l'autre monde.
Gomme l'on s'était mis à table beaucoup plus tard qu'à l'or-
dinaire, Leurs Majestés n'étaient qu'à ia seconde entrée du diner
quand, déjà, les invités étaient depuis assez longtemps rassem-
blés dans les appartemens où le concert devait avoir lieu. Il fai-
sait une chaleur étouffante. Pour respirer un peu, j'allai sur l'un
des balcons avec les ministres des Pays-Bas et de Suède. De ce
balcon, on a la vue dans la cour d'honneur où stationnaient
les voitures et l'on voit en même temps par-dessus la terrasse
dans les appartemens de la Reine ; c'est de là que je vis passer
deux domestiques, chacun portant sur un plat un énorme biscuit
de Savoie. Je courus vite à l'ambassadrice d'Angleterre pour
l'inviter à passer sur mon balcon, mais elle avait si chaud, elle
était tellement décolletée qu'en acceptant ma proposition, elle se
serait exposée à prendre mal. Pour la même raison, ni la prin-
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 133
cesse de Castel-Cicala, ni M'*® Ruffo sa fille ne voulurent profiter
de mon balcon.
Cependant la Reine arriva, Dom Pedro lui donnant le bras.
Les portraits de l'Empereur lui ressemblent assez. Je le croyais
plus grand de taille et je fus fort étonné de voir qu'il ne l'était
pas beaucoup plus que Dom Miguel. Il a bonne tournure malgré
cela ; il avait l'air un peu embarrassé en parlant, avec les dames
surtout. La Reine, en entrant, lui présenta à peu près toutes
celles qui se trouvaient dans la salle; l'Empereur les salua assez
bien, mais leur parla peu ou rien. Lorsque la Reine lui présenta
le général de La Fayette, il parut en éprouver le plus vif plaisir;
il lui fit complimens et révérences sans fln et prit un air amical
avec lui comme s'il l'avait connu autrefois.
Aujourd'hui, j'ai circulé dans Paris. J'ai vu les portes des
églises tendues de noir. On y célébrait le service des morts
pour les victimes de Juillet. La lettre de l'archevêque de Paris
aux curés, dans laquelle il leur donne des ordres à cet effet, est
excellente. Les églises étaient remplies de gardes nationaux et
autres; on jasait beaucoup, on tournait le dos à l'autel, c'était
très peu édifiant. Le Panthéon, converti en temple, était tout
rempli de tribunes, il fallait des billets pour y entrer. Un
orchestre de 400 musiciens a exécuté toute espèce de musique
religieuse et profane ; c'était dans le genre des concerts du Con-
servatoire.
Arrivé, à travers une foule de monde, jusqu'à la place de la
Bastille, j'ai vu et admiré l'immense tribune qu'on y avait
érigée pour le Roi, les députés, etc. Le monument dont le Roi
posa la première pierre s'y trouvait figuré dans toute sa gran-
deur par des planches couvertes de toile peinte, représentant
le marbre et le bronze, le tout fort bien imité et d'assez bon goût.
L'aspect de la foule immense était vraiment imposant; le
flux et le reflux de cette masse qui, par toutes les larges rues,
se précipitait par torrens sur cette vaste place, avait quelque
chose d'effrayant. Un mot eût été suffisant pour la mettre en
mouvement, et on eût été impitoyablement écrasé, les portes
des maisons étant barricadées par des échafaudages qui for-
maient des tribunes. Cependant, tout le monde avait l'air gai
autour de moi ; on n'y parlait que de Dom Pedro, de Louis-Phi-
lippe et de la nouvelle légion de la garde nationale à la polo-
naise, dont on voyait quelques échantillons. Le Roi ne parut pas
454 REVUE DES DEUX MONDES.
être reçu bien chaudement. Mais la place était si grande que les
voix ne pouvaient arriver jusqu'à lui ; il devina l'enthousiasme
du peuple plutôt par les gestes que par les cris de : « Vive le
Roi ! » qui furent poussés, mais qu'on ne distinguait pas dans
cette formidable rumeur.
Dans la cohue qui précédait et suivait le Roi, se trouvaient
les héros des Glorieuses et, parmi eux, des gens de mine épouvan-
table, des poissardes, des filles de joie décorées de la croix de
Juillet. Ces gens se donnaient le bras et formaient des chaînes
de douze à vingt personnes, qui séparaient le Roi de ses aides
de camp et chantaient la Marseillaise et la Parisienne. Dom Pedro
était à la gauche de Sa Majesté, puis les Ducs d'Orléans et de
Nemours, les maréchaux et les ministres.
W juillet. — Les fêtes continuent aujourd'hui ; ce sont des
réjouissances sans fin. J'ai été surtout frappé par la fête d'hier
soir aux Champs-Elysées ; c'était vraiment superbe par son im-
mensité. Tous les quinconces étaient éclairés à jour car chaque
arbre était entouré de lampions, outre les festons de lampes qui
enchaînaient pour ainsi dire avec des guirlandes de feu un
arbre à l'autre. En y entrant, j'ai cru me trouver dans une de
ces forêts enchantées dont on parle dans les contes de fées. Une
foule innombrable de curieux la parcourait dans tous les sens;
ici, on voyait des théâtres superbes érigés comme par un coup
de baguette sur une vaste pelouse; on y représentait toute
espèce de pièces, la plupart guerrières, avec force fusillades et
coups de canon ; là, on admirait de belles salles improvisées
sous de larges tentes resplendissantes de quinquets, où se
pressait une population joyeuse dansant et mangeant tour à
tour, sans que cela eût l'air d'une orgie ; les hommes étaient
polis avec les femmes ; ils y mettaient même plus de recherche,
plus de façons que nous ne le faisons dans nos salons dorés
pour inviter les jeunes personnes à la danse.
Un jeune homme, qui se trouvait à côté de moi, dit à son
voisin :
— Connais-tu cette particulière qui est vis-à-vis de moi ; elle
est très jolie, je m'en vais l'engager.
Je le suivis; il fit quantité de révérences et puis mille
excuses, à cause de sa hardiesse, et l'engagea enfin avec une
phrase fort extraordinaire que malheureusement j'ai oubliée.
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 155
La particulière lui répondit avec beaucoup de petites mines :
— Je suis très flattée, monsieur, que vous pensiez à moi à
l'occasion de cette contredanse; mais, je suis déjà reteinte.
— Alors, répliqua le particulier, puis-je espérer, pour mon
bonheur, d'être plus fortuné à la subséquente ?
Il y avait des boutiques à 25 sous et a 5 sous, d'autres
encore où tous les objets se vendaient en organisant une espèce
de loterie. Même chose se passait dans des boutiques de pains
d'épices et de bonbons. Il y avait aussi quantité d'orchestres
dont les musiciens étaient déguisés soit en Turcs, en Grecs, en
nègres, jouant de la musique en rapport avec leur costume. Puis
c'étaient des tournois, des danseurs de corde et autres jongleurs,
des chœurs de chanteurs exécutant des morceaux de la Muette
et autres opéras connus et les plus en vogue. Enfin, je n'ai
jamais rien vu de plus varié, de plus grand et de plus animé
que cette fête populaire.
L'Hôtel des Invalides qu'on découvrait au loin produisait un
effet magique. Ce palais, illuminé dans toute la longueur de sa
façade, semblait tapissé d'étoiles et suspendu dans l'air. Le Jardin
des Tuileries, tout embrasé, avait l'air de se prolonger à l'infini
et ses bassins et ses jets d'eau paraissaient en feu. Les coups de
canon, de fusil, de pétards, tirés de tous côtés et du haut des
maisons jusque sur les voitures et sous les pieds des chevaux
faisaient un bruit épouvantable comme si l'on eût assiégé la
ville. Ce vacarme a duré toute la nuit. Paris, aujourd'hui comme
l'an dernier, avait l'air d'être en état de siège.
SI juillet. — Dom Pedro vient de quitter Paris pour se
rendre de nouveau à Londres. M™^ de Loulé est ici, elle reste à
Paris, à ce qu'on m'assure. J'irai la voir un de ces jours pour la
faire causer. On m'a assuré que Dom Pedro n'est venu à Paris
qu'après avoir appris l'entrée de la flotte française dans le Tage(l).
Il a intrigué auprès de Louis-Philippe, afin d'obtenir le ren-
versement de son frère Dom Miguel au profit de sa fille Donna
Maria. Il a échoué dans sa négociation ; il n'a donc eu de son
séjour de Paris que des mécomptes.
(1) Dom Miguel qui régnait encore en Portugal ayant refusé les réparations que
la France exigeait de lui, à la suite de dommages infligés à des Français résidant
en Portugal, une escadre française se présenta devant Lisbonne et Dom Miguel dut
subir les conditions auxquelles il avait voulu se dérober.
156 REVUE DES DEUX MONDES.
M""^ (le Ghastellux a dîné chez nous hier ; elle repart aujour-
d'hui pour la campagne. C'est une femme de beaucoup d'esprit;
je lui suis fort attaché. Elle nous a donné bien des détails sur
les habitans de Holy-Rood, chez lesquels elle a passé quelques
jours en mai dernier. Charles X parle de tout ce qui a eu lieu en
France comme un homme qui n'a rien à se reprocher et qui se
trouve justifié par ce qui arrive tous les jours ici ; mais il est
triste et pensif. Rien n'est moins fait pour le distraire que le
séjour du château de Holy-Rood, vaste bâtiment qui tient en
même temps du palais et du couvent. Ce mélange d'architecture
produit un effet très attristant, qui est encore augmenté par les
brouillards presque continuels de ce pays. Le salon où la famille
se réunit est sombre. Il ne peut donc faire oublier les superbes
appartemens de Saint-Cloud, qui charment même la famille du
roi Louis-Philippe tant gâtée par les appartemens du Palais-
Royal et de Neuilly. Aussi est-on fort triste dans le salon de
Holy-Rood, surtout lorsque les enfans de France n'y sont pas.
Le Duc de Bordeaux et Mademoiselle, par leur gaité, leur esprit,
leur gentillesse, les animent.
Madame la Dauphine s'occupe maintenant exclusivement de
leur éducation. Elle leur prodigue les soins les plus tendres.
Elle a entièrement renoncé au bonheur de revoir sa chère
France ; elle l'aime encore toujours et peut-être avec plus d'exal-
tation. Les personnes qui se sont mal conduites envers elle, ne
lui inspirent pas la moindre haine; leur ingratitude lui fait du
mal, mais elle leur pardonne. Elle est comme une personne qui
a entièrement renoncé au monde ; elle ne vit que pour Charles X
et pour l'avenir des enfans.
M""® la Duchesse de Berry, tout au contraire, est remplie
d'espérances ; elle compte agir, elle veut courir toute
espèce de chances pour reconquérir ses droits et ceux de ses
enfans ; elle est par conséquent très montée contre ceux qui
occupent le trône de son fils, et son ressentiment s'étend même
jusqu'à sa tante, la reine des Français, tandis que Madame la
Dauphine et même Charles X n'ont pas cessé d'aimer cette
princesse et sont très fâchés lorsque les personnes de leur
cour confondent la Reine avec les autres membres de la famille
d'Orléans.
Tous les seigneurs écossais sont on ne peut mieux pour les
augustes exilés; ce sont des attentions sans fin ; ils ne manquent
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 157
jamais une occasion pour leur témoigner tout l'intérêt qu'ils
éprouvent pour eux.
M""" de Chastellux, ainsi que tous les Français qui vont voir
la famille royale, a été avertie à Londres qu'il y avait à Edim-
bourg quantité de ces exécrables gens qui n'épient que le
moment favorable pour assassiner le Duc de Bordeaux.
— Je me suis empressée, me disait la comtesse, d'avertir
les personnes de la Cour, afin de les rendre attentives. <( Ah!
Madame, m'a-t-on répondu, c'est sans cesse qu'on nous avertit;
nous surveillons le Prince autant que faire se peut, mais il doit
cependant se promener; un coup de fusil ne peut-il pas nous
l'enlever un jour? »
3 août. — Notre diner chez le Roi a été de soixante couverts;
il faisait une chaleur étouffante; je n'en pouvais plus avec ma
pelisse (4). La Reine m'a dit :
— Vous êtes véritablement en pénitence, comte Rodolphe.
Elle avait raison ; ce fut pour moi un véritable supplice que
ce diner, et si j'ai eu quelque dédommagement, je le dois à la
princesse Marie, qui a repris son ancienne gaité et fraicheur.
Le Duc d'Orléans était triste, préoccupé; le Roi aussi avait l'air
soucieux et parlait du chagrin que lui faisait le départ du minis-
tère de Casimir Perier.
Casimir Perier se trouvant offensé de ce que, malgré sa dé-
claration, il n'avait eu qu'une seule voix de majorité, a dit au
Roi qu'il ne pouvait gouverner avec une Chambre dont il ne
possédait pas la confiance. Mais, où prendre un autre ministre
en ce moment? Dans quel parti se jeter? 11 parait donc décidé
que Soult et quelques autres membres resteront au Ministère ;
mais personne ne veut se charger ni de l'Intérieur et de la Pré-
sidence, ni des Affaires étrangères, et cela par une raison bien
simple, c'est qu'on ne veut pas prendre un ministère de huit
jours; d'après les menées de la gauche, cela arriverait ainsi.
4 août. — Nous ne sommes pas plus avancés aujourd'hui
qu'hier ; tout le monde refuse les portefeuilles que le Roi offre
à tout venant.
Ce soir, j'ai assisté à une charge qui a eu lieu contre un
(l) Dans |les réceptions officielles, le comte Rodolphe portait le costume des
magnats de Hongrie.
158 REVUE DES DEUX MONDES.
attroupement au Palais-Royal; on avait annoncé d'avance
le tumulte, ce qui fait qu'on s'y est rendu pour le voir; cela
n'était pas grand'chose, on n'a presque pas fait de résistance.
Tout le monde a couru à toutes jambes ; les cris d'hier ont été
encore répétés, tout cela durera encore quelques jours.
La nouvelle importante qui vient de nous arriver en ce mo-
ment résout non seulement la question du Ministère, mais va
en soulever bien d'autres encore. La guerre est déclarée par la
Hollande à la Belgique. Déjà les premières hostilités ont com-
mencé. Le roi des Belges a demandé des secours à la France.
Louis-Philippe les lui a accordés et a donné le commandement
de l'armée du Nord au maréchal Gérard. Le Ministère n'est pas
dissous et il attendra tranquillement l'adresse de la Chambre
au Roi.
Voilà donc le brandon de la guerre jeté. L'armée française
se trouve forte de 50000 hommes et celle du roi de Hollande
est de 60 000. L'armée du roi Léopold ne compte presque pour
rien, tant elle est peu disciplinée; on craint même ici qu'il ne
soit battu avant que l'armée française n'arrive. Elle fait cepen-
dant diligence pour arriver à temps. Les Ducs d'Orléans et de
Nemours sont déjà partis pour Maubeuge ; le maréchal Gérard
va à Bruxelles pour réunir et organiser, si faire se peut, les
troupes belges. On se flatte ici que tout sera fini en huit marches.
En attendant, les difficultés intérieures sont aplanies comme
d'un coup de baguette : le Ministère reste; l'adresse, au lieu
d'être mauvaise, sera bonne; les émeutes qui devaient conti-
nuer tous les soirs sous les croisées du Roi vont cesser; tous les
budgets du monde seront votés, car l'affaire de la Belgique, les
protocoles et la conférence de Londres, enfin toutes les questions
les plus critiques pour le gouvernement sp trouvent résolues
maintenant. Les fonds ont pourtant fléchi de 5 francs. Si cette
guerre est terminée en huit marches, elle consolidera beaucoup
Louis-Philippe.
Il y a des personnes ici qui disent que le roi de Hollande a
raison de faire la guerre en ce moment, car de cette manière
il se met en état de traiter avec la France et les autres puis-
sances, ce qui lui assurera une situation toujours plus favorable
que celle dans laquelle il se trouvait et qui ne pouvait se pro-
longer, à cause des immenses dépenses auxquelles il était
entraîné.
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 159
Son représentant à Paris, M. Le Hon, est allé trois fois chez
le Roi aujourd'hui ; c'est que le temps presse ; si les troupes
n'arrivent point, son gouvernement et son roi se trouvent
chassés de Bruxelles. L'ambassadeur de Russie, qui aurait du
partir pour l'Angleterre, reste ; d'abord il ne pourrait s'absenter
maintenant de Paris, et puis il n'a plus rien à craindre des
émeutes; celle qui aurait dû avoir lieu devant son hôtel ne se
fera pas plus que celles du Palais-Royal. Le général Fagel, mi-
nistre de Hollande, est au désespoir de tout ce qui vient d'arri-
ver; il trouve que son maître a été mal conseillé et que cette
déclaration de guerre à toute l'Europe ressemblait furieuse-
ment à un coup de tête.
Le Duc d'Orléans a été fait général ; sa brigade est composée
du 1" régiment de hussards appelé de Chartres et du i^"" de
lanciers, dont le Duc de Nemours est colonel. Le commandement
de la cavalerie légère est confié au général de Lawœstine et au
Duc d'Orléans"; deux de ses aides de camp, les généraux de
Marbot et Baudrand, l'ont accompagné.
La position dans laquelle se trouve en ce moment la ville
d'Anvers, fait pitié. Cette ville est menacée de se voir d'un mo-
ment à l'autre incendiée, dévastée. Nous vivons dans un siècle
où les événemens se pressent tellement qu'à peine on a le temps
de les coucher sur le papier pour les transmettre à la postérité.
20 août. — Les jours qui précédèrent le 4 août où nous est
arrivée la nouvelle de la guerre entre les rois des Pays-Bas et
de Belgique, Paris fut encore une fois le théâtre d'émeutes et
de troubles. Casimir Perier ne voulait plus rester, voyant qu'il
avait perdu la confiance du Roi, et le parti républicain voulait
profiter de cette occasion pour pousser ses chefs au Ministère ;
mais, pour y parvenir, il fallait faire peur au Roi. A cet effet,
on rassembla de la canaille sous ses croisées ; on la fit hurler et
beugler. Le Roi se décida à prendre Odilon Barrot pour ministre ;
il le lui offrit même, mais celui-ci eut peur à son tour de ne pas
pouvoir conduire cette machine et refusa. Cette circonstance mit
le comble à l'embarras du Palais-Royal. La guerre en Belgique,
si populaire dans le parti républicain, est venue remédier à
tout.
J'ai été présent à la dernière émeute ; on criait : Mort à
Casimir Perier ; mort au Roi s^il ne change de ministère ! i^ me
160 REVUE DES DEUX MONDES.
trouvais dans une des galeries du Palais-Royal, accompagnant
l'ambassadeur. On chargea le peuple dans les jardins du Palais
et dans les rues environnantes. Tout à coup, un homme s'ap-
proche de nous :
— Messieurs, ne vous exposez pas, vous courez de grands
dangers; nos ennemis pourraient vous reconnaître et dans ce
moment, sur la place, l'on désarme la troupe de ligne.
Cet avis, tout exagéré qu'il nous parût, nous fit cependant
rebrousser chemin et nous réfugier chez un glacier du Palais,
de la croisée duquel nous vîmes passer et repasser l'émeute
avec son hideux attirail.
17 septembre. — Le parti du désordre a profité de la nou-
velle de la prise de Varsovie, comme il profite de tout pour
troubler le repos, pour bouleverser ce qui existe ; cette fois, ce fut
une guerre au Ministère. A toute force, on a voulu le chasser
pour le remplacer par des républicains. L'ambassadeur de
Russie, Pozzo, en a été quitte pour la peur; Casimir Perier et
Sébastiani ont manqué d'être pendus et ce n'est qu'au sang-froid
du premier qu'ils doivent leur salut.
Le désordre une fois calmé dans les rues, grâce à quelques
coups de baïonnette et de sabre, le démon de la discorde est
entré dans la Chambre ; ce furent des interpellations au Minis-
tère, des menaces, des reproches. Mauguin, fort heureusement
pour le Ministère, se laissa emporter par sa fougue, sa violence,
et il gâta par là la position de son parti.
D'un autre côté, le Ministère s'est bien défendu ; les imputa-
tions, la plupart fausses, étaient faciles à démentir. Mauguin
n'ayant pas d'acte à produire, fut obligé de se rendre. Jamais je
n'ai vu Paris dans une plus grande agitation ; les esprits étaient
partagés entre le désir de l'ordre et celui de secourir les Polo-
nais, car on pensait encore que le Roi pouvait en trouver le
moyen; on voulait l'y contraindre et il y eut un moment où l'on
ne croyait plus qu'il fût en sûreté à Paris. Vincennes devait le
recevoir.
Le danger était arrivé si vite que l'on n'avait pas même eu le
temps de prendre les mesures nécessaires pour défendre les
hôtels les plus exposés à la fureur delà populace, ainsi que ceux
des ministres et de l'ambassadeur de Russie^; Le comte Pozzo
était au moment de prendre son thé après dîner, lorsqu'un
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE, 161
émissaire du préfet de police vint l'avertir de l'imminence du
danger.
— N'ayant pas la force nécessaire réunie dans ce moment,
dit cet agent de la police, pour réprimer les mutins, le préfet de
police invite Votre Excellence à quitter son hôtel au plus vite.
L'ambassadeur avait beau parler du droit des gens et du
désir qu'il avait de finir sa tasse de thé, il fallut se sauver et il
passa chez M"^^ de Montcalm. C'est le général Sébastiani qui a
payé tout l'écot avec la perte de ses vitrages et de la grille de
son jardin.
i8 septembre. — L'inquiétude et l'effervescence augmentent
d'heure en heure ; les rues sont encombrées de monde, des
bandes de Glubistes parcourent la ville, tout nous annonce
quelque grand coup. Le Palais-Royal est rempli de troupes;
Casimir Perier et Sébastiani ont eu toute la peine du monde à
se soustraire aux assaillans en se sauvant dans un corps de
garde de la place Vendôme. On pille les armuriers, la troupe ne
veut point agir sans la garde nationale, et celle-ci est très irritée
contre le ministère. On veut du sang et il en coulera. On
arrange le château fort de Vincennes pour le cas oi^i la révolte se
porterait sur Neuilly où la famille royale vient de se réfugier
depuis ce matin; enfin, nous voilà encore replongés dans tous
les troubles de l'année dernière et du mois de février de celle-ci.
La populace a forcé les portes des théâtres et fait évacuer les
salles ; la même chose serait arrivée aux Italiens, si l'on n'avait
pas eu la bonne idée de faire éteindre les lustres du foyer, des
bureaux et les lampes qui se trouvent placées devant le théâtre
et de fermer les portes, de sorte que l'on a pu faire croire aux
tapageurs qu'il n'y avait point de représentation; malgré cela,
ils se sont amusés à casser les carreaux et, de là, ils sont allés
piller les armuriers de la rue de Richelieu et briser les réver-
bères ; plusieurs scènes dans ce genre s'y sont passées et le
pillage aurait été complet si la force armée n'avait pas réussi
à chasser les mutins. Notre hôtel et celui de la Russie sont
désignés.
W septembre. — Tout est tranquille aujourd'hui et l'on
espère que ce sera encore pour quelque temps; je le désire;
mais l'affaire de la Pairie nous pend encore sur la tête. On
TOME XV. — 1913. H
1()2 REVUE DES DEUX MONDES.
recule autant que l'on peut cette question douteuse et critique
pour le gouvernement ; le public le sent et de là cette inquié-
tude, ce malaise dans tout le corps social.
Mais, trêve à la politique et passons enfin au Palais-Royal, où
nous venons de faire notre dernière visite. La Reine et les prin-
cesses étaient placées comme de coutume autour de la table
ronde, au bout de la galerie Valois, à côté de la grande chemi-
née. Le Roi était dans le salon qui précède la galerie et nous y
reçut. Il passa après dans la salle du Conseil, les ministres j
étant déjà réunis. La Reine avait l'air rassuré qu'elle prend tou-
jours lorsqu'elle croit ses ennemis vaincus. Madame Adélaïde
était rayonnante. Cependant, ces dames étaient mises avec plus de
soiri qu'aux jours où elles restent en famille et où la Reine ne
reçoit que le peu de personnes qui ont la permission d'aller la
voir tous les jours. Il y avait même quelques bougies allumées
de plus. Madame Adélaïde, sans doute à mon air un peu étonné,
comprit que je m'apercevais de ces petits changemens et me dit :
— Je vois, comte Rodolphe, que vous vous apercevez de notre
toilette un peu plus recherchée qu'à l'ordinaire ; je vais vous
mettre sur la voie pour vous épargner la peine de vous perdre
en conjectures. L'Empereur et Donna Maria passeront leur
soirée ici.
Son Altesse Royale avait à peine prononcé ces noms qu'on,
annonça Leurs Majestés. La Reine se leva aussitôt pour aller à
la rencontre de l'Empereur et de sa fille ; elle leur fit de pro-
fondes révérences, puis elle embrassa la jeune Reine, la prit
par la main, la conduisit vers nous et l'invita à se placer dans
le fauteuil qu'elle (la reine des Français) occupe ordinairement
et s'assit à quelques chaises de là.
Qu'on se figure une personne très forte pour son âge avec
des traits dans le genre de notre famille impériale, beau teint,
beaux cheveux blonds, pas très grande, assez forte de hanches,
belles mains, joli pied et déjà toute formée, on lui donnerait
dix-huit ans. Réunissez tout cela sur une même personne et vous
avez Donna Maria da Gloria. Sa démarche, chacun de ses gestes
me rappelèrent M"'® la Duchesse de Berry. Sa timidité est
extrême, son langage enfantin, son esprit peu développé.
L'heure de la retraite de Mademoiselle de Reaujolais avait
sonné ; elle avait par conséquent déjà quitté le salon, ce fut un
grand regret pour la reine de Portugal. Mesdemoiselles d'Orléans
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 163
et de Valois firent leur possible pour remplacer leur sœur près
de la jeune Reine ; elles lui apportèrent les joujoux de Toto (le Duc
de Montpensier) ; c'étaient des maisons en cartes, faites d'après
les modèles de la maréchale Gérard, qui possède un grand talent
dans ces sortes de constructions ; c'étaient des jeux de parquets,
des tableaux coupés et autres. Sa Majesté de Portugal s'amusa
d'abord à enlever une tour à un de ces palais en cartes, ce qui
arracha un petit soupir à Mademoiselle de Valois, qui redoutait
d'avance le chagrin que cela ferait à son frère et chercha par
conséquent à détourner l'attention de la Reine en lui proposant
de faire le fond d'une tapisserie. Mais Donna Maria trouva pro-
bablement que cela ressemblait trop à une leçon d'ouvrage et
elle préféra démolir une seconde tour du palais de Toto.
Me trouvant appuyé sur le dossier du fauteuil de Sa Majesté
de Portugal, Mademoiselle de Beaujolais me regarda avec un air
qui me prouva ses regrets de voir enlever les principaux orne-
mens du palais que son frère avait construit avec tant de peine.
Je crus de mon devoir de sauver d'une ruine certaine les tours
qui restaient encore au dit palais et, en prenant un jeu de par-
quets, je représentai à Sa Majesté portugaise tout le charme de
ce jeu. Inspiré par le regard approbateur de la princesse Marie,
BQon discours fut si persuasif que je réussis à fixer l'attention de
la petite reine. Elle commença par fourrer ses deux mains dans
la boite que je tenais et en sortit quelques poignées de ces petites
pierres colorées, non sans en jeter la grande moitié par terre et
sur la table, cassettes, ouvrages, paniers et flambeaux en ver-
meil, tout en fut inondé.
— Nous allons faire, dit-elle, une étoile.
— Votre Majesté désire-t-elle que nous lui préparions les
couleurs? demanda Mademoiselle d'Orléans.
La Reine témoigna son approbation par un signe de tête, et
îîous voila tous occupés à ranger les couleurs d'après les
nuances. Déjà deux rayons de cette étoile allaient être achevés,
lorsque la voix de Dom Pedro se fit entendre à l'autre bout de
la galerie :
— Maria ! Maria !
La Reine, comme un enfant qui a peur, sans perdre une
seconde, laissa là tout, se leva brusquement, fit d'énormes en-
jambées pour passer par-dessus les genoux de notre cousine et
de la reine des Français, car ces dames n'avaient pas eu le temps
164 REVUE DES DEUX MONDES.
nécessaire de se lever. Le Roi, qu'on avait rappelé du Conseil,
venait de rentrer et Donna Maria devait lui faire une demande
en faveur de quelques réfugiés portugais. Le pourpre au visage,
les yeux baissés, elle fit une profonde révérence à Sa Majesté.
Le Roi en fit une plus profonde encore et puis une autre et
encore une. Cependant, la Reine, toute tremblante, récita la
phrase qu'on lui avait apprise. Louis-Philippe, avec la galan-
terie qu'un roi même doit à une femme et surtout si cette
femme est une reine, accorda la demande avec beaucoup de
grâce dans ses paroles et très peu dans son maintien. Philippe
d'Orléans a le don de la parole autant que Charles X, mais il
est loin de posséder cette grâce chevaleresque, ce port vraiment
royal du Roi exilé. Dom Pedro permit à sa fille d'aller rejoindre
les princesses. Elle nous arriva en sautillant.
— Ah ! dit-elle, c'est fait, c'est fait, quel bonheur!
— Oui, ma chère, lui dit la reine des Français, avec cette
bonté qui n'est qu'à elle, c'est fait, vous l'avez très bien dit.
Calmez-vous maintenant; il n'y a plus rien qui puisse vous
préoccuper.
La petite Reine profita bien de cet avis ; dès ce moment, elle
fut tout à son affaire ; c'était une autre personne ; c'étaient des
éclats de rire, des gaîtés, des enfantillages dignes et même au-
dessous de son âge et qui contrastaient bien singulièrement
avec son physique, car, comme je l'ai dit, elle a l'air d'avoir
dix-huit ans.
Le lendemain de notre visite, a eu lieu le dernier concert
au Palais-Royal ; il n'a été question que de l'installation de
la famille royale aux Tuileries ; les uns trouvent cette
mesure indispensable et les autres la prennent comme une
transition de la royauté libérale à l'absolutisme. Déjà on nom-
mait des dames d'honneur, des grandes maîtresses, des cham-
bellans, un grand maréchal du Palais, des aumôniers, etc., etc.
Chacun distribuait ces charges lucratives ou d'honneur selon sa
guise.
Cependant, deux jours après, nous eûmes cercle diploma-
tique à la Cour et aux Tuileries. Jamais ce palais ne m'a paru
plus triste, plus inhabité, ni plus vides ces salles de gardes et
plus déserts ces salons autrefois peuplés de chambellans, de
maîtres de cérémonies. A peine y avait-il un domestique ou une
hallebarde pour ouvrir les portes. Nous voilà enfin arrivés dans
LA MLLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 165
la salle du trône. Le tapis est changé, les tentures aussi ; plus
<le fleurs de lis, plus d'armoiries de France nulle part, du velours
cramoisi uni et voilà tout. Le Roi, en uniforme de garde natio-
nal, avec ses aides de camp pour tout cortège, puis la Reine
avec M""^ de Dolomieu, puis Madame Adélaïde avec M'"'' de
Montjoie, puis les trois princesses avec leur gouvernante, puis
le Duc d'Orléans avec le général Baudrandetle Duc de Nemours
avec son gouverneur. Toute la famille était donc entassée dans
la même pièce. Le Roi, dans son discours, eut l'air de s'excuser
auprès du Corps diplomatique d'être venu habiter l'ancien palais
du roi Charles X et il rappela que l'empereur d'Autriche le lui
avait conseillé.
Le Duc d'Orléans occupe l'appartement de M"'^ la Duchesse de
Berry , la Reine celui de M'"^ la Dauphine, le Roi celui du Dauphin
et Madame Adélaïde s'est réservé les chambres que M"^'' de
Damas et les autres dames d'honneur occupaient sous Charles X
et qui, sous l'Empire, composaient l'appartement du Roi de
Rome ; les autres princes et princesses sont logés dans lesappar-
temens des Enfans de France et de M"'^ de Gontaut. Le prince
royal reçoit dans les appartemens de Charles X ; la chambre à
coucher de ce roi a été convertie en salle de billard, son cabinet
et sa bibliothèque servent aujourd'hui de chambres de passage,
et la chambre à coucher de parade d'autrefois est le salon de la
Reine où elle se tient tous les jours. Ils n'ont d'autre salle à
manger que la galerie de Diane, ce qui fait qu'en la traversant
le soir pour faire visite à la Reine, on a toute l'odeur du
manger, ce qui ne laisse pas d'être fort incommode. Le Roi
passe une partie de sa soirée dans le salon de la Reine ; le Duc
d'Orléans s'est émancipé depuis quelque temps et se dispense
de pareil ennui.
La table ronde du Palais royal est placée dans un coin de la
chambre, entre la cheminée et l'endroit où se trouvait le lit des
rois de France. Le soleil de Louis XIV, avec la légende Nec
phiribus impar, est resté intact. La tenture' de cette pièce est
d'un gros vert en satin broché d'or dans des encadremens en
bois doré et richement ciselé; le plafond en voûte est surchargé
de dorures et d'ornemens qui nuisent aux belles peintures, la
plupart allégoriques, en rapport avec la première destination
de cette pièce. Le tapis fleurdelisé a disparu de cette salle
comme des autres, et on l'a remplacé par celui que Napoléon y
166 REVUE DES DEUX MONDES.
a fait poser, avec les douze cohortes en rosace. Peu de jours après
l'entrée de Louis-Philippe aux Tuileries, nous fûmes priés à
dîner. Il y avait encore, avec nous autres, lady Granville, son
mari et ses deux filles, M. et M'"° de Werther avec leur fille, le
baron de Humboldt, M. de Schegel, le prince et la princesse de
Castel-Cicala et sir Richard Acton, qui venait d'Italie.
Chargé d'un message du roi de Naples pour M""® la Duchesse
de Berry, il avait eu toute la peine du monde à trouver cette
princesse dans la petite ville de Massa; quelqu'un enfin lui indi-
qua la maison; il frappe à la petite porte à plusieurs reprises,
il était nuit: on arrive enfin, la porte s'ouvre. Qu'on se figure
son étonnement, en voyant Madame Royale elle-même devant
lui avec un chandelier à la main. Elle l'invita à rester à dîner;
ce dîner fut bien frugal; le marmiton, avec son bonnet sur la
tête, en veste et tablier, fit tout le service.
M. Acton a eu une longue conversation au sujet de M™« la
Duchesse de Berry, avec la Reine qui le questionna sur tout.
Pas le moindre détail ne lui échappa, tout l'intéressait.
Après dîner, le Roi me fit l'honneur de me montrer l'appar-
tement en détail ; il me répéta encore qu'il n'était entré aux
Tuileries uniquement que parce que l'Empereur le lui avait
conseillé.
— Je me rappelle parfaitement. Sire, dis-je à Sa Majesté, le
propos tenu par mon auguste maitre et les détails que nous en
a donnés le général Belliard.
— Dites-vous bien, comte Rodolphe, continua le Roi, que
j'ai fait un grand sacrifice aux convenances en quittant mon
beau Palais-Royal pour cet appartement si noir. Voyez toutes
ces pièces ; il y a cependant assez de bougies et, malgré cela,
comme elles sont sombres et tristes, puis ce petit salon de ma
femme (en se reprenant) de la Reine, comparé avec la belle
galerie où elle recevait au Palais-Royal; et encore si vous voyiez
l'appartement de ma sœur!
— Oui, comte Apponyi, dit Madame Adélaïde, le Roi a bien
raison, je ne suis pas logée, je suis campée; j'aurais bien pu
trouver un appartement plus convenable au Pavillon Marsan ;
mais c'est si éloigné, et je souffre, comme vous savez, de mes
migraines. C'eût été pour la Reine et les enfans une affaire de
venir me voir; ici, au moins, elles peuvent descendre chez moi
par le petit escalier tournant, chauffe comme ce salon; elles
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 16"ï
n'ont donc besoin ni de ficiiu, ni de boa, ni de rien, ce qui fait
qu'on viendra chez moi plus souvent et surtout avec plus de
plaisir.
Au dernier concert à la Cour, je me suis trouvé debout à
côté du Roi ; le dey d'Alger se trouvait non loin de nous.
— C'est incroyable, me dit Sa Majesté, tout ce qu'on voit de
nos jours : voilà le dey d'Alger à la Cour du Roi de France.
— Je viens de faire la même réflexion, Sire.
— Peut-être, continua Sa Majesté, dira-t-il comme le doge
de Gênes à Louis XIV : « Ce qui m'étonne le plus, c'est de m'y
voir. »
Je souris et me tus. Le ministre d'Argout, meilleur courti-
san que moi, prit la parole et dit au Roi :
— Le doge de Gènes avait raison de le dire, mais quell-e
différence entre le siècle despote de Louis XIV et celui d'aujour-
d'hui 1 Les étrangers voient chez nous des choses bien plus utiles
et plus étonnantes que le château de Versailles. Je crois donc
que le dey d'Alger n'a jamais dit et pas même pensé pareille
chose.
— Je l'espère, dit le Roi avec un air satisfait.
Et l'on changea de conversation.
Le dey d'Alger avait avec lui, outre son interprète, un
homme grand, à larges épaules, à la figure noire, sévère et pitto-
resque. L'interprète nous dit que c'était le Bourreau honoraire
du dey.
En fait de personnages curieux, il y avait encore, à ce con-
cert, l'envoyé de Tunis, avec sa grande couverture de laine
blanche, dans laquelle il est enveloppé de la tête aux pieds, et
son neveu, charmant garçon de dix à douze ans avec des yeux
noirs de toute beauté.
J'ai passé hier, dans la matinée, chez M'"^ de Loulé (1). Elle
me parla beaucoup de l'expédition prochaine de son frère contre
le Portugal; elle me dit que leurs correspondans de Lisbonne
n'avaient aucun doute sur la réussite de cette expédition.
— En cas de succès, à quel parti s'arrêtera l'Empereur?
demandai-je à la marquise. Sera-t-il régent, co-régent ou biyn
prendra-t-il la couronne de s,a fille?
(1) Fille de Jean VI roi de Portugal ; née en 1806, elle avait épousé, en 1827, le
marquis de Loulé, fils du ministre qui avait été assassiné en 1823, lors de la révolte
fomentée par Dom Miguel contre le Roi son père, à l'instigation de sa mère.
168 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous savez, me répondit la marquise, que mon frère, en
montant sur le trône du Brésil dont son abdication l'a fait
descendre, avait cédé à Dom Miguel la couronne de Portugal sous
certaines conditions. Dom Miguel n'en a rempli aucune, ce qui
donne le droit à l'Empereur de reprendre la couronne, si bon lui
semble. A mon avis, je crois que c'est ce qu'il pourrait faire de
mieux, car il serait dur pour lui d'être le lieutenant général et
le premier ministre de sa fille, ayant tous les droits d'occuper
le trône lui-même.
Le marquis de Loulé, qui s'était tu tout le temps de cette
conversation, prit la parole et, après m'avoir dit qu'il accom-
pagnerait l'Empereur, chercha à donner une autre tournure à la
conversation, trouvant probablement que sa femme avait parlé
avec un peu trop d'abandon. Etant au fait de ce que je voulais
savoir, je n'ai fait aucune tentative pour ramener l'entretien
sur l'expédition de Dom Pedro.
Le même soir, l'Empereur est venu nous faire visite dans
notre loge aux Italiens; il se déchaîna contre Larocha, le nou-
vel envoyé du Brésil qui vient d'arriver et qui n'a pas passé
chez lui. Dom Pedro se trouve vivement piqué de ce manque
d'égards.
— Ce petit homme et sa suite sont tous mulâtres, nous
dit-il; il aurait été le plus heureux des mortels si, pendant que
j'étais au Brésil, je l'avais honoré d'un regard, et, maintenant, il
fait le fier.
En parlant, il frappait du pied rudement le plancher. L'Em-
pereur est très susceptible vis-à-vis du corps diplomatique; il
prétend qu'on vienne chez lui, qu'on lui fasse la cour à son
jour de fête; il l'a fait insinuer aux membres du corps diplo-
matique; les ambassadeurs et ministres des puissances parentes
sont seuls venus.
15 octobre. — En parlant de la soirée à laquelle assistait le
dey d'Alger, j'ai oublié l'incident que voici. Le Roi s'aperçut
que le dey, peu accoutumé à rester debout, ne pouvait dissimu-
ler sa fatigue. Voyant tout ce qu'il en souffrait, le Roi et la
Reine lui firent donner une chaise qu'il accepta avec recon-
naissance; cependant il n'en profita pas longtemps. Le fameux
quintetto du Turco in Italia fut recommencé. Lorsqu'on vint à
la phrase : « Questo Turcaccio maledetto, » que Lablache dit si
LA VILLE ET LA. COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 169
bien, le dey comprit qu'il était question d'un Turc et en demanda
l'explication à son interprète; celui-ci lui traduisit la phrase.
Alors, le dey se lève et sort pour se réfugier dans l'autre pièce.
Dom Pedro, placé à côté de lui, en riait sans se gêner le moins
du monde. Les dames de la Cour et toutes les autres personnes
dans la salle, usèrent de plus de ménagement. Le qidntetto
fini, le dey reparut dans la salle. S'étant fait présenter à notre
cousin, il lui fit demander par l'interprète des nouvelles de sa
précieuse santé, à quoi l'ambassadeur lui fit répondre qu'il
était fort sensible à sa politesse et que, grâce au ciel, sa santé
jusqu'à présent ne lui donnait pas la moindre inquiétude. Le
dey &n parut très satisfait, et son bourreau honoraire fit une
profonde révérence à cette occasion. Il parait en avoir une
grande habitude.
Au moment où j'entrais dans la salle du trône, j'aperçus de
loin la belle duchesse de Vallombrosa que je n'avais pas encore
vue depuis son mariage, et je voulus m'approcher d'elle pour
lui faire mes complimens. Ne voilà-t-il pas que ce grand bour-
reau de Turc me barre le chemin de concert avec son maitre.
Moi, ne pensant pas plus aux Turcs en ce moment qu'au Grand
Mogol, l'aspect de tous ces turbans et poignards (le bey de
Tunis s'y trouvant aussi avec son neveu) me fit reculer de trois
pas au moins; ces messieurs en profitèrent pour me faire des
révérences jusqu'à terre; j'en fis de même, en les imitant, ce
qui fit sourire les dames qui nous entouraient.
W octobre. — Voici le récit que j'ai entendu M. de Chateau-
briand faire chez M""^ de Jumilhac. Il était question de son
entrée triomphale à Paris lors des glorieuses journées.
— Ah! quel jour que celui-là! disait-il. Savez- vous ce que
c'est que d'être porté en triomphe par le peuple ? Je m'en
vais vous en donner une idée. J'étais descendu de voiture, car
on ne pouvait entrer à Paris autrement qu'à pied : on me re-
connut; d'abord je ne fus suivi que de quelques polissons qui
criaient de toutes leurs forces : « Vive Chateaubriand ! » Ne pou-
vant les en empêcher, je cherchais à me dérober à ces ovations
en passant par des rues moins populeuses; mais la foule deve-
nait toujours plus grande derrière moi; bientôt j'en fus entouré
ot pressé de tous les côtés. Brusquement, une tête assez mal
peignée s'introduit entre mes jambes, deux bras vigoureux
no REVUE DES DEUX MONDES.
entourent mes mollets, et me voilà à califourchon sur les épaules
d'un de mes prétendus amis. J'avais beau prier, conjurer, tout
fut inutile ; il fallut subir toute cette belle distinction. Je fus
porté ainsi, passant d'un dos sur un autre, car chaque fois que
le porteur était fatigué, il se courbait, retirait sa tête d'entre
mes jambes et un autre le remplaçait. La promenade dura des
heures par toutes les rues de Paris et me fatigua au point que
je demandai qu'on me laissât me reposer dans un café. On le
fit et je me crus sauvé. Mais point du tout; on m'attendait à
la porte et ma cavalcade improvisée recommença. Ce n'est qu'au
déclin du jour que j'arrivai tout éreinté dans ma rue d'Enfer. Je
vous assure, mesdames, que ce n'est point la manière de voya-
ger la plus commode, ni la plus agréable.
'28 novembre. — Les troubles qui ont éclaté à Lyon ont
pris, depuis le 23, un caractère des plus alarmans. Ce n'est
plus une simple émeute, c'est l'insurrection de la plus grande
ville de France après Paris. Le Duc d'Orléans nous a quittés
vendredi dernier avec le maréchal Soult pour se mettre à la
tête de l'expédition contre les insurgés. Nous avons eu depuis
des nouvelles de son arrivée, mais seulement par le télégraphe.
Le maréchal veut réunir 50 000 hommes avant d'entrer dans la
yille. Les personnes dignes de foi disent qu'il en faudrait 80 000
pour prendre Lyon en ce moment.
Il paraît que le gouvernement a été, quoi qu'en dise
M. Casimir Perier, d'une imprévoyance incroyable. On l'avait
averti d'avance que des troubles éclateraient, et cependant pour
garder cette immense ville, il n'y avait que quinze cents hommes
de troupes de ligne. La garde nationale, composée surtout d'arti-
sans, ne pouvait être d'une grande utilité en cas d'émeute.:
Jamais insurrection n'a été mieux dirigée; les organisateurs
avaient eu soiin d'attendre que la ville fût approvisionnée pour
l'hiver; en outre, depuis longtemps, on incitait les ouvriers à se
soulever en les engageant à réclamer le relèvement des salaires,
alors que déjà les chefs payaient la main-d'œuvre si cher que
plusieurs avaient fait banqueroute et que les autres ne se soute-
naient qu'en congédiant nombre de leurs ouvriers.
Parmi les troupes de ligne, il y en a eu qui ne voulaient
pas combattre; celles qui obéissaient furent bientôt cernées;
l'arsenal a été pillé, l'Hôtel de Ville pris d'assaut. Dès ce
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 171
moment, la ville fut au pouvoir des insurgés et, pour la leur
reprendre, on a dû sacrifier beaucoup d'hommes. De leur côte',
ils doivent avoir perdu immensément de monde, car on les a
chargés à la baïonnette et mitraillés. Jamais bataille ne fut plus
acharnée, plus sanglante; on ne connaît pas encore le nombre
des victimes, mais on l'évalue au moins à 6 000, sans compter
les blessés.
Les nouvelles arrivées hier soir nous disent que les troupes
ont été obligées d'abandonner le fort de Montessuy, construit
depuis la révolution de Juillet pour se défendre contre une
attaque des puissances alliées.
Carlistes et républicains sont sur le qui-vive. Déjà on a fait
beaucoup d'arrestations à Paris, bien que plusieurs des chefs
aient pu s'enfuir. Toutefois, avant-hier, on a coffré Lennox
au moment où il voulait se rendre à Lyon. Un ennemi plus
dangereux, plus entreprenant, qui réunit du talent à son courage,
leur a échappé; c'est le général Dubourg, républicain par convic-
tion autant que par haine pour ce gouvernement qui l'a des-
titué à la suite des troubles de Février. Ce général est entre
Lyon et Marseille, dit-on, pour soulever cette dernière ville et
achever l'alliance entre les carlistes et les républicains. S'il y
parvient, tout le Midi et la Vendée sont en feu ; M""^ la Duchesse
de Berry n'a qu'à débarquer à Marseille, et Bourmont est à ses
ordres pour commander l'armée.
30 novembre. — Les amis des Tuileries regrettent qu'on ait
envoyé le Duc d'Orléans contre les Lyonnais. On aurait dû,
disent-ils, le faire paraître dans cette ville comme l'ange du
pardon. Voilà le rôle qu'il devait jouer. Le maréchal Soult
aurait dû frapper et d'Orléans pardonner.
Le choléra ne fait ici aucune espèce d'impression. On en
parle comme de la grippe ou de la coqueluche. On en a tant
parlé que c'est comme l'enfant de la fable qui criait au loup.
Comte Rodolphe Apponyi.
M TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE
(1)
La situation présente de la philosophie n'est pas sans quelque
ressemblance avec l'état critique où elle se trouvait à l'époque
de Socrate et de ses disciples.
Les personnages qui occupaient alors la scène se divisaient
en deux chœurs principaux, celui des physiciens ou « physio-
logues, » celui des sophistes, sans compter celui des « mytho-
logues, » partisans des croyances traditionnelles ou chercheurs
de symboles nouveaux. Les physiologues s'absorbaient dans
l'étude de la nature et ne connaissaient guère, pour rintei*pré-
tation du monde, que les élémens matériels ou leurs rapports
mathématiques. Les sophistes, déclarant que l'homme est « la
mesure de toute chose, » battaient en brèche l'idée de « vérité, »
pour y substituer l'utilité pratique ou la coutume sociale. —
Aujourd'hui, le rôle des physiologues est tenu par nos savans
positivistes, celui des sophistes, par nos pragmatistes, qui
d'ailleurs se réclament eux-mêmes de Protagoras et déclarent
la guerre à Platon.
D'un côté, donc, toute réalité semble s'évanouir dans les
phénomènes extérieurs et mécaniques; de l'autre, toute vérité
(1) L'article que nous publions avait été destiné à la Revue des Deux Mondes,
par M. Fouillée, qui avait commencé à le préparer peu de temps avant sa mort. II
est extrait de \ Introduction du livre posthume : Esquisse d'une interprétation du
monde, qui paraîtra incessamment dans la collection de la Bibliothèque de pliilo-
sopliie contemporaine éditée par la librairie Félix Alcan. C'est dans la même col-
lection qu'est parue tout récemment, sous le titre : la Philosophie et la Socio-
logie d'Alfred Fouillée, une remarquable étude consacrée à la biographie et à
l'ensemble de l'œuvre de l'éminent philosophe par son fils adoptif, M. Augustin
Guyau, fils de l'auteur des livres bien connus : la Morale sans obligation 7ii sanc-
tion, — llrréligioii de l'aoenir, — les Vers d'un philosophe , etc., J. M. Guyau.
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 173
tend à se perdre dans l'utilité individuelle ou sociale; la science
même n'a plus de valeur que relativement à nos besoins et
dans la mesure où elle nous permet d'agir sur les choses pour
les adapter aux fins humaines. Nietzsche, un des chorèges du
pragmatisme contemporain, n'a pas assez de sarcasmes pour
Platon, pour son monde réel au delà des phénomènes, pour
son monde vrai au delà des apparences. Si la réaction anti-
platonicienne triomphait, la haute philosophie spéculative, qui
poursuivait le réel et le vrai, aura bientôt disparu au profit de
la technique scientifique, morale ou sociale, qui n'atteint que
le « commode » ou le « pratique. )>
Heureusement, la philosophie spéculative est loin de dispa-
raître, surtout en France, oi^i, depuis quarante ans, elle a pris
le plus remarquable essor.
Depuis un certain nombre d'années, chez quelques-uns, elle
revêt une forme nouvelle ou en apparence nouvelle; elle devient
une métaphysique d'intuition et de sentiment, superposée à la
philosophie d'action et de pratique que soutiennent les pragma-
tismes. Les abus d'une méthode faussement scientifique, qui
prétendait traiter les choses morales comme les choses maté-
rielles et qu'on a justement appelée le scientisme, ont provoqué
l'excès contraire : le retour au sentiment immédiat comme
vrai moyen de connaissance, non plus scientifique, mais phi-
losophique.
D'après les partisans de cette méthode, la tâche de la méta-
physique future serait de substituer l'intuition et l'instinct,
vrais révélateurs de l'absolu, aux procédés ordinaires de
réflexion, d'observation intérieure, d'induction, d'analogie, de
déduction, qu'on a jusqu'ici considérés comme les seuls capables
d'établir une interprétation intelligible du monde. L'essentiel,
en philosophie, serait de restaurer chez l'homme les facultés
divinatrices des animaux, uniquement guidés, semble-t-il, par
leur sagesse instinctive. Dans la philosophie première, l'intui-
tion remplacerait ou compléterait la réflexion, la sympathie
suppléerait à la comparaison et à l'analogie, l'instinct à l'in-
duction et à la déduction. Tous les procédés laborieux d'analyse
et de synthèse préconisés par. les auteurs de « Discours de la
Méthode » ou de Regidse ad directAonem ingenii ne seraient
qu'un exercice préliminaire, d'ailleurs utile et même indispen-
sable, pour aboutir à la grande question : Gomment vivez-vous
174 REVUE DES DEUX MONDES.
la vie réelle et absolue, et comment sympathisez-vous avec les
autres vies par le sentiment, par l'action, par la pensée? Chaque
philosophe s'efforcerait de symboliser au moyen du langage, —
surtout du langage imagé, — sa vie interne et profonde, indi-
visiblement sentie et vécue, ce serait comme la musique de son.
âme. Les autres philosophes échangeraient leurs plus intimes
impressions avec les siennes. A la mélodie sortant du cœur et
de l'esprit de chacun, répondraient les mélodies des autres, et
l'ensemble finirait par produire le grand concert philosophique.
Ce serait entre tous une suggestion réciproque d'intuitions par
voie de « sympathie » intellectuelle, comme si les cordes d'une
lyre, non encore accordée, à force de vibrer sous les doigts,
arrivaient à se mettre elles-mêmes d'accord par l'éveil progres-
sif de vibrations harmoniques.
En face des diverses tendances de l'esprit contemporain que
nous venons d'indiquer, nous essaierons de faire voir que la
tâche de la philosophie actuelle est triple :
1° Affirmer et démontrer sa pérennité en face de la science
positive, tout en s'.alliant à cette dernière pour l'interprétation
du monde ;
2° Maintenir sa portée spéculative et sa valeur de vérité, en
face des praticiens et techniciens de toute sorte qui voudraient
la subordonner à la recherche utilitaire ou môme morale des
fins humaines;
3° Maintenir son caractère propre (ïinteUection du réel,
tout en faisant leur part légitime aux suggestions du sentiment
immédiat et intuitif, de l'instinct et de la sympathie.
Le triple problème qui se pose ainsi à la pensée contempo-
raine est, en quelque sorte, vital pour la philosophie et, à ce
titre, commande toute l'attention de ceux qui s'intéressent aux
idées sur le monde et sur la vie, de ceux qui comprennent la
force de réalisation inhérente à ces idées. Marx a dit : Interpré-
ter le monde n'est rien, le transformer est tout. Certes, la phi-
losophie doit être transformatrice, créatrice d'idéaux et créatrice
de réalités. — Mais, pour transformer le monde, ne faut-il pas
d'abord l'interpréter dans son passé, dans son présent et surtout
dans son avenir? Cette interprétation ne restera pas purement
spéculative ; elle passera dans la pratique par la force efficace
qui appartient aux idées. — Bien plus, interpréter le monde,
c'est déjà le transformer en y ajoutant quelque chose qui n'y
LA TACHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 175
était pas d'abord compris : notre propre interprétation. Celle-ci
est un microcosme qui vient se superposer au macrocosme ; par
là, l'homme n'est plus seulement, comme le croyait Leibniz, un
miroir de l'univers, il est un des agens de l'évolution univer-
selle. Non moins que l'homme d'action et plus encore peut-être,
le philosophe contribue, par ses idées, à l'histoire de l'univers.
Est-il vrai d'abord, comme le répètent volontiers nos posi-
tivistes et « physiologues, «que, les sciences particulières s'étant
détachées toutes du tronc de la philosophie pour vivre d'une
vie indépendante, l'arbre antique et vénérable perde aujourd'hui
sa sève, se dessèche et meure? La philosophie disparaitra-t-elle
au profit des sciences, seules qualifiées désormais pour inter-
préter le monde et la vie ?
Il y a tout au moins, remarquons-nous d'abord, une chose
qui ne saurait disparaître : c'est Vidée même de la philosophie
comme recherche de ce qu'il y a de radical et à' universel dans
la réalité. Or cette idée exerce une action et tend à se réaliser ;
si sa réalisation complète est impossible, sa réalisation progres-
sive n'est pas démontrée impossible. Par cela même que la
conception de la philosophie est un idéal, elle est aussi une
force; elle meut l'intelligence, elle meut toute l'àme et l'em-
pêche de se murer dans aucune science particulière, pas plus
que l'univers n'y est muré.
Mais la philosophie est plus qu'une idée; elle a, elle aussi, et
aura toujours sa réalité, quelque incomplète qu'on la juge ; elle
a sa nature spécifique et sa valeur propre, que la première tâche
du philosophe actuel est de mettre en pleine lumière.
La philosophie est, selon nous, le plus haut elt'ort de cette
volonté qui fait le fond de notre être et que nous avons pro-
posé ailleurs d'appeler la <( volonté de conscience, » par opposi-
tion à la <( volonté de vie » de Schopenhauer et à la « volonté
de puissance » admise par Nietzsche. En elfet, la philosophie
est une tentative pour prendre conscience, aussi profondément
et aussi largement qu'il est possible à l'homme, d'abord de ce
qui constitue notre réalité propre, puis de celle des autres êtres
et du monde entier. Elle pourrait se définir : la recherche pro-
gressive de la conscience radicale et intégrale.
C'est à cette conscience universelle qu'aspire déjà, mais sans
176 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvoir l'atteindre en sa sphère propre, la science elle-même.
Supposez achevée l'optique, elle ne suffira pas pour donner à un
Saunderson, outre la connaissance parfaite de toutes les lois de
la lumière, la conscience de la lumière, du bleu, du rouge, du
vert et de leurs nuances. On ne peut pleinement connaître une
sensation sans l'éprouver. La science ne peut donc être une
connaissance complète du réel sans la conscience, parce que
tous les élémens de la connaissance sont, en dernière analyse,
des faits de conscience et tous les élémens de la réalité connais-
sable des faits révélés à la conscience. Mais, dans l'avenir comme
par le passé, la conscience ne pourra jamais être appliquée à
l'interprétation du réel que par une étude qui domine toutes les
sciences objectives : la philosophie.
La science dite positive d'un objet cherche ce qui constitue,
non pas sa réalité propre, mais seulement ses relations. La phi-
losophie essaie et essaiera toujours de connaître l'objet lui-
même. Si je ne vous ai jamais vu, mais qu'on m'énumère toutes
les personnes avec lesquelles vous êtes en relation et la nature
de vos rapports avec tout votre entourage, je ne dirai pas pour
cela que je vous connais. C'est pourtant de cette manière que le
chimiste, par exemple, connaît l'atome d'hydrogène, comme
étant dans telle relation avec celui d'oxygène, avec celui de
chlore, etc. La science, qu'on nomme positive, qu'on devrait
appeler relative et idéale, n'est qu'une connaissance partielle de
rapports partiels séparés de l'ensemble, qu'elle s'efforce de ra-
mener finalement à des rapports logiques et mathématiques
dans l'espace et dans le temps. Alors même que la science parle
de termes, plantes, animaux, hommes, etc., elle ne désigne
encore par là que des ensembles complexes de relations dont le
fond reste en dehors de sa sphère.
La philosophie, au contraire, a plus que jamais pour tâche
de poursuivre les termes concrets entre lesquels s'établissent les
rapports abstraits ; elle doit être essentiellement la recherche
du réel et de l'existant ; soit qu'elle puisse, soit qu'elle ne puisse
pas atteindre complètement son but, elle va vers lui, elle est
mue par l'idée-force de réalité ultime, et c'est là, pour l'esprit
humain, la plus puissante, la plus irrésistible de toutes les idées.
Jamais on n'empêchera l'esprit de se poser cette question :
qu'est-ce qui est réel ?
La science positive, à notre époque, est justement fière de
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 177
ses certitudes ; mais elle n'est certaine que parce qu'elle se con-
tente des comme si et se suspend à des hypothèses. Tout se passe
pour nous, dit-elle, comme si les corps s'attiraient, comme si
les volumes des gaz étaient en raison inverse des pressions. La
science est donc en partie artificielle et hypothétique. La philo-
sophie, elle, se donne pour tâche de rejeter les comme si, les
analogies, les fictions ; son idéal serait devoir face à face ce qui
est, au moins ce qui est en nous et pour nous, ce que nous con-
cevons comme existant en vertu de la nature de notre pensée et
de notre conscience. Idéal impossible à atteindre entièrement,
mais dont il est possible de se rapprocher sans cesse.
La philosophie, qui se mêla jadis à la science, ira donc en
se distinguant de plus en plus des sciences positives. Une pro-
position de philosophie première, par contraste avec celles des
sciences particulières, est une proposition qui porte soit sur
quelque chose de simple et de fondamental pour nous dans
notre conscience, soit sur quelque chose qui s'étend absolument
à tout ce que nous pouvons concevoir. L'individuel indécom-
posable et l'universel infranchissable, l'élément de la réalité et
le tout de la réalité, le terme de notre humaine analyse et le
terme de notre humaine synthèse, voilà les objets de la philo-
sophie humaine.
Sans doute, la philosophie future, pas plus que la philoso-
phie d'autrefois, ne pourra rien saisir d'absolument primitif par
la pensée proprement dite, qui est une réflexion sur l'existence
en devenir continu. — Mais, si la pensée réfléchie complique
nécessairement la vie spontanée de la conscience, ce n'est pas
à dire pour cela qu'elle l'altère. On peut toujours, sinon penser
le primitif lui-même, du moins s'en rapprocher et le traduire
en idées de plus en plus voisines de ce qu'il est. Ces idées sont
aussi des sentimens, elles sont même des actions et incitent à de
nouvelles actions. C'est précisément parce qu'elles ont ce carac-
tère actif qu'elles nous révèlent non pas seulement des formes
et contours, mais le fond même de la vie et de l'existence, qui
est action accompagnée de sentiment plus ou moins sourd. Ce
sont donc, en ce sens, nos idées-forces les plus fondamentales,
qui sont des ouvertures sur la réalité la plus fondamentale.
. Par cela même que la philosophie sera toujours l'étude de
l'être universel et individuel, elle sera aussi toujours l'étude de
la pensée, car l'être n'est donné à lui-même que dans la pensée,
TOME XV. — i913. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
qui seule le pose comme existant véritablement, qui seule pro-
nonce à la fois le cogito et le sum.
Quoi que nos sav^ins puissent dire, le sujet pensant restera
toujours en dehors de toutes les sciences d'objets, qui sont les
sciences dites positives. La philosophie aura donc toujours,
outre un objet propre, un sujet propre ; la pensée dans son rap-
port avec ïa réalité, rapport qui est précisément la conscience
ou plutôt la volonté de conscience universelle .
En parlant de la pensée, nous prenons ce mot, comme le fit
Descartes, au sens le plus large, qui embrasse la conscience
entière ; sensations, sentimens, tendances, appétitions, non
moins que jugemens, raisonnemens et idées. Il y a de la pensée
dans tous les faits ou actes de conscience, parce qu'aucun d'eux
ne peut se saisir lui-même et devenir conscient que par un acte
de discernement qui est déjà la pensée en germe, le sujet sai-
sissant un objet ; de plus, aucun d'eux ne peut être posé comme
réel ai affirmé comme vrai que par la pensée. Nous n'admettons
nullement la séparation classique des « facultés : » intelligence,
sensibilité, volonté. Pas de pensée sans quelque sentiment et
sans quelque vouloir ; pas de sentiment ni de vouloir sans
quelque pensée ; l'intellectuel, le sensitif et le volitif sont tou-
jours inextricablement mêlés. L'œuvre de la p.sychologie con-
temporaine est de retrouver en tout état ou acte intérieur le
même « processus » à triple aspect, que nous avons nommé
(( le processus appétjtif : » sensation, émotion, appétition.
Ainsi conçue, la psychologie sera essentiellement philoso-
phique, puisqu'elle partira toujours du réel concret, conscient
ou subconscient, et aboutira toujours au réel concret, devenu
de plus en plus conscient pour la pensée. Son travail propre-
ment scientifique ne consistera jamais que dans l'établissement
de simples rapports internes et de lois internes, comme celles
de l'association des idées, comme aussi de rapports entre ces
lois internes et les lois externes, entre le mental et le physique ;
mais ce qu'il y aura toujours de profondément philosophique
dans la psychologie, c'est le point de vue de la conscience de
soi : nous nous y plaçons nécessairement pour nous voir vivre
de la vie qui se sent et se pense elle-même, seule vie réelle et
complète d'après laquelle nous pouvons interpréter toute autre
vie.
A la différence de la psychologie pure, la philosophie ne
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 171)
doit pas rester confinée dans l'étude du moi, elle doit être, selon
nous, une psychologie étendue à l'univers. A la différence de la
science positive, elle ne se borne pas à considérer les différens
êtres du dehors et à les interpréter dans ce qui n'est pas eux ;
elle cherche à s'unir par la pensée avec l'être de tous les êtres,
à nous faire prendre conscience d'eux et, conséquemment, à
reproduire en nous par induction, par analogie, par représen-
tation concrète, leur vie intérieure. La science se contente, dans
le grand bal masqué de l'univers, de noter du dehors les cos-
tumes et de dénombrer les figures de danse ; la philosophie
s'efforce de lever les masques, d'atteindre les visages et surtout
les cœurs. Elle prend, pour ainsi dire, la place de tous les autres
êtres, hommes, animaux, plantes, minéraux, et cherche à péné-
trer leur existence immanente, leur développement interne; elle
est, encore un coup, la psyciiologie universelle.
Nous venons de comparer l'interprétation philosophique et
l'interprétation scientifique par rapport aux deux grands points
de vue de Vêtre et de [dépensée; comparons-les maintenant par
rapport aux grandes 'idées de la quantité, de la qualité, de la
causalité et de la finalité; nous verrons s'accuser encore le
contraste.
La quantité, avec son expression spatiale ou numérique, est
l'objet propre de la science positive, qui s'efforce de tout rame-
ner aux lois de la quantité dans l'espace et dans le temps. La
philosophie ne s'occupe de la quantité que pour rechercher
l'origine et la valeur de cette idée, que pour se demander si elle
est applicable à toutes choses ou si elle doit être restreinte aux
choses matérielles.
Nous avons toujours, pour notre part, conçu la qualité
comme essentiellement « psychique, » On parle bien de qua-
lités physiques, comme la chaleur ou la lumière ; mais ce qu'il y
a de qualitatif dans la chaleur, ce qui, à ce 'point de vue, la
distingue de la lumière, c'est la sensation qu'elle nous fait
éprouver. Supprimez nos sensations, qui ne sont pas des objets
de la physique, il ne reste plus que des mouvemens auxquels,
pour les distinguer et les classer, nous donnons les noms sub-
jectifs de chaleur, lumière, son, etc. Dans la couleur rouge,
qu'est-ce que la science positive considère? Ce n'est nullemeni.
180 REVUE DES DEUX MONDES.
la qualité sensible du rouge, ce n'est nullement ce que nous
éprouvons et sentons en présence d'une rose vermeille ; c'est
l** le rapport physiologique entre notre impression et ses objets;
2° les rapports physiques des objets entre eux. Et, par objet, le
physicien n'entend toujours que des ensembles de relations,
isolées des autres pour notre organisme et acquérant ainsi une
certaine indépendance objective.
Il s'ensuit que la qualité, comme telle, échappe à la science
positive ; celle-ci roule sur ce que Stuart JVlill appelle des faits de
« séquence » et sur des quantités ; elle ne se sert ou ne devrait
jamais se servir des qualités que provisoirement, comme sym-
bole de rapports non encore analysés et de quantités non encore
calculées.
Le philosophe, au contraire, s'installe dans le monde des
qualités, soit réelles, soit idéales. Pour lui, la qualité est la
manifestation propre de l'existence; l'être sans qualités est égal
au non-être. Le philosophe ramène la quantité elle-même à
une espèce de qualité, la plus pauvre de toutes. Aussi est-ce par
les qualités essentielles qu'il définit l'être, de manière à carac-
tériser ainsi ce qu'il a d'individuel, tout en dégageant les quali-
tés communes qui le rattachent aux autres êtres.
Il est à remarquer que la qualité n'est jamais immobile et,
pour parler le langage d'Auguste Comte, « statique. » Elle est
toujours « dynamique » et en voie de changement. L'être,
avide de la variété et de l'accroissement, a une tendance perpé-
tuelle à passer d'un certain mode de qualité à un autre, et d'une
conscience plus pauvre à une conscience plus riche ; c'est cette
tendance interne, cette volonté de conscience, qui est le vrai
principe de l'évolution. Elle est « l'évolution en train de s'ac-
complir » par contraste avec « l'évolution accomplie » et toute
faite, que la science positive étudie. Son étude n'est donc plus
du domaine de la science positive, qui ne considère que les
résultats; seule, la philosophie étudie le mouvement interne de
l'évolution et montre que, en dernière analyse, ce mouvement
est de nature psychique. Il est l'inquiétude de l'être qui s'agite
en vue du mieux, qui aspire à la conscience croissante et plus
pleine. La seule évolution véritable, celle qui est entrain de se
faire et non toute faite, ne se constate que dans l'existence
consciente.
De la considération du changement évolutif, passons mainte-
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 181
nant à la considération de l'activité qui l'explique. Nous abor-
derons ainsi une catégorie nouvelle et importante : celle de la
causalité. La science positive s'en tient aux lois extérieures et
superficielles du changement, c'est-à-dire : 1" aux formules
purement quantitatives (mathématiques et mécaniques); 2" aux
formules purement empiriques de « concomitance » ou de
« séquence (( dans l'espace et dans le temps. Non seulement la
science ne cherche pas une source première d'où descendrait le
torrent des phénomènes, mais, dans ce torrent même, elle se
borne à constater l'ordre selon lequel les flots coulent, puis à
soumettre au calcul la régularité qui se cache sous les sinuo-
sités du cours.
Pour cela, la science n'a à sa disposition que deux données:
la masse des élémens et la nature de leurs moiivemens. Or, elle
ne pourra jamais tirer de là une explication vraiment causale.
En effet, la masse scientifiquement considérée n'est encore elle-
même qu'une formule de mouvemens possibles, en résistance à
d'autres mouvemens possibles; les <( élémens » matériels ne sont
que des arrêts provisoires dans la régression à l'infini, et on les
formule géométriquement pour en faire des atomes jusqu'à
nouvel ordre indivisibles; enfin la nature des mouvemens ne
consiste qu'en leur vitesse, en leur direction, en leur composi-
tion, toutes choses d'ordre spatial et temporel qui se traduisent
encore en pures formules.
Même dans l'ordre biologique, le savant ne peut, pour ainsi
dire, que tâter le pouls à la réalité vivante, compter les batte-
mens, en mesurer l'intensité et le rythme, exprimer le tout par
un graphique ; mais il n'a pas à rechercher la force cachée qui
anime l'organisme ; il n'essaie pas de saisir la vie dans sa cau-
salité mystérieuse.
Le philosophe, lui, à ses risques et périls, doit se poser le
grand problème de la production et de l'activité vraiment cau-
sale. Au delà du monde vulgaire des appai-ences sensibles, au
delà du monde scientifique des lois abstraites, le philosophe a
pour tâche de pénétrer et d'interpréter un troisième monde, le
seul véritable, celui des activités réelles. Or, ces activités, il ne
pourra jamais se les représenter que par analogie avec l'unique
espèce de causalité que nous puissions prendre comme en
flagrant délit d'action, à savoir la nôtre, qui se révèle à soi
dans la volonté inhérente à notre être. C'est là que le réel pal-
182 REVUE DES DEUX MONDES.;
pite en nous et pour nous ; c'est là qu'il devient nous-même.
Dès lors, en présence de tous les autres êtres, nous n'avons
que deux partis possibles : ou les laisser à l'état d'X absolument
indéterminés, ou bien, miitàtis muiaiidis, les figurer comme
d'autres nous-mêmes h des degrés très divers et projeter en eux
quelque activité plus ou moins analogue à celle dont nous avons
le sentiment quand nous avons conscience d'agir au lieu de
pâtir, de vouloir et de désirer au lieu de sentir. Après tout, nous
sommes dans le monde et le monde est partiellement en nous;
sans s'égaler au tout, la partie peut donc interpréter Ife tout
d'après ce qui se passe en elle-même ; sans méconnaître le ca-
ractère fragmentaire de cette interprétation psychique, le philo-
sophe peut la confronter avec le témoignage de l'expérience
externe et scientifique.
L'ancienne métaphysique, ou ontologie, se flattait de saisir,
sous le nom de substance, quelque chose qui serait différent à la
fois des phénomènes extérieurs et de la conscience intérieure.
Kant a montré la vanité de l'entreprise ; mais il ne s'ensuit nul-
lement que toute idée de réalité substantielle soit vaine. Ce
qu'on doit chercher et ce qu'on peut atteindre, c'est la conscience
de l'être en nous et, par analogie, dans les autres êtres ; c'est
donc la réalité substantielle prise en flagrant délit au plus pro-
fond de notre conscience et non en dehors de toute conscience
ou de toute action. Cause et substance ne font qu'un.
En même temps que l'idée de cause, nous avons aussi celle
de fin, qui n'a pas moins d'action sur notre pensée. Nous pui-
sons encore cette idée, comme celle de cause, dans notre volonté
même, dans l'insatiable appétition qui fait le fond de notre vie.
En nous, le mouvement évolutif ne se relie pas seulement au
passé par ses causes; il est, par sa direction, en marche vers
l'avenir; il n'est pas seulement une « poussée » par derrière; il
est une aspiration en avant. Cette aspiration essentielle à l'exis-
tence, et sans laquelle elle retomberait aussitôt dans le néant
comme l'éclair dans la nuit, peut prendre deux formes princi-
pales. Dans la première, l'être n'a pas conscience de la fin qu'il
poursuit avec une spontanéité sans retour sur soi; il agit sans
voir et sans savoir où il va. Dans la seconde forme, au contraire
l'être se représente une fin à l'avance et la poursuit avec réflexion,
les yeux ouverts. Il est abusif de réserver le nom de finalité à
ce second mode, qui n'est que le mode intellectuel; l'autre, tout
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 183
sensitif et appétitif, n'en est pas moins déjà la finalité à son
début. Il est faux de dire : ignoti nulla cupido, puisque l'être
aspire d'abord sans connaître l'objet de son aspiration.
Quelle est la nature, quel est le but dernier de la finalité
interne et immanente, du désir inassouvi qui meut l'être? Voilà
un nouvel objet de la philosophie, pour laquelle la recherche
des fins est étroitement liée à la recherche des causes. Cet objet
est plus que jamais en dehors des sciences positives. La philo-
sophie seule est une recherche des fins immanentes, de l'idéal
pressenti ou prévu qui se réalise lui-même en se concevant et en
se désirant. En d'autres termes, pour parler la langue que nos
contemporains affectionnent, la philosophie est la recherche
des plus hautes valeurs, — Platon eût dit : des idéaux les plus
élevés que puissent poursuivre la pensée et le désir.
En même temps qu'une psychologie amplifiée et généralisée,
la philosophie est une sociologie à portée universelle. Il se
produit, chez les êtres en société, des phénomènes originaux
que la simple psychologie n'eût pas fait prévoir, pas plus que
la physique ne fait prévoir la chirnie. Les rapports sociaux étant
les plus élevés de tous et se retrouvant dans les diverses mani-
festations de la vie, depuis les sociétés animales jusqu'aux so-
ciétés humaines, leur étude peut jeter un jour nouveau sur les
lois mêmes de l'évolution universelle. C'est ici qu'il faut dire
avec Comte : l'inférieur se comprend par le supérieur.
Pour résumer tout ce qui précède, la philosophie doit être
désormais conçue, selon nous, comme la volonté de la con-
science s'efforçant de saisir par la pensée l'être réel, dans son
individualité et son universalité , avec ses qualités essentielles,
son changement évolutif, sa causalité active et sa finalité tout
interne. Or, réalité, qualité, changement, causalité, finalité,
tout cela ne saurait être appréhendé comme existant que dans
la conscience, et affirmé comme vrai que par l'acte de la pensée.
Si l'on admet ces diverses propositions, — et elles sont incontes-
tables, — on admet que la philosophie aura toujours un objet
différent de celui des sciences positives. La conception scienti-
fique de la nature appellera donc toujours, comme nécessaire
complément, une interprétation philosophique de l'univers,
qu'elle ne saurait jamais remplacer.
Quant à la question de savoir jusqu'à quel point la philo-
sophie pourra ou ne pourra pas atteindre son but propre, cette
184 REVUE DES DEUX MONDES.
question fait elle-même partie de la philosophie. Ce qui est dès
à présent certain, c'est que l'homme a F idée de la philosophie
comme effort de son esprit tout entier, — pensée, sentiment,
volonté, — pour se mettre consciemment en harmonie avec la
totalité du réel. La question du connaître est pour elle insépa-
rable de la question de l'être, mais cette dernière, en définitive,
sera toujours la principale. Cette conception de la philosophie
réconcilie toutes les autres; mais elle fait plus, elle en montre le
lien et en découvre l'unité dans le moteur le plus profond de notre
être, et, par extension, de tout être : volonté de conscience.
Pour rendre le monde aussi intelligible et aussi un qu'il est
possible, il faut trouver un type d'existence universelle qui en
fournisse, pour ainsi dire, l'unité décomposition. Ce type d'exis-
tence doit-il être cherché dans la conscience ou au dehors?
Voilà le problème.
Mais d'abord, nous ne connaissons directement que ce qui
est dans la conscience; ce que nous disons être au dehors n'est
conçu que médiatement.
En second lieu, le dehors n'est conçu que par une répéti-
tion ou une diminution de notre conscience. Par une répétition
et duplication, s'il s'agit des autres sujets conscieas que nous
nous représentons à notre image. Par une diminution, s'il s'agit
des êtres dits matériels, que nous concevons en les dépouillant
d'un certain nombre des attributs de notre existence consciente;
nous appauvrissons notre conscience, nous la réduisons à ce
qu'elle oiîre de plus élémentaire : activité et passivité. De cette
façon, nous concevons des forces extérieures qui ne seraient que
des sources de résistance ou de mouvement, et nous répandons
dans l'espace ces résidus de nos sensations visuelles ou tactiles,
sous le nom de corps.
Selon Nietzsche, nous lisons le monde extérieur dans notre
conscience comme le sourd-muet lit sur les lèvres les mots
qu'il n'entend pas directement. Selon nous, au contraire, c'est
quand nous regardons le monde extérieur que nous lisons sur
les lèvres de la nature des mouvemens dont le sens intérieur
nous échappe; en nous seulement, au fond de notre conscience,
retentit en écho la musique des sphères. Choisissez un type
d'existence non conscient, non réductible à des états quelconques
de la vie consciente, qu'arrivera-t-il ? La conscience, avec son
caractère absolument spécifique et sui generis, demeurera
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 185
réfractaire et irréductible au type que vous aurez choisi. Dès
lors, au lieu d'unité, vous aurez une dualité entièrement inex-
pliquée et inexplicable. Le problème de l'existence restera sans
solution. Vous direz : il y a la. matière et il y a la conscience,
sans pouvoir ramener la conscience à la matière, et sans essayer
de ramener la matière au type de l'existence consciente. C'est là
une solution évasive, un refus de solution.
Nous n'avons sans doute pas le droit, dans notre représen-
tation de l'univers, de substituer purement et simplement la
partie au tout ; mais il faut, néanmoins, que nous nous repré-
sentions incomplètement le tout d'après les parties que nous
en connaissons. Alors se pose le problème : Quelle partie faut-il
prendre de préférence comme spécimen ? Est-ce la plus pauvre
en élémens ou la plus riche? Là où il y a une plus grande
variété réduite à une plus grande unité, avons-nous plus de
chance d'entrevoir le secret du tout? L'homme, par exemple,
est-il un meilleur fragment de miroir pour l'univers qu'un des
grains de poussière qui flottent dans l'air ambiant? La vie
consciente de l'homme a-t-elle chance d'envelopper un plus
grand nombre des élémens du tout que l'existence pauvre et
monotone du minéral? Sont-ce les élémens figurables dans
l'espace, auxquels aboutit par l'analyse la science humaine, qui
constituent la réalité vraie, ou sont-ce les touts concrets, agis-
sans et vivans, que nous appréhendons dans notre conscience?
Par exemple, ce qui est réel, est-ce de soufïrir et de pleurer sur
la mort d'un être chéri, d'avoir la conscience remplie de l'image
aimée, de tous les souvenirs qu'elle éveille et, en même temps,
d'être privé, à jamais de la voir et d'entendre sa voix? Est-ce
de se sentir mutilé, appauvri, souffrant, malheureux? Est-ce
tout cela qui est réel, ou est-ce le tourbillonnement de corpus-
cules insensibles dans lesquels le scalpel de l'entendement ana-
tomise notre cerveau, nos organes, le monde même qui nous
entoure? Thatis the question. Où est l'apparence, où est la réa-
lité? Pour nous, nous disons : Je souffre, donc ma souffrance
est réelle, donc je suis réel en tant que souffrant; c'est ma
conscience de souffrir qui, dans ce cas particulier, me révèle la
réalité en la constituant pour sa part et en se révélant ainsi
comme réelle. C'est donc dans la conscience qu'il faut descendre
pour trouver ce qui est.
186 REVUE DES DEUX MONDES.
Outre les partisans exclusifs de la science, la pliilosophie
actuelle trouve devant elle les partisans exclusifs de la pratique^
qui, en ces derniers temps, se sont intitulés pragmatistes. La
méthode, selon eux, consisterait à interpréter le monde, non
pas d'après les élémens de réalité que nous trouvons en nous
et d'après les lois que la science découvre au dehors de nous,
mais d'après nos sentimens et nos besoins, d'après les nécessités
de notre action.
Le pragmatisme contemporain est une extension utilitaire
de la méthode morale des postulats, que Kant avait appliquée à
la métaphysique. Kant, pour introduira en philosophie sa mé-
thode morale, avait une raison importante et digne d'examen;
il considérait la moralité comme un mode d'action supra-sen-
sible et le devoir comme la loi d'un monde également supra-
sensible ; cette loi lui paraissait donc donnée à l'homme d'une
manière certaine au milieu même de la vie sensible, et elle
pouvait communiquer sa certitude aux postulats de la liberté,
de la divinité et de l'immortalité. Mais ce n'est pas ainsi que,
de nos jours, les pragmatistes procèdent. Ils professent, avec
William James, un empirisme absolu, auquel la loi morale
n'échappe pas plus que tout le reste. Dès lors, la moralité n'est
plus qu'un besoin supérieur de notre activité dans le monde de
l'expérience, une condition de vie personnelle ou sociale, d'uti-
lité pour l'individu ou pour la collectivité. La vie future elle-
même n'est que notre vie empirique et temporelle prolongée au
delà de la tombe; elle peut devenir certaine du jour au lende-
main, d'une manière tout empirique, par la découverte de com-
munication avec les spiritistes, avec les morts, soit par l'inter-
médiaire des médiums, des tables tournantes, de l'écriture
automatique, soit par la télépathie ou par les apparitions
d'esprits, etc. La méthode morale n'a donc plus, pour le prag-
matiste empiriste, le caractère rationnel et impératif « catégo-
rique et apodictique » qu'elle avait chez Kant; elle se perd au
sein d'une méthode plus vaste, celle qui affirme pour les besoins
de l'action en général (non pas seulement de l'action morale i.
C'est la méthode utilitaire, chère aux Anglo-Saxons .
Dans l'application de cette méthode, jamais on n'a vu s'éle-
ver un édifice de paradoxes comme ceux que le pragmatisme
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE, 187
contemporain a entassés les uns sur les autres; mais, selon
nous, ce n'est pas avec cette tour de Babel qu'on escaladera le
firmament philosophique. L'école pragmatiste, comme l'école
nietzschéenne, semble vouloir, à l'inverse du Discours de la
Méthode, proposer à la philosophie actuelle des « canons de
logique » à rebours : 1° N'admettre pour recevables, en méta-
physique, en morale et en religion, que les idées obscures, indis-
tinctes et inévidentes ; 2° ne rien définir avec précision, ne rien
analyser avec rigueur, la réalité étant un « flux » indéfini et
indéfinissable [fliixiis, stream), l'analyse, un jeu subjectif de
<( concepts ; » 3" ne pas établir de liens trop rigoureux et ration-
nels entre les idées, tout lien, surtout logique, étant factice; se
dispenser ainsi de preuves en règles, la preuve n'étant qu'un
(( discours; » 4" ne faire ni divisions, ni classifications exactes,
ni dénombremens complets, la division étant un artifice, la
classification une discontinuité fictive au sein du réel continu.
De là une philosophie fluente, fuyante, insaisissable et incom-
municable, mais purgée, et pour cause, de 1'» intellectualisme »
comme de l'intelligibilité. C'est le u je ne sais quoi » qui s'éva-
nouit entre les mains dès qu'on veut le saisir.
Si pourtant on essaie de démêler, dans l'amas des sophismes
pragmatistes, ceux qui sont dominateurs et commandent tout le
reste, on pourra mettre à part les cinq suivans, sur la valeur
des idées, la nature de la vérité, son critérium, la méthode pour
la découvrir, et le degré de certitude qui y répond.
1° Nos idées produisent toujours des effets q^ui peuvent deve-
nir pour nous des fins, donc nos idées sont uniquement valables
pour nos fins.
2° La vérité nous est utile comme moyen, donc elle n'est, en
sa nature intime, que finalité, non rationalité.
3° Nous jouissons de la vérité, donc le critérium ultime du
vrai est une jouissance, une satisfaction de besoin.
4** Toute méthode fait appel à V expérience et à la vérification
objectives ; donc toute méthode est une poursuite de fins sub-
jectives posées par la volonté.
^'^ Towie certitude théorique peut devenir pratique; donc le
rapport de principe à conséquence n'est encore qu'un rapport
de moyen h. fin. — Tels sont les principaux paradoxes qui sont
constitutifs du pragmatisme, et où chaque conclusion déborde
manifestement ses prémisses.
188 REVUE DES DEUX MONDES.
Que nos idées produisent toujours des efïets, qui peuvent
ensuite devenir pour nous des fins, que nous soyons toujours
actifs dans la connaissance, c'est ce que nous avons soutenu
nous-mème bien avant les pragmatistes ; mais il n'en résulte
nullement que toute la valeur de nos idées et de nos connais-
sances, surtout en philosophie, consiste dans les résultats qu'elles
produisent, et non dans leur concordance intrinsèque avec les
choses elles-mêmes, révélées à nous par l'expérience.
(( A la recherche des causes, disent les pragmatistes, la phi-
losophie actuelle doit substituer la mesure des valeurs et les
mesurer à l'efficacité des buts. » Autrement dit, les causes expli-
catives seront remplacées par les causes finales, et encore celles-
ci seront-elles mesurées à nos buts humains, à nos valeurs
humaines. Poussez à bout cet abandon de toute vraie science,
comme de toute vraie philosophie, vous aboutirez à dire, avec
Bernardin de Saint-Pierre, que les rochers des rivages ont été
créés noirs pour avertir de loin les matelots en détresse, que le
melon a été créé avec des tranches pour être mangé en famille.
Voilà la recherche des « valeurs humaines. » Bernardin de Saint-
Pierre était un pragmatiste avant l'heure.
(c Qu'est-ce que la vérité ? » demandent les pragmatistes avec
Ponce-Pilate. Et ils répondent avec Protagoras, que connaissait
sans doute Pilate : Rien n'est vrai en soi, quoi qu'en puisse dire
Platon, mais nous affirmons telles et telles choses comme vraies
« parce que nous en avons besoin pour agir. » Toute affirma-
tion est « un postulat en vue de l'action. » Est vraie, selon
William James, la proposition telle que (( l'affirmation de son
objet est utile et efficace pour nos fins. » Ainsi la vérité se trouve
déplacée ; des objets et de leurs rapports, elle passe au sujet sen-
tant et au rapport des objets avec le sujet pris pour but; c'est là,
purement et simplement, nier toute vérité objective et ramener
le vrai à l'utile, au praticable, au pratique. Du même coup,
c'est nier la philosophie. En effet, celle-ci n'a pas seulement pour
objet la recherche de la réalité telle que nous la pouvons appré-
hender par toutes les puissances dont nous disposons ; elle a
aussi et aura toujours pour objet, comme le crurent les Platon
et les Malebranche, la « recherche de la vérité. » Le vrai, c'est le
réel même en tant que posé et affirmé par une intelligence
comme objet possible pour toute intelligence, comme quelque
chose qui non seulement existe ou devient, mais qui, même
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 189'
passé, conserve éternellement ce caractère d'avoir existé, et ne
peut plus en être dépouillé par aucune puissance humaine ou
surhumaine. Affirmer un fait, n'eùt-il que la durée d'un instant,
c'est l'élever à la dignité de quelque chose qui, d'une certaine
manière, existe à jamais pour toute intelligence. Ainsi la pensée,.
en déclarant le réel universellement affirmable, éternise le fait
qui passe et change l'éclair disparu en un jour sans fin.
L'objectivité plus ({u humaine du vrai n'empêche pas la
découverte du vrai d'être un résultat de tout l'effort humain.
On a dit excellemment, à propos de William James, que, pour
la théorie courante, la vérité est une découverte, pour le prag-
matisme, une invention. Mais par là, selon nous, on ne fait
que mettre en évidence la confusion pragmatiste de la vérité
avec la connaissance. C'est de la connaissance qu'on a toujours
dit qu'elle est une découverte, quand elle est vraie, c'est-à-dire
en concordance active avec le réel. Ce n'est pas à dire que la
connaissance, par un autre coté, ne soit pas inve?itio?i, en ce
sens qu'elle est un efl'ort de l'intelligence poiir reconstruire le
réel dans l'esprit, pour inventer des hypothèses qui soient en
une concordance plus ou moins approximative avec le réel, qui
nous le fassent toucher dans la mesure où elles expriment des
rapports réels. Toute découverte non fortuite présuppose une
invention : toute idée est active et est un produit d'activité. Mais
toute invention n'a de valeur que si elle aboutit à une découverte.
Nous ne saurions donc accepter l'antithèse établie par le
pragmatisme entre découvrir et inventer. Une pure invention
est chimérique ; une pure découverte, qui serait absolument
passive, est impossible dans le domaine de la science. L'Amé-
rique a pu être d'abord une invention de Colomb, mais elle est
ensuite devenue une découverte ; il faut convenir que, même
avant Colomb et son invention, il était vrai qu'elle existait. La
vérité de la mort de Socrate n'est pas une invention; la vérité
de notre mort future n'est pas une invention et, quoique cette
vérité ne soit pas logée d'avance dans « une cachette » où jious
la découvririons en mourant, il n'en est pas moins vrai, dès
maintenant, c'est-à-dire affirmable et intelligible pour toute
intelligence, que la mort arrivera pour nous, comme pour tous.
Les pragmatistes reprochent à la philosophie qui les a pré-
cédés de poursuivre des vérités qui regardent en arrière, au lieu
de vérités qui regardent en avant et portent sur ce qui .se?'a.
190 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais la vérité regarde à la fois en arrière, en avant, de toutes
parts dans l'espace et dans le temps, parce qu'elle est indépen-
dante des lieux et des momens. Même pour la vie future, qui est
« en avant, » les conditions de cette vie sont préexistantes; sinon,
elle n'aura pas lieu. Si ces conditions n'existent pas, dès main-
tenant et aussi en arrière, William James aura eu beau, dans
une pensée généreuse, promettre à ses amis de leur envoyer
des messages après sa mort ; les messages ne viendront pas :
r « invention » des spirites ne sera pas devenue une « découverte. »
Nous ne voulons pas de vos vérités toutes faites, répètent les
pragmatistes. — Que vous les vouliez ou non, elles s'imposent à
vous et à tous. C'est une vérité toute faite que vous existez;
c'est une vérité toute faite que vous n'existiez pas il y a cent ans
et que vous n'existerez plus dans cent ans ; c'est une vérité
tonte faite que vous ne pouvez pas à la fois, sans contradiction,
être et ne pas être et que, quand vous cesserez de vivre, votre
mort aura des causes qui, dès maintenant, commencent à agir
au sein de votre organisme. Et, quand vous serez mort, il demeu-
rera vrai que vous avez vécu et cessé de vivre. Nulle omnipo-
tence ne pourrait anéantir cette vérité du fait qui survit au fait
lui-même et le consacre en le perpétuant pour toute intelli-
gence. Bref, quand on dit : qu'il n'y a point et ne doit point y
avoir pour la philosophie actuelle de « vérités toutes faites, » on
abuse de l'ambiguïté, chère au pragmatisme : les vérités ne
sont pas toutes faites dans nos intelligences, si vous entendez
par vérités les rapports exacts qui se produisent entre notre
intelligence même et les choses, c'eet-à-dire, au fond nos con-
naissances; mais, si vous entendez par vérités les rapports intel-
ligibles qui sont immanens aux réalités mêmes et affirmables
pour toute pensée, n'y eùt-il de fait aucune pensée pour les
affirmer, on peut dire alors que les vérités sont toutes faites ou
préformées avec les réalités mêmes et dans les réalités.
Profitant de ce que l'homme ne peut pas, ne doit pas s'éli-
miner lui-même entièrement du monde dont il est partie et
qu'il interprète, le pragmatisme conclut de là que ce qui doit
être désormais la mesure de nos idées sur le monde, sur la réa-
lité et sur la vérité, ce sont nos besoins et nos fins, comme si
nous n'avions pas une autre mesure, celle-là objective : la pensée,
aidée de la sensation qui la confirme et lui donne le caractère
ai' expérience. Les pragmatistes ont beau parler sans cesse de
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 191
l'expérience, ils la méprisent sans cesse, puisque, au lieu de l'in-
terroger, ils interrogent nos désirs intérieurs.
Sans doute la philosophie première n'a pas, comme la science
positive, la ressource de vérification expérimentale, mais ce
n'est pas à dire que le choix des idées philosophiques doive être
uniquement réglé par nos besoins ou désirs. Là où manque la
possibilité de vérifier, la ressource du philosophe, à l'avenir
comme dans le passé, sera de rechercher ce qui établit entre
nos idées la plus grande concordance, de manière qu'elles
forment un tout bien lié, sans contradiction iîiterne et où les
principes contiennent la raison des conséquences. La encore, la
vérité est l'intelligibilité, la rationalité intrinsèque, à laquelle
l'expérience même est suspendue et sans laquelle l'expérience
serait impossible. Quant à nos besoins pratiques, ils n'ont le
droit de cité, en philosophie, que quand ils sont des besoins
moraux, c'est-à-dire exprimant la direction essentielle de notre
raison et de notre volonté, indépendamment de tout plaisir ou
besoin. Mais alors on revient au point de vue de Kant, qui
domine le point de vue pragmatiste de toute la hauteur du
moral par rapport à r« utile » et au <( commode. »
L'intuitionnisme contemporain, bien qu'opposé en un sens au
pragmatisme, procède, comme lui, d'une réaction contre l'intel-
lectualisme. On sait avec quelle force le romantisme allemand
réagit avec Jacobi contre le rationalisme exclusif du xviii^ siècle,
en opposant le sentiment au raisonnement, la vie à la pensée.
Selon Schopenhauer, toute connaissance a pour objet ce
qui est soumis à la causalité dans le temps et dans l'espace,
ce qui est pensable et intelligible : la pensée, ayant pour
objet la pensée même, est réduite à se repaître de ses propres
abstractions qu'elle décore du nom de réalité. Il y a pourtant
un moyen, un seul, de pénétrer par delà cette forme exté-
rieure de la réalité, jusqu'à cette « chose en soi » que Kant
nous interdit, dont Schelling et Hegel ne nous montrent que
l'ombre. C'est au sentiment immédiat, à l'intuition qu'il appar-
tient de nous révéler le fond même de l'existence universelle.
Or, ce que l'intuition découvre sans intermédiaire, par une
sorte de rentrée en soi, c'est la volonté, non une Yolonié pensée ,
mais une volonté en acte, une volonté sentie. Cette volonté, qui
192 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est pas plus la mienne que la vôtre, étant libe're'e de V indivi-
dualité que produisent le temps et l'espace, se manifeste comme
volonté de vie, comme vouloir-vivre, et le monde n'est que son
évolution.
Cependant Schopenhauer considère le temps comme une
forme commune de l'intelligence et de ses objets. Cela est vrai
du temps scientifique qu'on mesure par l'espace; mais le temps
véritable n'est pas, selon Guyau, une simple forme de la pensée : il
est le (( cours de la vie. » De cette vie réelle et vécue, nous avons
dès l'origine une conscience immédiate, un sentiment interne
qui ne se distingue pas de la vie même. Puis de la vie sentie et,
pour ainsi dire, agie, nous détachons deux choses qui n'en sont
que les « extraits et abstraits, » la conception de l'être, et celle
de la pensée. Au lieu de dire avec Descartes : cogito, ergo sum,
Guyau dirait plutôt : vivo, ergo sum, ergo cogito, concevant ainsi
la philosophie comme une « expansion de la vie » et lui don-
nant pour objet « la vie elle-même dans toute son intensité, toute
son extension. »
Nietzsche, de son côté, a fait de la (( puissance » l'objet de
l'aspiration universelle, et, par voie de conséquence, l'objet de
l'aspiration philosophique. La métaphysique ne serait ainsi
qu'une des formes de la volonté de puissance ou de domination :
s'emparer du monde par la pensée pour le maîtriser.
Pareillement, selon M. Bergson, la durée ne fait qu'un avec
la vie, avec l'être véritable; la pensée, avec ses concepts, est
simplement une adaptation à la matière, un extrait de la vie
interne, que le sentiment déborde. Par delà l'intelligence et la
matière, au sein de la durée pure, non plus de l'éternité, la vie
se saisit elle-même en une intuition immédiate. Et elle se saisit,
non pas à l'état d'immobilité, mais comme mobilité, comme un
(( élan » que rien n'arrête. Le vouloir-vivre de Schopenhauer,
en évolution dans le monde, est devenu « l'élan vital, » principe
d'une évolution créatrice où l'instinct s'oppose à la pensée comme
une vision du dedans de l'être s'oppose à une vision du dehors.
Pour saisir l'évolution de la vie réelle, il faut donc se retourner
par une sorte de conversion intérieure, passer du domaine
superficiel de la pensée dans les profondeurs de l'intuition.
Que la tâche de la philosophie actuelle soit de renoncer aux
entités, aux abstractions, pour prendre sur le fait même la réalité
évoluante, ce n'est point nous qui le contesterons, ayant depuis
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 193
longtemps mis en lumière l'avenir de la « métaphysique fondée
sur l'expérience. )>
Mais qu'est-ce qu'on entend au juste par la vie? Est-il vrai
que cette idée soit plus claire et plus fondamentale que celle
d'être et celle de pensée? Nous ne le croyons pas. Quand nous
disons : (( Je vis, » nous voulons dire : j'ai conscience d exister
en relation avec d'autres êtres qui agissent sur moi par la sen-
sation et sur lesquels je réagis par la motion. En d'autres termes,
j'ai conscience de sentir et d'agir, de me mouvoir, de mouvoir
et d'être mù. Toutes ces idées impliquent celle d'existence et
celle de conscience discernant l'actif et le passif, le sujet et l'objet ;
elles impliquent le sum et le cogito, qui restent les vraies idées
fondamentales de toute philosophie. La nature de la vie, comme
celle de la matière, sont parmi les objets de la philosophie; elles
ne sont pas son objet même, qui est toute la réalité; on n'a donc
pas le droit d'introduire d'avance dans la définition même de la
philosophie une solution préconçue, celle du vitalisme universel.
Si la philosophie présente ne peut plus se contenter de
simples concepts, elle ne peut pas davantage, croyons-nous, se
contenter d'intuitions qui nous révéleraient, dit-on, les réalités
par un sentiment immédiat de ce qui est comme il est.
Au sens exact, l'intuition d'une réalité consisterait à la voir
telle qu'elle se verrait si elle pouvait se voir. En conséquence,
l'intuition serait adéquate à son objet; cet objet étant, comme
toute vraie réalité, unique en son genre et spécifique, l'intuition
aurait le même caractère. Toute vraie réalité étant encore, selon
les intuitionnistes eux-mêmes, matériellement indécomposable
en élémens, continue, indivisible et simple, l'intuition devrait
encore offrir la simplicité indivise d'une vision qui embrasse tout
d'un seul regard, sans que rien lui reste opaque ou impénétrable.
Noble et généreux rêve, assurément, dont la réalisation consti-
tuerait la plus grande des découvertes philosophiques et nous
mettrait enfin en possession de l'absolu. Malheureusement, l'in-
tuition ainsi entendue est invérifiable et impossible à constater.
Gomment constater que j'atteins la réalité absolue et qu'il n'y a
rien, dans mon u intuition, )> de relatif à ma nature propre, à
ma constitution mentale? Comment constater que tels et tels
autres philosophes ont eu la vision du réel absolu, face à face?
Gomment, en un mot, distinguer le « voyant ))du « visionnaire? »
Non seulement l'intuition, avec sa simplicité irréductible, est
TOME XV. 1913. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
invérifiable, mais encore elle est impossible, parce qu'elle est
contradictoire en son essence, et, de plus, en contradiction avec
les principes de la philosophie qui essaie de la préconiser. En
effet, l'intuition nous est représentée, d'une part, comme une
connaissance par le dedans qui nous ferait pénétrer la réalité
des êtres; d'autre part, on attribue aux êtres réels V unicité abso-
lue, ce qui fait qu'ils sont eux et constituent quelque chose d'ori-
ginal, de siii generis, d'impossible à reproduire. Gomment donc
un être différent d'eux, à savoir le philosophe, aura-t-il Vintui-
tion de leur être propre? S'il avait cette intuition, il ne ferait
plus qu'un avec l'être qu'il veut voir du dedans, de même qu'une
prévision complète et absolue devrait coïncider avec la chose même
qu'elle prévoit, faire un avec l'agent dont elle annonce l'acte.
Dira-t-ôfi que, sans coïncider entièrement, on peut avoir une
représentation des autres êtres très voisine de celle qu'ils ont
ou pourraient avoir? Fort bien : mais alors, c'est une représen-
tation et non une intuition ; c'est une copie, une ressemblance.
Nous revenons de l'intuition à l'intellection ; notre prétendue
vision intime est une analogie soumise à toutes les règles de la
méthode intellectuelle d'analogie, sans lesquelles elle ne serait
plus que pure imagination.
Gomment, en particulier, pourrions-nous avoir l'intuition de
la matière ? D'abord, nous ne pouvons pas avoir l'intuition d'une
réalité matérielle telle qu'elle se verrait du dedans, si elle se
voyait; cela est contradictoire, car, si elle se voyait, elle ne
serait plus la même qu'elle est en ne se voyant pas ; elle ne
serait plus matérielle. Un charbon ardent et lumineux n'est pas
le même charbon qu'à l'état froid et obscur. Quant à l'essence
de la matière, en général, peut-on avoir l'intuition d'une essence,
et d'une essence qui est générale, applicable à tous les objets
matériels? Là encore, contradiction. De même pour l'intuition
des autres vies. Si un être vivant ne se voit pas lui-même et n'a
pas la conscience claire de soi, vous ne pouvez pas l'avoir à sa
place, car alors ce n'est plus lui tel qu'il est, mais tel que vous
vous le représentez par analogie. Que sera-ce s'il s'agit de saisir
par intuition l'essence de la vie en général ?
Nous voilà donc sans cesse rejetés sur nous-mêmes au
moment où nous voulions, par l'intuition, pénétrer dans les
autres êtres et donner ainsi un double à leur unité, une copie
à leur originalité, qui « n'existe qu'une fois et ne peut se repro-
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 195
duire. » — En nous-mêmes, du moins, pourrons-nous enfin
réaliser l'intuition, qui ne saurait nous servir pour les autres,
puisque nous ne pouvons faire de leur dedans notre dedans?
La conscience nous révèle certainement notre existence, avec
telles et telles modifications actuelles ; mais embrasse-t-elle toute
notre réalité telle qu'elle est, telle qu'elle se verrait si elle
pouvait se voir en entier, devenir parfaitement lumineuse et,
par cela même, autre qu'elle est quand elle est obscure? Non,
nous n'avons pas la pleine et entière conscience de nous-mêmes
comme nous sommes absolument. Nous n'avons pas l'intuition
de notre individualité complète et réelle, mais seulement la
conscience partielle de nous-mêmes au moment présent, qui
passe et n'est déjà plus. L'intuition, qui nous était fermée pour
autrui, nous est aussi, de toutes les manières, fermée pour
nous-mêmes : c'est chose fâcheuse, mais c'est chose à laquelle
nous ne pouvons rien. Si c'est notre durée pure qui nous consti-
tue, cette durée étant hétérogénéité et nouveauté incessante, le
passé n'y subsiste que sous une forme en grande partie incon-
sciente, qui ne laisse voir dans le présent qu'un ou deux points
de lumière ; nous ne pouvons donc embrasser notre durée
réelle tout entière dans notre vision ; nous n'avons sur elle
qu'une vue instantanée. Là encore la vraie intuition se dérobe à
nous ; nous ne possédons toujours que la conscience, avec ses
limites, ses défaillances, son insuffisance à nous étaler tout
entier sous notre regard intérieur, tel un rouleau déployé où nos
yeux pourraient tout voir. Notre humaine condition, c'est
d'avoir conscience et de penser : à Dieu seul appartiennent,
pourrait dire Bossuet, la puissance, la majesté et l'intuition.
Quelque intuitionniste dira peut-être : Toutes ces distinctions
de moi et de non-moi, de ma réalité et de notre réalité, ne sont
que relatives et plus apparentes que vraies. Je puis avoir l'in-
tuition de votre vie parce que votre vie ne fait qu'un avec la
mienne : <( Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » — <( Tat
wam asi, tu es moi. »
Ainsi se pose le dernier problème relatif à la méthode intui-
tive : Avons-nous vraiment l'intuition de l'Etre des êtres, qui
suppose que nous sommes cet être et, avec lui, tous les autres
êtres? L'intuition panthéiste et bouddhiste est-elle possible?
En tout cas, une telle intuition, si elle existe, n'est pas dès le
début discernable et évidente, recouverte qu'elle est nécessai-
196 REVUE DES DEUX MONDES.
rement par toutes les données sensibles. Pour la dégager, pour
montrer qu'elle est la condition de toutes nos opérations intel-
lectuelles et de toutes les démarches de notre volonté, il fau-
drait avoir épuisé les ressources de la méthode à la fois expéri-
mentale et conceptuelle.
De plus, si une telle intuition existe, elle sera seule de son
espèce et il n'y aura qu'une seule intuition supra-intellectuelle.
Or les intuitionnistes semblent multiplier les intuitions de ce
genre. Tantôt ils nous disent que nous avons, en nous, l'intui-
tion du libre arbitre, d'une liberté créatrice qui ne dépend pas de
ce qui existait avant elle, qui, indépendamment de son propre
passé et du passé de l'univers, peut créer du nouveau en
dehors de la loi qui régit les effets et leur rapport aux causes.
Est-ce là une intuition distincte de celle du divin, de celle de
l'acte créateur du monde et de nous-mêmes, ou ne serait-ce pas
une intuition identique à celle-là? De même, on nous dit que
nous avons l'intuition de la vie comme d'un élan toujours créa-
teur. Cette vie, qui semblait d'abord simplement ce qu'on entend
d'ordinaire par se sentir vivre ou laisser vivre, devient alors la
vie divine en nous, la liberté divine accomplissant par nous son
œuvre créatrice. On nous attribue enfin l'intuition de l'essence
de la matière, et il se trouve que cette essence est encore la vie
en un moment de descente et de recul.
Nous ne sortons pas, en définitive, de l'intuition du réel
absolu créant le monde en nous et par nous, comme dans et
par les autres êtres.
Quelque séduisant que soit ce nouveau panthéisme et quelque
opinion que l'on ait sur sa vérité intrinsèque, toujours est-il
qu'il est un système philosophique et même religieux.
Or, si de tels systèmes sont plausibles, c'est uniquement au
point de vue de l'idée et de la pensée, comme expression de la
dernière démarche de la pensée même, de la dernière idée à
laquelle elle aboutit ; mais ils sont insoutenables au point de vue
de l'intuition, qui ici plus que jamais est contradictoire. Avoir
l'intuition de l'Etre des êtres par le dedans, le voir comme il se
verrait s'il se voyait, comme il se voit s'il se voit, c'est chose
invérifiable, car on ne peut sauter au-dessus de sa tête, sortir
de sa volonté pour saisir la volonté, transcender sa vie pour
devenir la vie. — C'est là, de plus, une contradiction dans les
termes, car une telle intuition ne serait exacte et vraie que si
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 19"
elle était adéquate et complète, que si elle embrassait le réel
absolu comme il s'embrasse lui-même. Si donc j'ai une vraie
intuition de Dieu, il n'y a plus de distinction possible entre cette
intuition et celle que Dieu a de lui-même; ce n'est plus mon
intuition à moi philosophe vivant en l'an de grâce 1911, c'est
l'intuition divine. On reconnaît là le rêve éternel des mystiques;
mais ce rêve est contradictoire. Ou il y a tout ensemble Dieu
et le mystique, et dans ce cas, le mystique n'a pas d'intuition
possible, ou il n'y a plus que Dieu, et alors le mystique n'a pas
d'avantage d'intuition; il est anéanti.
Dans cette alternative, il ne reste plus à la méthode intuitive
qu'une ressource : surmonter le principe de contradiction et
dire : J'ai conscience d'être réellement Dieu et moi, en dépit
de la contradiction logique. Sous toutes ses formes, l'intuition
est donc la contradiction même et, si elle existe néanmoins,
nous ne pouvons l'affirmer comme existante, car toute affirma-
tion implique l'exclusion de la contradiction. Ergo taceamus.
L'extase mystique est silencieuse, inexprimable et surtout
incommunicable^
Comme second procédé de la philosophie intuitionniste, on
a proposé la « sympathie, » sorte de dilatation de la conscience
qui la ferait pénétrer en autrui et dans l'essence même de la
vie ou de la matière.
Si le savant, a-t-on dit, obéit à la nature pour lui commaii-
der, le philosophe, lui, n'obéit ni ne commande; il « sympa-
thise. » L'intuition se transforme ainsi en un procédé tout
différent d'elle-même; ce n'est plus qu'une répétition en nous
de ce qui est en autrui et de ce qui, au fond, est unique, donc
impossible à répéter. — Qu'est-ce à dire, sinon que la sympathie
est une simple représentation cérébrale par suggestion ner-
veuse? Le philosophe ne peut pas plus se contenter de ses sym-
pathies pour se représenter la réalité vraie, que le moraliste ne
peut s'en contenter pour se représenter la moralité vraie. Adam
Smith, pour fonder la morale sur la sympathie, était obligé de
recourir aux sympathies d'un spectateur impartial, c'est-à-dire
capable, précisément, d'éliminer ses sympathies spontanées au
profit de ses jugemens réfléchis ; à plus forte raison le philo-
sophe doit-il être un spectateur impartial du monde; il doi't
employer l'analogie et l'induction méthodique, non substituer
les senti^mens aux raisons.
198 REVUE DES DEUX MONDES.
Il en est de même pour l'instinct. Les intuitionnistes en
veulent faire un procédé de la philosophie, afin de compléter
la manière de voir proprement humaine, qui est la raison, par
la manière de voir des autres animaux, qui, selon eux, est
l'instinct. Mais, de ce que l'instinct est parmi les objets d'étude
du philosophe, il ne s'ensuit nullement que le sujet humain
doive ériger l'instinct en procédé de méthode philosophique.
L'instinct moral, l'instinct religieux méritent d'être étudiés,
pris en considération, impartialement critiqués; mais il ne suffit
pas, pour le philosophe, de s'écrier avec Rousseau : « Conscience,
instinct divin, » ou avec Lamartine : (( Immortelle et céleste
voix! » Un élément du problème n'est pas une méthode pour
résoudre le problème.
L'intelligence, dit-on, n'est faite que pour l'action sur les
choses et, conséquemment, ne nous fait pas pénétrer dans le
fond des choses, tandis que l'instinct les connaît par l'intérieur
même. — On peut faire à ce sujet deux réponses décisives.
La première, c'est que l'instinct est fait, bien plus encore
que l'intelligence, pour permettre à l'animal d'agir en vue des
besoins de la vie, soit individuelle, soit spécifique, et de la vie
matérielle. Quand l'abeille fait instinctivement des cellules, une
ruche, des provisions de miel, elle agit pour ses besoins et pour
ceux de l'espèce ; on ne voit pas que cette action aveugle la fasse
pénétrer plus que notre intelligence au fond des choses. Nos
instincts à nous, hommes, ont aussi pour but l'action, l'action
en vue de l'individu ou de l'espèce. Ils sont la part de l'animalité
en nous. Loin de se fier à eux, le philosophe doit s'en méfier,
lorsqu'il s'efforce de surmonter notre animalité, et même notre
humanité, pour voir le réel tel qu'il est, indépendamment de
nos besoins individuels ou spécifiques. Quant à l'existence en
nous d'instincts qui n'auraient plus rien de biologique et de
social, d'instincts qui seraient proprement métaphysiques et
tournés vers l'être en tant qiiêtre, comme dirait Aristote, c'est
une question à examiner pour la science philosophique, ce n'est
pas un point de départ pour la méthode philosophique. Si
l'homme, d'ailleurs, a de tels instincts surhumains, cosmiques,
divins, ils n'auront guère de ressemblance avec les instincts de
la ruche ou de la fourmilière; ne seront-ils point simplement
ce qu'on est convenu d'appeler la raison, c'est-à-dire l'intelli-
gence en son principe même?
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 199
Mais il y a plus, c'est gratuitement qu'on voit dans l'instinct
une connaissance quelconque, alors qu'il est seulement une
organisation automatique de tendances et d'actions aboutissant
à un elYet déterminé, utile pour la vie de l'individu et de
l'espèce, mais n'impliquant pas même l'ombre d'une connais-
sance vraie, c'est-à-dire d'une conscience des raisons des choses
et des raisons des actes. L'insecte qui pond ses œufs là où ils
pourront se développer, ne sait pas ce qui arrivera, ne connaît
ni l'enchaînement des causes et des effets, ni l'enchaînement des
moyens et des fins. Alors même qu'il semble le plus prévoyant,
il ne prévoit rien. Gomment donc voir en son instinct une
connaissance, et une connaissance supérieure à l'intelligence?
Notre sagesse consciente vaut bien la sagesse inconsciente
du petit oiseau qui brise machinalement la coquille de son œuf
et se met machinalement à marcher ou à voler. Raisonner, c'est
une manière de marcher et même de voler qui mène plus loin
et plus haut que toutes les autres. J'admire les clairvoyances de
l'instinct aveugle, que l'on veut opposer à l'intelligence comme
une connaissance par le dedans à la connaissance par le dehors;
j'admire nos sœurs les fourmis et nos sœurs les abeilles, mais,
quelque divinatoire que soit leur instinct, je doute qu'il dépasse
les nécessités purement vitales de la fourmilière ou de la ruche,
pour embrasser cet infini où plane la pensée humaine.
La conclusion de cette étude, c'est que la philosophie, à notre
époque, doit se faire tout ensemble aussi spéculative et aussi
pratique qu'il est possible. Après la période de critique que
Kant a inaugurée, elle doit, sans rien abandonner de l'esprit
critique qui lui est essentiel, maintenir les hautes visées qui
caractérisèrent toutes les grandes doctrines, se mettre en pré-
sence du réel tel qu'il est et s'efforcer de le voir face à face.
Pour cela, elle ne doit négliger aucun des procédés qui sont
à sa disposition et, tout d'abord, les opérations proprement intel-
lectuelles : expérience intérieure et extérieure, analyse et syn-
thèse. Mais, le réel n'étant pas de nature purement intellectuelle,
il est certain que les procédés de l'intelligence pure ne sauraient
s'égaler à lui. L'objet des sciences positives est, de sa nature,
épuisable par l'intelligence, parce qu'il ne consiste que dans les
rapports des choses, non dans leur réalité intime, ni dans leur
200 REVUE DES DEUX MONDES.
activité profonde. L'objet de la philosophie ne saurait être épuisé
de la même manière, parce qu'il y a dans la réalité autre chose
que de l'intelligence, à savoir de l'activité plus ou moins aveu-
gle ou clairvoyante, de la sensibilité plus ou moins sourde ou
aiguë, enfin des formes instinctives d'adaptation qui diffèrent de
l'entendement réfléchi. Toutes ces puissances du réel ne sont
pas sans un rapport profond avec les lois essentielles de l'intelli-
gibilité, qui les dominent comme elles dominent tout le reste.
C'est d'ailleurs en nous-mêmes que nous en trouvons le type,
e'est en nous que nous voyons l'activité et la volonté à l'œuvre,
e'est en nous que nous sommes témoins du plaisir et de la peine,
des émotions plus ou moins confuses, du bien-être ou du ma-
laise indistincts, du sentiment continu, quoique confus, de la
vie animale et végétative. Toutes ces manifestations de l'être,
qui ne sont pas intellectuelles, nous les affirmons cependant
intelligibles, parce qu'elles sont toutes soumises aux deux
grandes lois de l'intelligence : identité et causalité. Nous avons
beau ne pas toujours voir les causes de nos sensations et émo-
tions, de notre humeur gaie ou triste, de nos tendances obscures
et subconscientes, de nos volitions spontanées ou même réflé-
chies : nous sommes certains que ces causes existent, que tous
nos états ou nos actes ont leurs raisons suffisantes et que, de
plus, pas un d'eux ne porte la contradiction dans son sein,
quelque contraires qu'ils puissent paraître entre eux. C'est
d'après tout ce que nous trouvons dans notre conscience et pres-
sentons dans notre subconscience que nous pouvons nous repré-
senter et essayer de nous expliquer la vie dormante du minéral,
k vie à demi éveillée du végétal, la vie de plus en plus vigilante
et remuante de l'animal.
Nous n'avons donc pas besoin de facultés mystérieuses
pour pénétrer dans le réel; nous n'avons besoin ni d'intuitions
supra-intellectuelles, ni d'instincts supra-intellectuels, ni de
sympathies supra-intellectuelles. Le fil de l'analogie avec notre
conscience ne nous abandonne jamais dans le labyrinthe de la
Nature. S'il nous abandonnait, n'ayant point d'ailes pour fuir en
l'air, nous n'aurions plus qu'à nous arrêter, impuissans et silen-
cieux, nous resterions à jamais perdus dans les ténèbres. Cher-
ciions donc toujours et partout, sinon l'intellectuel, du moins
l'intelligible. La philosophie est sans doute l'àme tout entière
appliquée à pénétrer le réel, mais elle n'a d'autre moyen de le
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 201
connaitre, de le comprendre, de le traduire à soi et aux autres,
que de lui appliquer les lois de l'intelligence, qui s'appliquent
aussi à l'activité et au sentiment. L'intelligence n'est pas en
dehors du re'el ; elle est le réel même parvenu à l'existence pour
soi. La philosophie, étude du réel, est donc nécessairement
intellection, non pas sentiment et volonté, quelque part qu'elle
doive faire au sentiment et à la volonté. C'est par des induc-
tions méthodiques qu'elle doit faire cette part, non en se laissant
guider par des impressions vagues ou de vagues divinations.
Tout, en philosophie, doit être motivé et raisonné, ce qui ne
veut nullement dire que la philosophie doive réduire toute
l'étude de la réalité à la pure raison ou à de pures idées de la
raison. Non, elle doit seulement partir de ce principe qu'il y a
en toutes choses de l'intelligible, et que rien ne peut se produire
en dehors des lois posées par l'intelligence comme universelles .:
identité et causalité. La tâche de la philosophie, comme celle de
la science, c'est de mettre de plus en plus en évidence la profonde
rationalité des choses. Elle ne sépare jamais réalité et intelligi-
bilité, vie et lumière; elle aussi a pour devise : Fiat lux!
Par cela même qu'elle est ainsi la plus spéculative de toutes
les spéculations, la philosophie est aussi la plus pratique de
toutes les pratiques. Il y a en elle identité entre l'acte le plus
haut de la pensée et l'acte le plus haut de la moralité; de part
et d'autre, c'est le désintéressement absolu, c'est le moi s'iden-
tifîant avec le tout. La philosophie, connaissance des réalités
vraies, est donc du même coup affirmation et même génération
des valeurs vraies. Pour rendre la philosophie réellement prag-
matique, gardons-nous de la rabaisser à la poursuite de l'utile
et du commode. C'est précisément parce qu'elle se déprend
entièrement de nos utilités, de nos commodités, de nos fins
humaines, qu'elle nous élève a la vie morale et nous révèle des
fins plus qu'humaines. Après s'être demandé ce qui est réelle-
ment réel et vraiment vrai, elle se demande ce que vaut le réel,
ce que vaut le vrai, ce que vaut le monde entier, ce que vaut la
vie, ce que vaut l'intelligibilité découverte par l'intelligence
dans le monde et dans la vie. En un mot, le dernier des pro-
blèmes philosophiques, c'est le problème du bien. Toute inter-
prétation de l'existence est en même temps une évaluation de
l'existenceT
Il est clair que cette évaluation, une fois faite, doit dominer
202^ REVUE DES DEUX MONDES.
la morale, mais en elle-même, elle n'est pas encore la morale;
elle fait partie de la philosophie première, qui, outre le réel
ultime et le vrai ultime, cherche le bien ultime. Sans la réalité
immatérielle qui est dans les phénomènes matériels, il n'y aurait
pas de psychologie; sans la vérité intelligible, qui est au fond
de toutes les relations saisies par l'intelligence, il n'y aurait pas
de logique; sans le bien, qui est également au fond du réel et
du vrai, il n'y aurait pas de morale. La philosophie voit partout
et en tout l'être, le vrai et le devoir-être; je veux dire que rien ne
lui paraît fixé et immobilisé dans l'existence du fait actuel; elle
érige ce fait même en vérité par l'intelligibilité qu'elle y montre,
puis elle voit au delà du fait la tendance à changer et à changer en
mieux, au delà de ce qui est, ce qui peut être, ce qui doit être.
Pour accomplir cette partie de sa tâche, qui en est l'achève-
ment, elle ne se place pas au point de vue de nos fins propre-
ment humaines, mais elle subordonne ces fins elles-mêmes à
quelque chose qui les explique en les dépassant.
Ce que la philosophie actuelle doit retenir des doctrines qui
introduisent les considérations morales dans la spéculation
métaphysique, c'est que la philosophie ne peut pas se réduire
à une sorte de science froide et de miroir glacé, comme les
sciences qui portent sur des objets extérieurs et sur leurs rela-
tions dans l'espace et dans le temps. C'est l'être tout entier,
Fêtre kitime, qui est l'objet de l'interprétation philosophique,
c'est l'être à la fois pensant, sentant et voulant; c'est, si l'on
veut, le « cœur » en même temps que l'intellect. Il en résulte
une perpétuelle intervention de tous les élémens de notre être
dans les grands problèmes philosophiques qui intéressent préci-
sément notre être tout entier. La philosophie est l'usage réfléchi
et motivé de toutes nos puissances intimes pour pénétrer l'inti-
mité du réel ; de môme que la religion est l'usage spontané,
imaginatif et sentimental, de ces mêmes puissances. Il y a long-
temps que Platon lui-même a dit : il faut philosopher avec toute
son ame, non seulement parce que toute l'àme n'est pas trop
pour rechercher la vérité dernière touchant la réalité, mais parce
que l'âme entière est la réalité même parvenue au point le plus
haut de son évolution. On a donc le droit, quand on interprète
le monde, de placer au fond des choses le germe de tout ce que
nous trouvons développé en nous-mêmes.
Outre cette tâche spéculative et indivisiblement morale, la
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE. 203
philosophie de notre époque a une tâche sociale qui va croissant.
Les sociétés modernes ont besoin de fins nouvelles ou
renouvelées à concevoir, à aimer et à vouloir; elles ont besoin
d'une justification scientifique et philosophique des fins les plus
hautes que l'humanité puisse poursuivre; elles ont besoin d'un
idéal en harmonie avec la réalité, idéal qui, sous une forme de
plus en plus consciente et raisonnée, puisse s'imposer à l'édu-
cation, à la conduite nationale et internationale.
Outre que le mouvement scientifique des sociétés modernes
réclame une morale aussi scientifique qu'il est possible, le
mouvement industriel, qui n'est que la science appliquée à la
vie matérielle, réclame une application parallèle de la science à
la vie sociale. Dans l'ordre matériel, le progrès de l'industrie
aboutit au progrès du bien-être; il tend à augmenter Y intensité
et la durée moyenne de la vie, ainsi que son extension dans
{'espace et son expansion sociale ; il aboutit donc à augmenter
ainsi la valeur de la vie. Il tend de même à se traduire par une
augmentation parallèle de jouissances, compensée d'ailleurs en
partie sur certains points par une augmentation de souffrances.
A tort ou à raison, la masse de l'humanité espère que les jouis-
sances, grâce à une civilisation mieux comprise et mieux
ordonnée, finiront par l'emporter plus qu'à présent sur les
souffrances. C'est le fond même des espoirs socialistes.
Pour réaliser cet idéal dans la mesure du possible, la morale
des sociétés modernes doit chercher une conciliation, aussi
grande qu'il sera possible, entre la doctrine du devoir et celle du
bonheur. Par cela même, elle reviendra en partie au point de
vue antique, mais de manière à en opérer la synthèse avec le
point de vue chrétien. Les anciens ne séparèrent jamais sagesse
et félicité ; l'idée de la vie heureuse était, à leurs yeux, insépa-
rable de celle de la vie vertueuse. Les Chrétiens, comprenant le
côté triste de la vie et la nécessité du sacrifice, creusèrent
l'abîme entre sagesse et bonheur. Les modernes doivent, selon
nous, chercher une synthèse qui, unissant de nouveau les deux
termes, réconcilie la moralité avec la nature.
Cette synthèse en enveloppera une autre, celle du bien indi-
viduel avec le bien social. Ici encore, l'antiquité nous a donné
l'exemple; elle ne séparait pas le bien du citoyen d'avec le bien
de la Cité. La morale antique était essentiellement civique.
Mais tandis que, dans l'antiquité, la Cité avait des bornes
204 REVUE DES DEUX MONDES.
étroites, elle tend, depuis le christianisme, a embrasser la
société humaine tout entière. Il faut donc que la morale soit,
non seulement naturelle et non seulement individuelle, mais
encore universelle, c'est-à-dire qu'elle recherche la commune
loi de la nature, de l'individu et de la société. Les trois idées
dominatrices : nature, personnalité, collectivité , doivent être
réconciliées en un tout qui satisfasse à la fois les besoins scien-
tifiques et philosophiques de l'esprit moderne. La vraie morale
sera donc indivisiblement une œuvre de conscience individuelle
et de conscience collective.
Toute société a besoin d'idées-forces communes. Ces idées,
qui deviennent une sorte de trésor social, ont pris dès la plus
haute antiquité la forme religieuse. A la horde correspondait
généralement la croyance aux esprits, au clan l'animisme, à la
Cité le polythéisme, à la grande vie nationale et internationale
le monothéisme. Nous trouvons partout et toujours, dans l'his-
toire des sociétés, des représentations collectives qui envelop-
paient une philosophie du monde et de la vie; aujourd'hui,
nous sommes témoins d'une sorte d'anarchie intellectuelle qui
enlève à notre civilisation moderne sa force d'action morale en
même temps que de création esthétique et de transformation
sociale.
Où va notre société actuelle? Elle semble l'ignorer. Ce
qu'elle veut, elle ne le sait guère. Les fins les plus hautes et les
plus désintéressées demeurent noyées dans la brume ; dès lors,
au lieu de travailler pour l'incertain, la plupart des hommes
s'attachent au certain, c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus rappro-
ché, de plus immédiatement utile, à ces intérêts dont Marx veut
faire les seuls moteurs de l'histoire, dont les pragmatistes osent
faire les moteurs de la science même et de la philosophie. De là
à l'égoïsme universel il n'y a qu'un pas. C'est donc un but
clairement défini qui nous manque, c'est une idée directrice qui
s'impose à tous les esprits. Que derrière tous les nuages brille
une étoile au ciel des idées, hommes et peuples iront à l'étoilel
Alfred Fouillée.
REVUE LITTÉRAIRE
LE ROMAN ET L'HISTOIRE
MM. Jérôme et Jean Tliaraud viennent de publier La tragédie de
Ravailtac (1). Ils n'ont pas, sous le titre de l'ouvrage, inscrit ces deux
mots : roman historique ; — et ils ont bien fait. Non que La tragédie de
Ravaillac ne soit pas un roman historique : elle en est un, et à mer-
veille ; mais on a compromis ce genre de telle sorte qu'aujourd'hui son
étiquette est scandaleuse.
La vérité de l'histoire et la liberté du roman, voilà deux choses
qui ne se réunissent pas sans difficalté. Or, les romantiques avaient
également la passion de l'histoire et le don presque monstrueux de
l'inexactitude. A propos d'un drame d'Alexandre Dumas le père,
M. Henry Bidou notait, il n'y a pas longtemps, ce qu'a de ridicule et
d'abominable même l'immense caricature de la France et de son passé
composée, avec un frivole acharnement, par le plus fécond de nos
écrivains. Le plus fécond et le plus abondamment populaire. Ainsi, une
absurde image de nos grands siècles est, par lui, répandue à profusion
dans les esprits. Il le faisait avec une espèce de bizarre innocence; et il
ne s'était aucunement promis de transformer nos rois en des fantoches
libidineux, le Louvre en un lieu mauvais, comme s'il secondait une
(1) La Tragédie de Ravaillac (chez Émile-Paul). Des mêmes auteurs, les Frères
ennemis (Cahiers de la quinzaine, 1906) ; — Dingley, l'illustre écrivain (Edouard
Pelletan, 1906; nouvelle édition chez Émile-Paul, 1911); — Bar-Cochebas (Cahiers
de la quinzaine, 1907); — la Ville el les champs: l'Ami de l'ordre et les Hobereaux
(Edouard Pelletan, 1907); — la Maîtresse servante (Émile-Paul, 1911); — Hommage
où général Charelte (Champion, 1912); — la Fête arabe (Émile-Paul 1912).
206 REVUE DES DEUX MONDES.
polémique républicaine : c'est tout de même le résultat de son œuvre.
Or, il paraît que toute une jeunesse apprit dans ses Uvres si attrayans
l'histoire de France. Son monument, par Gustave Doré, montre
l'ouvrier, la mère et l'enfant si assidus à le lire et à le croire qu'on en
ressent la plus vive inquiétude ; et l'on voudrait les avertir.
Ces romantiques, qui avaient tant d'imagination, qui inventaient
avec un tel entrain ce qu'ils ne savaient pas, n'auraient-ils pu,
n'auraient-ils dû laisser l'histoire un peu tranquille? Pourquoi ne pla-
çaient-ils pas dans la lune ou ailleurs, n'importe où, leurs personnages
si peu humains, leurs anecdotes si peu réelles? Le passé ne réclame
point notre unique admiration ni même, d'un bout à l'autre, notre
amitié. Il se contenterait de notre indifférence ; ou bien il mérite notre
bonne foi scrupuleuse, attentive. Et, le roman historique, tel qu'on le
pratiquait jadis ou naguère, c'est une grosse entreprise de légère et
insupportable diffamation.
Notre temps, qui a gâté beaucoup d'idées, qui en a même a\dli
plusieurs, a pourtant amélioré l'idée de l'histoire. Nous avons, mieux
qu'autrefois, le respect de la vérité ancienne. La méthode de nos
recherches a pris une excellente finesse , nous aimons les documens
et leur juste commentaire, les faits authentiques et la rigueur méticu-
leuse du récit. Mais alors, n'est-ce pas la fin de ce genre qui eut de la
vogue, le roman historique ?
Non pas ! Et, au contraire, plus sévère sera l'idée de l'histoire, plus
elle réservera auprès d'elle la place du roman. Voire, si l'histoire se
borne à consigner les fragmens d'incontestable réalité qu'elle attrape
dans le désastre des époques, elle laisse au romancier le soin d'une
résurrection plus hardie.
Plus hardie, mais encore prudente ! Un père Dumas fausse tout.
Ce qu'il emprunte à Thistoire, c'est l'occasion, le prétexte de ses folles
fantaisies; c'est le pittoresque dont il abusera; et c'est le commence-
ment d'une combinaison qu'il s'ingéniera, bien doué, à munir de com-
plications abracadabrantes.
Le roman historique qu'une honnête idée de l'histoire tolère et
même encourage est, comme l'histoire, soucieux de vérité :il souhaite
de donner la vie à la réalité de l'histoire. Il est un art d'imagination ;
mais cette imagination, très érudite et soumise, ne se Uvre point à son
démon : elle invente de la vérité, du moins le veut-elle.
MM. Jérôme et JeanTharaud, pour écrire leur Tî-a^eo^ie de Ravaillac,
ont assemblé tous les témoignages utiles, \e Procès, les histoires de
Péréfixe, du P. Mathieu, de Mézcrai, de Daniel, de Boulanger, les mé-
REVUE LITTÉRAIRE. 207
moires, souvenirs et correspondances, les recueils de pièces et d'ar-
chives. C'est ce que fait un historien. Le romancier ? Quand ils ont
dénombré les sources de leur information précise, ils ajoutent : « Voilà
certes de i)eaux documens et qui invitent à rêver. Mais pour en sentir
tout le prix, il faut, les ayant vus, faire le tour des remparts d'Angou-
lême et, remontant la Charente, aller jusqu'aux prairies de Touvre,
sous le château ruiné auquel la tradition populaire rattache par un
sentiment profond la mémoire de Ravaillac, au bord de ce gouffre
glacé sur lequel assurément, comme tous les enfans du pays, il est
venu pencher son visage, et dont les eaux mystérieuses qu'agite un
bouillonnement perpétuel semblent retenir encore l'ombre de son
âme tourmentée. »
Je ne crois pas qu'il fût possible de mieux déterminer le caractère
et aussi les règles d'un genre qui désormais, ayant reconnu ses condi-
tions, florira de nouveau.
Ce n'est pas tout à fait de l'histoire; c'est, tout à côté de l'histoire,
une vivante hypothèse. On a dit que l'histoire était déjà une petite
science hypothétique : à la minute où elle s'écarte des documens, oui.
Mais elle contient aussi le document, qui a sa valeur brute. Astreinte
au seul document, elle n'est, je l'avoue, que de la mort embaumée.
L'imagination dégage de ses bandelettes ce cadavre d'un Lazare qui
soudain marche, parle et, sur sa mobile physionomie, montre son
âme. Science et poésie ont accompli ensemble ce miracle qui n'a^ nulle
analogie avec les machinations des pères Dumas.
MM. Jérôme et Jean Tharaud prennent leur triste héros tout petit.
Le voici, bambin, dans les rues d'Angouléme, cité âpre et rude. Le roc
où est perchée Angoulême « la porte très haut dans le ciel comme une
couronne royale. » Sa cathédrale lève devant l'horizon large une
façade « pareille à une main de paix. » Des remparts l'entourent, qui
la fortifiaient et qui sont devenus un promenoir mélancolique. Un
climat très sec : les pierres ne moisissent pas ; elles se dorent et elles
« donnent à cette ville de l'Ouest une imprévue couleur d'Orient. »
Une vallée où se mêlent toutes les nuances du bleu. Une rivière :
« tout ce qu'elle touche est riant, aimable comme l'esprit des Valois
qui sont nés sur ses rives ; ce qu'elle laisse sur sa gauche est morne,
désolé, violâtre ; la mousse, le genêt, le buis jaune et le pauvre gené-
vrier, quelques cyprès s'y élancent : c'est triste comme Ravaillac. » La
désolation de la Judée ; et les coteaux « qui produisent l'eau-de-vie la
plus embaumée du monde. » Mais la principale beauté du paysage est
208 REVUE DES DEUX MONDES.
le ciel, plein de lumière et où la mer toute proche lance les flottes de
ses nuages.
La description .d'Angoulême, au début de ce livre, occupe trois
pages que j'ai peine à résumer, tant elles sont denses et composées des
seuls détails caractéristiques. Dès l'abord, on est informé des volontés
de cet art, très riche et bref, qui éhmine beaucoup sans s'appauvrir,
qui tasse fortement ce qu'il garde, et qui pourtant a le secret de ne
point écraser son trésor : il ne laisse pas de bourre entre les objets, U
y laisse passer de l'air.
Angoulême, durant la jeunesse de Ravaillac, est peuplée de prêtres
et de moines. Les sanctuaires, nombreux sur ses pentes, sont démolis.
La campagne environnante est huguenote ; la cité, hardiment catho-
lique, orgueilleuse et inquiète.
Le père de Ravaillac, un ivrogne. Sa mère, tendre et pieuse. Le
petit Ravaillac est dévot. Toute son histoire sera l'histoire de sa dévo-
tion, qui aura mal tourné. Pendant que nous verrons cet étrange
garçon s'acheminer au crime, nous verrons aussi une idée se cor-
rompre, la plus belle idée, l'idée religieuse, devenir une maladie dans
une âme. Et, si l'aventure de Ravaillac est émouvante, le spectacle des
tribulations qu'une idée subit sera encore plus pathétique. Les idées
gouvernent le monde ; mais il arrive que ces impératrices du monde
deviennent folles. Les annales de l'humanité en témoignent, pour
l'effroi du lecteur.
La dévotion du petit Ravaillac est un sentiment qu'il tient de sa
Adlle natale et de sa mère, un sentiment où il y a de la douceur rêveuse
et de la pohtique. Les cathoUques d'Angoulême ont redouté que leur
ville fût hvrée aux huguenots du roi de Navarre. Maintenant, le roi de
Navarre possède la France. Le petit Ravaillac a hérité la peur et la
haine qui, depuis des années antérieures à lui, tourmentent les esprits
et les cœurs, là-bas, sur le rocher d'Angoulême. Ses oncles, Nicolas et
Jean Dubreuil, chanoines de la cathédrale, lui apprennent à hre, le
promènent dans les ruines des couvens et des chapelles, lui montrent
le mûrier où les Huguenots ont pendu le gardien des Cordehers : « ces
propos et tout ce qui monte de colère et de ressentiment d'un tas de
pierres noircies, ce furent là les voix moroses qu'entendit le jeune
enfant. » Et, comme il est difficile d'analyser par le menu ces influences
du sol et de l'atmosphère, une image les résumera : « En août, on voit
fleurir sur les pentes d'Angoulême une bizarre fleur soufrée, de la
giroflée sauvage ; son air est misérable et son parfum violent : elle fait
songer à Ravaillac, triste fleur de ce rocher catholique. «
REVUE LITTÉRAIRE. 209
Le jeune Ravaillac est valet de chambre et clerc chez un tabellion.
A l'église, où il fréq[uente avec assiduité, il entend les prédicateurs
flétrir le roi renégat et, fort éloquens, dérouler la persuasive anecdote
de Judith honorée pour le meurtre d'Holopherne. La vie qu'il mène,
pauvre vie de paresse et d'abjection, ne l'occupe guère: sa véritable
vie est ailleurs que dans son acti^ité quotidienne, dans sa pensée qui
n'a aucun emploi et qui va bon train comme des nuages sous le vent.
Il quitte Angouléme et vient à Paris solliciter des procès. Il a dix-
huit ans ; il n'est qu'un saute-ruisseau de la basoche. Mais, tandis qu'il
a bien l'air de s'agiter autour de mille intérêts procéduriers, il examine
les « secrets de la providence éternelle; » de jour et de nuit, il a des
révélations et les interprète au gré de sa terrible fantaisie. Un peu plus
tard, il entre aux Feuillans, comme frère convers. Les jeûnes lui
échauffent la cervelle. On s'aperçoit qu'il est un visionnaire ; et on le
chasse. Il retourne à Angouléme et vit auprès de sa mère, indigente.
Moyennant un peu de blé, de lard et de vin, il enseigne à des écoliers
le catéchisme catholique et romain. Mais bientôt il doit quarante-neuf
livres, dix sols, trois deniers : oh le met en prison.
A la prison comme à la maison, comme dehors, il ïi'est hanté que
d'un souci : la France aux mains de l'hérésie. Une fois libre, il part,
afin de parler à ce roi qui ne cesse de le hanter : il l'avertira de faire la
guerre aux gens de la religion prétendue réformée. Mais si le Roi ne
cède pas? Ravaillac n'a point encore décidé d'être la Judith nouvelle.
A dater de ce moment, il y a, dans la tragédie de Ravaillac, deux
personnages : Ravaillac et le roi Henri. Tout les sépare : les distances
matérielles et les autres, celles qui semblent infranchissables. Ravaillac
et le roi Henri sont prodigieusement étrangers l'un à l'autre. Le roi
Henri ne sait pas l'existence de Ravaillac : et Ravaillac lui-même ne
sait pas qu'il tuera le roi Henri. Pourtant le Roi et le garçon perdu ne
font pas un geste qui ne prépare et leur approche et enfin leur ren-
contre. Les hasards travaillent dans l'ombre; et on les dirait concertés.
Cette extraordinaire combinaison des incidens, MM. Jérôme et Jean
Tharaud l'ont développée avec une habileté parfaite. Ils nous mènent
au Louvre, où le Roi, vieil énamouré, se fait Ure VAstrée; et la ferveur
galante des bergers surexcite en lui jusqu'à la passion le caprice qu'il
a pour M'^'' de Montmorency, enfant mutine : celle-ci, nymphe dans un
ballet de la Cour, a simulé de lui lancer au cœur un javelot. Ce javelot
d'amour, en attendant le poignard de la haine, comme si une allégorie
annonçait une réalité. Puis nous sommes transportés sur la grand'-
route qui va d'Angoulême à Paris. Sur la grand'route, de paroisse en
roME XV. — 1913. li
210 REVUE DES DEUX MONDES.
paroisse, circulent, comme des troupes vagabondes, les fausses nou-
velles, les mensonges de sottise ou de malignité : l'on raconte que,
pour la Noël, le Béarnais fomente une Saint-Barthélémy de tous les
bons catholiques. Sur la grand'route circule aussi; farouche et entêté,
Ravaillac. Les troupes de mensonges et de nouvelles fausses, il les
croise et Ue compagnie avec elles. Dès lors, il se dépêche. Il a hâte
d'être à Paris, afin de formuler, devant le Roi, ses remontrances.
Il va au Louvre; mais on lui refuse l'entrée. Il insiste; on recon-
duit. On le fouUle : il na rien sur lui, ni un couteau, ni aucune arme.
Et il s'éloigne.
Les deux lignes sinueuses de ces destinées qui se cherchent se sont
un instant presque jointes ; puis elles s'écartent.
Chassé, Ravaiïlac renoncera-t-il au salut de la ca*lhoUcité, salut
qu'il a conscience de tenir entre ses mains? Non, certes. Mais il pose
la question de savoir si la rehgion l'autorise à employer, pour ce
devoir, le seul moyen qu'il ait à sa disposition désormais et qui est,
faute de voir le Roi et de le convaincre, de le tuer. Ce problème, au
bout du compte, l'embarrasse. Et il consulterait volontiers un prêtre.
Seulement, il se méfie : avant de hasarder cette démarche, il épilogue
avec lui-même; il n'aboutit point à une certitude. Il interroge des
religieux et leur demande si un confesseur est tenu de révéler la con-
fession d'un gaillard qui, devant lui, s'est ouvert de son projet de tuer
le Roi. Les religieux le prennent pour un sot et l'envoient promener.
L'un d'eux l'engage à dire des chapelets, à manger de bons potages et
à retourner dans son pays. C'est la sagesse, mais offerte à un garçon
qui n'est pas sage : en d'autres termes, ce n'est rien.
Obéissant tout de même, Ravaillac retourne à Angoulême . Vient le
temps pascal: et il jeûne, il fait de longues pénitences. Or, il entend
que le Pape a menacé d'excommunication le roi Henri, lequel répondit
que, si le Pape l'excommuniait, il le déposséderait. Et alors, lui,
Ravaillac, ne dort plus :/il se remet en route.
Avant de partir, il voudrait communier. 11 se confesse à Dieu,
directement; et il attend que Dieu, par un signe, lui donne permission
d'aller à la sainte table. Aucun signe; un grand silence, où fait seule
du bruit son inquiétude. Il invente alors un stratagème à peu près
charmant et que voici : « Quand le malin fut venu, il se rendit, en
compagnie, de sa mère, dans l'église Saint-Paul où il avait été baptisé.
Il entendit la messe, puis, au moment de communier, il accompagna
la vieille femme dans la petite procession qui se dirigeait vers l'autel.
Lorsqu'elle se fut agenouUlée devant la sainte nappe, il se mit debout
REVUE LITTÉRAIRE. 211
derrière elle et resta là, les mains jointes, tandis qu'elle recevait
l'hostie, avec l'espoir qu'un peu de cette rosée de grâce qui allait des-
cendre sur elle retomberait peut-être sur lui. » Ce trait, MM. Jérôme
et Jean Tharaud l'ont emprunté au témoignage même de Ravaillac, à
ses aveux et récits épars. Il est d'une vérité manifeste. Il est extraor-
dinaire et joli. Le pauvre diable, à qui Dieu n'a point répondu, ne sait
pas si Dieu l'approuve ou, du moins, lui pardonne. Il lui manque l'as-
surance de ne pas défendre Dieu malgré Dieu ; et, dans le doute qui le
martyrise, il n'ose pas recevoir l'hostie. Il se tient à quelque distance,
humble infiniment. Il se tient à peu de distance, pour être là, aux
alentours de la grâce, et en recueillir les bribes égarées. Puis n'a-t-il
pas une sorte de confiance obscure ou de vague espoir qu'entre sa
mère et lui subsistent ces liens qui unissent les âmes et font participer
l'une aux vertus de l'autre ? Tout cela, dans ses ténèbres spirituelles,
bouge, apparaît, disparaît comme des lueurs.
Il est en route. Il hésite encore. Il a un couteau. Un jour, il en
brise la pointe. Ensuite, un jour, il l'aiguise sur une pierre et lui refait
une pointe. Il a des remords; et bientôt il craint que ses remords ne
soient des faiblesses, des langueurs de son dévouement rehgieux. Il
est un endroit où se rassemblent des idées, celles-ci venues de lui,
celles-là venues d'ailleurs, des idées pareilles à des gens qui se réu-
nissent pour des disputes. Tels de ces gens, qui n'ont pas raison,
parlent plus fort que personne et ont le dernier mot; ou bien, ils
parlent sur un ton qui séduit les multitudes, les charme, les entraîne.
Il y a des multitudes, dans l'âme du pau^Te Ravaillac, des multitudes
que secouent des orateurs perpétuels et divers. Mais une voix domine
les autres et ordonne de tuer le Roi.
Le Roi, de son côté, a des pressentimens. Il est troublé, inquiet et
annonce qu'U mourra bientôt. Il ne sait pas d'où l'avertissement lui
vient. « L'homme du rocher d'Angoulême n'a pu encore arriver jus-
qu'à lui, pénétrer dans son Louvre; mais déjà il le frappe d'une main
mystérieuse. Sa présence invisible, ses pensées forcenées forment
autour du Roi oh ne sait quel triste concert qu'il est seul à entendre, et
partout il voit la mort. » Le même jour, à la même heure, le Roi est à
Saint-Roch, pour y entendre l'office; et Ravaillac est à Saint-Benoît,
pour la messe. Le Roi devine qu'il est sur le point de mourir, tandis
que Ravaillac, à genoux, médite la mort du Roi. Et le Roi dit à Bas-
sompierre, qui l'encourage en lui parlant de belles femmes : « Mon
ami, il faut quitter tout cela !... » Il est mélancolique ; l'homme du
rocher d'Angoulême l'est davantage. Chacun d'eux sur son chemin,
212 REVUE DES DEUX MONDES.
le Roi et le meurtrier, comme des voyageurs qui se hâtent, devancent
le point où ils sont, devancent les minutes après lesquelles l'un et
l'autre vont se rencontrer. Et ils approchent enfin du carrefour. Ils se
rencontrent. L'acte s'accomplit.
Je ne crois pas,— mais aussi je n'ai pas l'imprudence de l'affirmer,
~ que l'historien le plus averti ait à signaler des fautes graves dans
le livre de MM. Jérôme et Jean Tharaud. Du moins semble-t-il que les
faits principaux et le détail du récit reposent sur de valables documens.
MM. Jérôme et Jean Tharaud cherchaient la vérité, non le pitto-
resque : et ce fut, pour eux, la bonne sauvegarde, s'il n'est certaine-
ment rien de plus périlleux, et puéril, et vain, que la recherche du
pittoresque. Ils ont évité ce défaut. Et même ils désiraient plutôt que
leur récit ne fût aucunement pittoresque, suivant le conseil du plus
intelligent historien romain, Salluste, qui raconte les aventures de
Jugurtha ou de Catihna quo minus mirandum sit, de telle sorte que la
lecture en soit aussi peu déconcertante que possible. Le pittoresque
nous étonne; et, s'il nous amuse, c'est en marquant très fortement la
différence des spectacles ou des sentimens qui nous sont familiers et
de l'objet qu'il s'applique à orner de nouveautés surprenantes.
L'auteur de La reine Margot nous divertit de cette façon, s'il nous
divertit. Salluste, lui, ne souhaite que de nous rendre intelUgible l'âme
d'un Jugurtha ou d'un Catihna; pareillement, MM. Jérôme et Jean
Tharaud, l'âme de leur Ravaillac. Alors, il ne faut pas nous décon-
certer, mais au contraire nous famihariser avec ces âmes si étranges.
D'autre part, il faut se garder d'amener à nous ces âmes; c'est
nous qu'il faut conduire à elles. Certains historiens faussent tout, en
ayant trop de complaisance à l'endroit du lecteur moderne, quand ils
modernisent excessivement l'antiquité ou l'ancienneté, quand par
exemple ils noas présentent la belle anecdote emblématique d'Antoine
et de Cléopâtre comme les simples et un peu vulgaires amours d'un
miUtaire qui déchne et d'une petite femme qui a besoin d'appui. La
vérité historique n'est ni dans le pittoresque ni dans la vulgarité. Elle
peut être pittoresque, involontairement; et elle nous devient familière
au moment où l'on nous a fait sentir, toucher ce qu'U y a d'humanité
permanente sous les dehors variés des époques. MM. Jérôme et Jean
Tharaud ne s'y sont pas trompés : c'est l'un des mérites, l'un des agré-
mens de leur ouvrage. Et, partant d'un juste principe, ils ont procédé
avec ce tact qui révèle les artistes parfaits.
Ils sont des artistes parfaits. Tout d'abord, on s'en aperçoit à leur
REVUE LITTÉRAIRE. 213
langage, qui est le bon langage français, avec peu de mots, les mots
utiles, — mais aucune pensée ne réclame beaucoup de mots ; — sans
néologismes : si l'on n'ignore pas la signification des mots qui sont le
vocabulaire autorisé, l'on ne manque pas de mots et l'on n'invente pas
de mots qui, étant neufs, n'éveillent dans l'esprit nulle idée. Si l'on
aime son art, on ne détraque pas son outn, comme font les mauvais
écrivains, gaspilleurs de mots.
MM. Jérôme et Jean Tharaud ont le souci d'écrire bien, d'écrire
bre^". Ils aiment une élégance serrée, voire un peu sèche ; et Joubert
les eût estimés, qui a écrit : « Génies gras, ne méprisez pas les
maigres! » Ils ne sont pas très curieux, probablement, de donner à
leur phrase une quaUté musicale : Us veillent à son harmonie, mais
ils ne comptent pas sur les sons pour évoquer leur pensée. Ils n'ap-
pellent pas la poésie et ses ressources mélodieuses au secours d'une
prose qui est exactement de la prose et fort bien. Plutôt que des musi-
ciens, ne seraient-ils pas des peintres et, mieux encore, de vigoureux
dessinateurs qui, avec peu de traits, campent une attitude?
D'aOleurs, ils ne dessinent pas pour le seul plaisir de tracer et de
combiner des lignes belles ou adroites. La virtuosité, aux tentations
de laquelle cèdent si aisément d'autres artistes, n'est pas leur fait; et
il y a de l'austérité dans leur façon de se borner à leur propos, sans
le dépasser jamais. La chose dite, ils n'ajoutent rien, quand d'autres
artistes ajoutent et ajoutent!... Ils ont le talent de marquer un geste
qui caractérise un personnage, à l'instant où ce personnage modifie la
série des événemens ; et ils ont l'abnégation de ne pas marquer un
geste, fût-il admirable et même fût-il amusant à esquisser, un geste
sans conséquence.
Voici la règle de MM. Jérôme et Jean Tharaud : le récit d'abord ;
et soumission de tout le reste à l'exigence première du récit.
Les commentaires, les confidences de l'auteur, ces gloses qui, des
notes ou des marges, montent ou rampent jusqu'au récit, se glissent
dans sa vive substance, s'y introduisent et l'encombrent, MM. Jérôme
et Jean Tharaud les suppriment.' Mais ils ne pourraient pas les sup-
primer, s'ils n'avaient, dans ce qu'ils laissent, mis tout ce qu'il faut
de sohdité, de réalité claire et de richesse ramassée. Ils l'y ont mis.
C'est ainsi qu'ils accomplissent le chef-d'œuvre d'un art robuste et
prompt. ^
Le récit des faits. Ils ne sont pas de ces écrivains très ingénieux et
appréciables qui, avec très peu de matière, composent un roman, le
roman de leur rêverie, l'essai de leur badinage, le malin poème de
214 REVUE DES DEUX MONDES.
leur philosophie. Mais le récit des faits ne va-t-il pas nous mener, tout
bonnement, au roman d'aventures ? Et nous re\iendrions au père
Dumas. Disons, pour que cet inconvénient nous soit épargné : le
récit par les faits.
Il y avait, dans l'existence de Ravaillac, tous les épisodes les plus
aguichans pour le romancier. MM. Jérôme et Jean Tharaud ne se
contentaient pas de cette aubaine. Le sujet de leur « tragédie, » ce
nest pas seulement l'histoire de Ravaillac, mais ce problème-ci : com-
ment, à la fin du xvi« siècle et au début de l'autre siècle, un pauvre
enfant très dévot de l'église a-t-il tourné au meurtre? Le sujet de leur
« tragédie, » c'est l'analyse de cette dépravation singulière. Et, de
cette manière, le sujet de leur « tragédie » a quelque analogie avec le
sujet de Britannicus où l'on voit comment « les délices de Rome en.
devinrent l'horreur. » Je ne songe pas à comparer Britannicus et La
t7rigédie de Ravaillac plus amplement. Mais enfin l'art de MM. Jérôme
et Jean Tharaud, je le rapporterais plus volontiers à l'esthétique raci-
nienne qu'à nulle autre : le père Dumas, je lîe l'ai cité que pour le
contraste. La tragédie de Ravaillac mérite ce nom de « tragédie : »
ce n'est pas un petit éloge ; et c'est l'indication d'un art très dégagé
des influences romantiques, d'un art, — à vrai dire, — classique.
Classique sans imitation des dehors, mais classique par nature, dans
son essence même, comme dans ses moyens, comme dans ses procé-
dés, comme dans son vocabulaire et comme dans tout le détail de son
arrangement.
Peut-être, en lisant La tragédie de Ravaillac, n'évitons-nous pas de
nous demander pourquoi l'on nous raconte cette histoire. Que nous
veut-on? Ravaillac, nous ne pensions pas à lui!...
Je crois que nous éprouvons, d'un bout à l'autre de ce livre, ce
sentiment, qui n'est pas sans nous détacher un peu du livre et de son
intérêt. Nous avons accoutumé de prétendre qu'un livre soit une
réponse à quelqu'une de nos curiosités ou de nos inquiétudes. Et, ce
Ravaillac, nous l'avions oublié; nous \'ivions sans lui.
Mais il est, ce Ravaillac, un anarchiste! Et sommes-nous si légers
qu'en un temps de si rude anarchie, le nôtre, un tel garçon ne nous im-
porte guère?... Oui! Seulement, ce n'est point l'anarchiste ni l'anarchie
que MM. Jérôme et Jean Tharaud examinent : c'est Ravaillac, et
tout uniment lui. Vers la fin du volume, ils mettent en parallèle
Ravaillac et le misérable Caserio ; mais ce n'est que pour affirmer les
singularités de Ravaillac. Il ne résulte pas de leur ouvrage une théorie
de l'anarchisme, ni même une opinion; leur anarchiste, ils ne le
REVUE LITTÉRAIRE. 215
présentent ni comme un héros ni comme un bandit. Les terribles châ-
timens du régicide, ils ne les blâment ni ne les approuvent : ils les
constatent. Et, leur criminel, sans l'incriminer davantage ou le dis-
culper, ils le constatent, satisfaits de savoir la tête qu'il avait, et le
cœur, et rame.
Telle est La tragédie de Ravaillac, étrangère à cette époque-ci,
étrangère à toute « actualité » contemporaine. Et tels sont tous les
ouvrages de MM, Jérôme et Jean Tharaud. Les frères ennemis : deux
jeunes hommes de la Renaissance qui, dans Genève, ont affaire à la
frénésie répandue par Cal\'in ; les auteurs ne prennent aucunement
parti dans la querelle de ces théologiens. Mais l'un des frères est de
race italienne (ils ne sont frères qu'à demi) : et le plaisir sera de voir
comment se môle une théologie du Nord avec de chaudes et volup-
tueuses velléités méridionales. Dingleij, Villustre écrivain : un roman-
cier de Londres, féru d'impériaUsme et qui a consacré tout son génie
au fougueux idéal de l'universelle Angleterre ; les auteurs ne jugent
pas son ambition. Mais Dingley, impériahste dans le bonheur, a des
chagrins qui tourmentent sa splendide et brutale énergie : et^e
plaisir sera de voir comment une idéologie dépend de quelques acci-
dens, de hasards, les dompte et, en quelque mesure, leur cède.
Bar-Cochebas : un petit juif de Buda-Pesth, qui, ayant lu le Cid, se
tuera, faute de tuer les insulteurs de son père; les auteurs ne se
montrent ni antisémites ni philosémites. Mais le plaisii' sera de voir
comment l'idée française ou espagnole de l'honneur travaille dans l'es-
prit d'une race qui ne l'a pas inventée pour son usage. L'Ami de Vordi-e,
les Hobereaux, la Maîtresse-Servante, la Fête arabe traitent, et pareille-
ment, d'autres sujets de la même espèce. Après Genève calviniste,
Londres agité par la guerre du Transvaal, la Hongrie et &es nombreux
échantillons ethniques, voici Paris sous la Commune, le Périgord
pendant la guerre allemande, le Limousin que l'intrusion parisienne
démorahse et l'oasis ■ algérienne bouleversée par les Latins. Dans le
temps et dans le monde, grands hseurs et grands voyageurs, MM, Jé-
rôme et Jean Tharaud promènent une remarquable curiosité. Les
quelques volumes qu'ils ont signés contiennent déjà bien des siècles
et bien des pays, des fragmens de siècles et de pays, mais aussi des
fragmens où ils enferment beaucoup de durée et d'espace. Le décor et
le paysage tentent leur pinceau et leur crayon. Ce qui les tente davan-
tage, c'est la diversité de l'âme humaine. Chacun de leurs sujets : un
état de l'âme humaine, qu'ils étudient pour le seul plaisir de la
connaître.
216 REVUE DES DEUX MONDES.
Et ils négligent de conclure.
Là encore, ils me semblent retourner, par-dessus le précédent siècle,
si passionnément lyrique, et par-dessus le xviii^ siècle, si ardent à pro-
mulguer ses doctrines, retourner à l'esthétique racinienne, classique.
L'art, au xvii« siècle, n'est pas absolument séparé, mais il est plus
séparé que jamais de la vie environnante. Omettons, évidemment, les
moralistes et les sermonnaires : l'art, au xvii^ siècle, ne gom^erne pas
les opinions ; il est un divertissement. Racine ne déroutait pas ses
auditeurs en leur proposant de sentir comment Néron devint un
meurtrier. Nous, qui venons après deux siècles de littérature démons-
trative et qui, au surplus, avons repris nos libres et incertaines opi-
nions à l'autorité qui les garantissait, nous portons notre inquiétude
partout et nous quémandons partout des réponses : nous en réclamons
à l'art même.
Il est possible que ce soit notre manie ; et je crois qu'elle a déna-
turé l'idée de l'art : du moins l'a-t-elle modifiée. Une manie assez poi-
gnante et qui, malgré ses iriconvéniens, a ennobli peut-être l'idée de
l'art. Une manie, en tout cas, dont MM. Jérôme et Jean Tharaud ne
veulent pas tenir compte, aujourd'hui.
Mais notons que l'œuvre de MM. Jérôme et Jean Tharaud, — si
belle, vive et importante, — n'est encore qu'à la période des semailles
dans un champ vaste et bien labouré. Ils lieront des gerbes opulentes :
nous les verrons alors à cette tâche que d'autres font de trop bonne
heure, quitte à ne pas lier grand'chose.
André Beaunier.
REVUE SCIENTIFIQUE
AUX DEUX SOMMETS DE LA PLANÈTE
Pour bien comprendre l'œuvre des expéditions diverses qui ont
réalisé dans ces dernières années la conquête de la calotte polaire
boréale de la Terre, pour pouvoir classer commodément et dépar-
tager les idées théoriques variées et les nécessités géographiques qui
leur ont donné des physionomies si diverses, le plus simple est de
considérer cette calotte polaire comme divisée en quatre secteurs
égaux et convergeant au pôle, à peu près, — si on veut me permettre
cette comparaison, — comme les quartiers d'une orange conver-
gent vers son sommet. Deux de ces secteurs sont au Nord de l'Amé-
rique ; celui qui prolonge vers le pôle l'Amérique occidentale et
l'Alaska est resté jusqu'ici à peu près en dehors des trajets suivis
vers le pôle, sinon de ceux qui ont eu pour objet le passage du
Nord-Ouest ; nous le négligerons pour l'instant. Nous réserverons
donc le nom de secteur américain au second qui comprend la plus
grande partie de l'archipel Nord-Américain, le Groenland et ses annexes
et se termine sur le méridien de l'Islande. Faisant face à ces deux
secteurs nous en avons deux autres qui sont au Nord du vieux conti-
nent : le premier, que nous appellerons secteur européen, s'étend au
delà de la mer du Nord, de la Scandinavie et de la Sibérie orientale ;
l'autre que l'on peut nommer secteur asiatique s'étend au Nord du
reste de l'Asie et se termine au détroit de Behring.
Toutes les expéditions lancées à la découverte du pôle peuvent être
rangées dans l'un de ces trois secteurs qui, géographiquement et scien-
tifiquement, correspondent à des circonstances fort différentes; et nous
218 , REVUE DES DEUX MONDES.
devons donc parallèlement distinguer dans la lutte polaire ce qu'on
me permettra d'appeler les routes américaines, les routes européennes
et les routes asiatiques, qui correspondent respectivement aux trois
secteurs que nous venons de définir.
.4 priori, le secteur polaire américain présente à certains points de
vue de grands avantages. Tandis que le vieux continent ne s'étend
guère au delà du 77^ degré de latitude à son point le plus boréal le cap
Tcheliouskine, l'archipel Nord- Américain, qui n'est qu'un prolongement
du continent dont U est séparé par des bras de mer relativement étroits,
s'étend jusqu'à vers le 83« degré, (à environ 800 kilomètres seulement du
pôle), et le Groenland, qui n'est séparé de cet arcliipel que par le détroit
de Smith, atteint une latitude du même ordre. Cette circonstance
n'est pas la seule qui ait amené l'a majorité des expéditions polaires
à opérer dans ce secteur ; il y faut joindre l'émulation causée par la
recherche du célèbre passage du Nord-Ouest, et aussi le fait que le
pôle magnétique, découvert par lord Ross en 1833, se trouve dans cette
région; il y faut joindre encore l 'amour-propre national des Amé-
ricains. Piqués au jeu par les découvertes que les Anglais (lord Ross,
John Franklin, etc., étaient Anglais) avaient faites dans ce domaine
que les Américains considéraient comme étant une zone d'influence
des États-Unis (bien que ce pays n'ait eu pendant longtemps aucune
voie d'accès directe sur l'océan Glacial, 'puisque l'Alaska ne leur a
été cédé par la Russie qu'en 1857), ceux-ci ont dépensé des efforts
extraordinaires dans la région du détroit de Smith. L'histoire de ces
tentatives est trop connue pour que nous y revenions et nous arrivons
enfin aux expéditions du contre-amiral américain Robert Peary.
On a beaucoup discuté et, avouons-le, on discute encore beaucoup
sur le mérite et la réalité même de la découverte du pôle par Peary.
Celui-ci, dans le moment même qu'il annonçait cette découverte, fruit
des nombreuses expéditions qu'il avait poursuivies avec une inlas-
sable énergie, a eu la malchance de trouver en face de lui le célèbre
Cook, qui réclamait la priorité de l'exploit. Le monde entier s'est
demandé alors si, suivant l'amusante expression de M. Edouard Blanc,
le Sphinx avait le même jour rencontré deux OEdipes. On sait com-
ment Cook fut démasqué et reconnu pour un vulgaire imposteur... à
moins qu'il ne fût un halluciné, et comment Peary resta seul postu-
lant au titre glorieux de conquérant du pôle . Mais un peu du discrédit
dans lequel était tombé Cook rejaillit bon gré mal gré sur son compa-
triote. On insinua de divers côtés que Peary avait pu, sinon vouloir
nous tromper, au moins se tromper. On prononça même le mot de
REVUE SCIENTIFIQUE. 219
« bluff, » qui est un mot américain. Il est profondément regrettable que
les circonstances aient laissé des soupçons de ce genre effleurer la
renommée de Peary. Ses explorations antérieures du Groenland sep-
tentrional dont il a délimité la configuration, et dont on sait aujour-
d'hui, grâce à lui, que ce n'est qu'une île, ses raids précédens vers le
pôle, qui l'avaient amené en 1902 à 84°17, battant le record de
Lockwood, et en 1906 à 87°6, (à environ 300 kilomètres seulement du
pôle) battant tous les records antérieurs, tout cela aurait dû le mettre
à l'abri de ces suspicions.
Et pourtant... car il faut bien en ce débat voir le pour et le contre
et examiner sans exception toutes les pièces du procès, certaines cir-
constances peuvent paraître défavorables à Peary. Pourquoi a-t-il ren-
voyé en arrière, avant d'avoir atteint le 88^ parallèle, tous ses compa-
gnons blancs, dont plusieurs étaient des hommes instruits et habiles
aux observations astronomiques, pour ne garder avec lui qu'un nègre
et des Esquimaux ignorans et incapables de faire des déterminations
de latitudes qui eussent complété et contrôlé les siennes ? Pourquoi,
depuis son retourn 'a-t-il pas encore publié (à ma connaissance) le détail
de ses observations astronomiques, ce qui eût permis aux savans de
tous les pays de se faire une opinion motivée sur leur valeur et leur
signification, et n'eût coûté qu'une somme infime à côté de toutes
celles que le Peary's Club a dépensées ? Les vérités scientifiques ne
sont pas articles de foi (1).
Il est vrai qu'une commission composée de trois membres fort
honorables de la Société américaine de Géographie a examiné les
carnets d'observations et les instrumens de Peary et en a déduit qu'il
avait atteint le pôle. C'eût été une raison de plus pour publier ces
observations et réduire ainsi à néant des insinuations sans doute mal-
veillantes, relatives à « des coups de pouce, » et à l'inconvénient qu'il
y a de mettre en conflit possible deux sentimens également respec-
tables : la vérité scientifique et l'amour-propre national.
(1) Lors des controverses fameuses qua créées naguère la compétition de Peary
et de Cook on a soulevé la question suivante : les carnets d'observations astro-
nomiques les plus complets peuvent-ils démontrer absolument que celui qui en
est l'auteur a été au pôle? A cette question, et si on veut être parfaitement rigou-
reux, il faut répondre : non. Il est certain, en effet, qu'un homme très versé dans
la pratique des instrumens et des calculs relatifs à la mesure des latitudes
par les observations du soleil pourrait imaginer de toutes pièces des observa-
tions astronomiques qu'il n'aurait pas faites et qui le situeraient près du pôle.
Mais il faudrait qu'il fût prodigieusement habile pour que quelque tare, quelque
détail prouvant le " coup de pouce » ne vinssent pas déceler la supercherie aux
astronomes qui pourraient examiner ses registres.
220 REVUE DES DEUX MONDES.
Les considérations précédentes expliquent peut-être la réserve qui
s'est manifestée dans certains milieux compétens à l'égard de la dé-
couverte de Peary, et notamment ce fait qui eût pu sembler autrement
assez singulier : que notre Société de Géographie, que préside avec tant
d'autorité le prince Roland Bonaparte, n'ait pas encore décerné à
Peary la récompense que semble mériter son exploit.
Il est certain, en tout cas et dès maintenant, que l'explorateur amé-
ric^'.in a été plus près du pôle. Nord qu'aucun autre homme avant lui,
qu'il y a fait des observations scientifiques intéressantes et notamment
des sondages prouvant que la profondeur de la mer au voisinage du
pôle dépasse 2 500 mètres, et Peary a mérité pour cela comme pour ses
explorations du Groenland une place très honorable dans l'histoire
des découvertes géographiques.
LE PASSAGE DU NORD-OUEST
L'honneur d'avoir accompli dans le secteur boréal américain
l'exploit peut-être le plus difficile, celui qui 'en tout cas avait coûté le
plus d'efforts vainement ^dépensés, pendant quatre siècles, revient au
Norvégien Roald Amundsen, qui réalisa le premier, de 1903 à 1907, le
passage d'un navire de l'Atlantique en Pacifique par-dessus l'Amé-
rique, accomplissant ainsi le passage du Nord-Ouest dont la recherche
avait causé tant de désastres tragiques et notamment celui de l'expédi-
tion de John Franklin. Cette découverte de Roald Amundsen a passé,
alors, presque inaperçue dans le grand public ; elle n'y a pas rencontré
en tout cas l'admiration qu'elle eût méritée. Pourtant, et bien que la
découverte du pôle Sud par le même homme ait semblé une chose
beaucoup plus « sensationnelle, » il est probable que, tant par l'hé-
roïsme dépensé que par les résultats scientifiques obtenus, le premier
de ces exploits ne le cède en rien au second, et mérite de faire
époque au même ti*tre que lui.
Alors que dans toutes les tentatives antérieures vers le passage du
Nord-Ouest, les expéditions étaient munies de puissans navires et
d'équipages nombreux (celle de FrankUn comprenait 138 membres),
c'est avec six compagnons seulement et sur un minuscule voilier de
47 tonnes, le Gjoà, qu 'Amundsen se lance à l'aventure. Ce que fut
cette navigation de trois ans, sur une coquille de noix, à travers les
horreurs glacées de l'archipel Nord-Américain, on peut se l'imaginer.
Pourtant, malgré la modicité des moyens, Amundsen réussit ce que
REVUE SCIENTIFIQUE. 221
nul autre avant lui n'avait pu faire, et le 20 novembre 1906, il était
de retour à Christiania. Son succès, ce hardi Viking le devait non
pas, comme il l'a dit lui-même avec cette modestie vraie et si fière qui
le caractérise, à la chance, mais à la préparation minutieuse des détails
même les plus infimes, et à sa calme énergie d'hommedu Nord. Parmi
les résultats les plus importans de cette croisière unique, il faut noter
les observations nombreuses qu'Amundsen fit au pôle magnétique
qu'il redécouvrit dans la péninsule Boothia, et où personne n'était
arrivé depuis lord Ross. Ces observations nous apportent des lumières
inattendues sur les variations périodiques des élémens magnétiques
au voisinage de ce lieu singulier où un barreau aimanté suspendu par
son centre de gravité pique verticalement vers le sol et où la boussole
horizontale est « folle, » c'est-à-dire s'oriente indifféremment dans
toutes les directions comme ferait une tige de métal non magnétique.
En outre, s'il ne réussit pas à recueilHr la moindre trace du malheu-
reux Andrée, Amundsen découvrit dans l'île de Becchey les restes
encore intacts de presque tous les membres de la malheureuse expé-
dition Franklin, conservés là dans la neige depuis soixante ans. J'ai
vu entre les mains d'Amundsen une chaîne de montre, formée de
quelques boulons assemblés, qu'il a recueUUs sur les vêtemens de ces
malheureux, et cette relique douloureuse et si simple évoque éloquem-
ment les périls et les difficultés dont Amundsen a su triompher avec
sa tranquille intrépidité.
LES DERNIERES EXPEDITIONS DANOISES
L'histoire récente de ce secteur polaire ne serait point complète si
nous passions sous silence les explorations récentes que les Danois ont
accomplies dans le Groenland septentrional. Jusqu'ici, on ne savait
presque rien de la côte Nord-Est de ce pays dont l'immense étendue
fait plutôt un continent qu'une île, (U a une superficie de près de
2 milUons et demi de kilomètres carrés, près de cinq fois celle de la
France et dont les 4/5 sont couverts de glaciers). MiUus Eriksen et ses
deux compagnons parcoururent il y a quelques années ces parages
inexplorés et ils découvrirent notamment que la côte Est du Groenland,
au lieu de se diriger vers le Nord comme on le croyait dans sa partie
la plus septentrionale, se prolonge vers l'Est par une péninsule de plus
de 5° qui est limitée au Sud par un fjord colossal, le Danemark-fjord.
Malheureusement ces trois explorateurs périrent en 1907 durant leur
voyage de retour.
222 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le dessein de retrouver leurs papiers, le capitaine danois
Mikkelsen, accompagné du seul docteur Iversen, se fait déposer sur
un point de la côte groenlandaise en 1909, s'élance hardiment vers le
Nord et réussit à mettre la main sur les précieux documens d'Eriksen. Il
pensait ensuite avec son compagnon rejoindre les établissemens esqui-
maux de la côte Ouest du Groenland, à travers le détroit qui, d'après
ce qu'avait annoncé Peary, s'étend à travers le Nord du Groenland. 11
dut abandonner ce plan ayant trouvé dans les notes d'Eriksen que « le
déti'oit de Peary n'existe pas, et que la terre de Peary que celui-ci avait
affirmé être, une île d'après ses constatations, n'était qu'un prolonge-
ment péninsulaire du Groenland. » Ce que furent les souffrances des
deux hommes munis de provisions insuffisantes et obligés de refaire
900 kilomètres vers le Sud à travers le plus horrible détroit glacé du
monde pour revenir à leur point'de départ, — d'où leur navire suivant
les ordres reçus était parti depuis longtemps, — ce que furent les
efforts surhumains qu'ils durent accomplir, pour être recueillis finale-
ment par un navire phoquier et rentrer n y a quelques semaines seu-
lement en Europe, où on les croyait morts depuis deux ans, on ne le
lira point sans frémir dans la relation qui vient de paraître de leur
fantastique voyage. Rarement sans doute peines plus cruelles furent
plus courageusement supportées et vaincues que celles de ces deux
« robinsons, arctiques,» comme les a si justement nommés M. Charles
Rabot. Et l'on ne saurait s'étonner trop de la sévérité avec laquelle
Mikkelsen commente dans son récit l'allégation erronée de Peary qui
a failli leur coûter la vie.
LES ROUTES POLAIRES D EUROPE ET D ASIE
Le secteur boréal européen n'a pas, comme le secteur américain, de
terres étendues s'avançant très loin vers le Nord (le cap Nord en Nor-
vège n'est guère qu'à 71° de latitude, ç'est-à-dire environ 1 400 kilo-
mètres moins près du pôle que le Groenland septentrional). Pourtant,
ce secteur a l'avantage immense d'être sur le trajet du Gulf-Stream, de
sorte que la limite des glaces permanentes y est très septentrionale et
que la mer y est libre chaque année jusqu'à de très hautes latitudes.
Aussi les archipels qui se trouvent dans cette région, celui du Spitz-
berg, comme celui delà Terre François-Joseph (découverte en 1872-
1874 par deux officiers autrichiens, Weyprechtet Payer), ont-ils servi
de base à plusieurs tentatives vers le pôle, le premier notamment à
l'expédition aérienne du malheureux Andrée, et le second à l'expédi-
REVUE SCIENTIFIQUE. 223'
tion du duc des Abruzzes, dont le lieutenant, Cagni, parvint en 190{>
jusqu'à 8t^'^34, battant de peu le record de Nansen.
Le secteur polaire asiatique, d'un abord extrêmement difficile
puisqu'il ne touche qu'aux déserts glacés de la Sibérie du Nord, a été
pendant longtemps délaissé, et pourtant contre toute attente, il semble
qu'il doive être dans l'avenir la route la plus rationnelle pour la
conquête scientifique du p'ôle. Ce résultat a été obtenu grâce au génie'
de Nansen, qui, contrairement à beaucoup de ses émules, n'eut pas
seulement le courage un peu irréfléchi de ceux que tente un « record
sportif » à battre, mais aussi l'audace mûrement raisonnéedu penseur
qui, partant des prémisses bien constatées et d'ailleurs négligées par les-
esprits superficiels, et ayant scientifiquement pesé les données d'un
problème, en suit jusqu'à ses extrêmes conséquences et, si inattendues
qu'elles puissent être, les conclusions logiques.
C'est d'ailleurs, — et on l'a trop souvent oubhé, — un de nos com-
patriotes, Gustave LamjDert, qui eut le premier l'idée, il y a une qua-
rantaine d'années, d'attaquer le pôle par le détroit de Behring. Il pen-
sait que le mouvement des glaces vers le Sud qu'on observe dans les
parages du Spitzberg pourrait être utiUsé fructueusement par un
voyageur venant du côté opposé. La balle allemande qui tua en 1870
Lambert sous les murs de Paris endormit du même coup et pour
longtemps cette idée. On sait comment les épaves de \di Jeannette qui
avait été broyée vingt ans plus tard, par les glaces sur la côte silDé-
rienne de l'Est, furent retrouvées au bout de trois années sur la côte
du Groenland en un point presque diamétralement opposé, par rap-
port au pôle, à l'endroit de la catastrophe. Nansen en a conclu logique-
ment, et en s'appuyant sur d'autres argumens fort ingénieux, qu'un
lent mouvement de dérive entraîne (à la vitesse d'environ 4 kilo-
mètres et demi par jour) les glaces du détroit de Behring vers le
Groenland. Son mérite fut aussi et surtout d'imaginer un navire, le
Fram, construit de telle sorte qu'il ne pouvait être brisé par l'étreinte
des glaces, mais devait être soulevé et porté par elles, et de s'abandon-
ner sur lui à la lente dérive qu'U savait devoir durer des années et qui
devait le faire passer près du pôle. Le voyage de Nansen est trop
connu pour que nous y revenions en détail. L'admiration qu'a value à
son auteur une pareille expédition, fondée sur une simple hypothèse
scientifique, qui par bonheur se trouva vérifiée, est de celles qui durent.
A la place de la calotte glaciaire massive et immobile que les géogra-
phes avant lui plaçaient près du pôle, Nansen a découvert des masses
de glace en perpétuelle dérive de l'Est à l'Ouest, (ceci étant entendu
224 REVUE DES DEUX MONDES.
pour un observateur placé en Europe); il a montré que cette dérive
est causée en grande partie par les vents. Enfin il a découvert que tout
le bassin polaire est une mer très profonde et contient, non pas
comme on le croyait des eaux très froides, mais au-dessous de la
couche superficielle dès nappes épaisses d'eaux relativement chaudes,
dont la température dépasse souvent + 1°, très salées et qui provien-
nent évidemment du Gulf-Stream. Aucune expédition boréale n'a
jamais dépassé celle-ci en importance : la route rationnelle vers le pôle
est celle qu"a découverte Nansen. Et en voici sans doute la meilleure
preuve: c'est par cette route, mais en partant cette fois du détroit de
Behring, que Roald Amundsen, d'après ce qu'il a bien voulu nous
confier, compte entreprendre d'ici à quelques mois la conquête défini-
tive du pôle boréal. Car le vainqueur du pôle Sud n'a point de cesse
qu'il n'ait atteint aussi l'autre extrémité de l'axe terrestre. Cet homme
du Septentrion, encore qu'habitué à de durs couchages, ne veut point
se reposer sur ses premiers lauriers. Alors qu'on voit tant de gens en
étaler quelques brins médiocres avec une fière importance, Amundsen
pense qu'il en faut des gerbes entières avant que de s'en faire un Ut de
repos.
LA CONQUETE DU POLE SUD
Que le pôle méridional de la Terre dût être atteint presque en même
temps que l'autre, par deux expéditions distinctes, d'une façon beau-
coup plus sûre et dans des conditions ne prêtant pas à la moindre
réserve, c'est une chose qui eût paru invraisemblable si on se fût
avisé de l'annoncer il y a quelque quinze ans.
Jusqu'à la fm du xix* siècle, on ne savait en effet à peu près rien sur
l'Antarctide, et on en était resté aux résultats des Cook, des Ross, des
Dumont-d'Llr ville, qui avaient, à la fin du xviii® siècle ou au commence-
ment du suivant, découvert aux environs du cercle polaire austral des
terres dont on ne savait pas si elles formaient un continent ou un
archipel.
C'est seulement à la suite du voyage de la Bclgica (1897-98), qui
réalisa le premier hivernage austral, et que M. Dastre a naguère com-
menté ici même, que coup sur coup plusieurs expéditions s'orga-
nisèrent afin d'apporter un peu de lumière sur la nature exacte
des environs du pôle austral. Parmi elles il faut citer l'expédi-
tion anglaise de Scott, la suédoise de Nordenskjold, l'allemande de
Drygalski, enfin les belles et fructueuses expéditions de notre com-
REVUE SCIENTIFIQUE. 225
patriote Jean Charcot ; chacune apporta sa moisson de découvertes
utiles, et dont les résultats reliés entre eux permettaient d'affirmer
que l'Antarctide est en réalité une immense masse continentale
grossièrement circulaire, occupant à très peu près toute la superficie
du cercle polaire austral, et limitée à peu près parce cercle. Il s'ensuit
qu'environ 23° de latitude, c'est-à-dire à peu près 2 500 kilomètres en
moyenne séparent du pôle la côte de ce continent aussi étendu à lui
seul que l'Europe et l'Australie réunies. Pourtant, dans la côte vague-
ment circulaire de cette calotte continentale, il y avait du côté situé
au Sud de la Nouvelle-Zélande une vaste et profonde encoche, formant
la mer de Ross, au fond de laquelle lord Ross avait aperçu, vomissant
les flammes par leurs bouches glacées, deux volcans colossaux qu'il
avait appelés, des noms de ses navires, l'Erebus et le Terror. Du fond de
la mer de Ross au pôle, il n'y a guère plus de 1 200 kilomètres ; aussi
ceux qui voulaient tenter la conquête du pôle établirent-ils, comme il
était naturel, leur base d'opération au fond de cette mer où les vais-
seaux pouvaient arriver en hiver (qui est l'été austral). Scott le pre-
mier s'aventura sur l'immense barrière de glace qui au fond de ce
golfe étend ces hautes falaises blanches contre lesquelles lord Ross
n'avait pas osé lancer ses navires. Il partit de l'extrémité Ouest de
la barrière de Ross et reconnut qu'elle est un immense glacier à peu
près plat à sa surface, qui s'avance à perte de vue vers le Sud, et est
borné au Sud-Ouest par de hautes chaînes de montagnes. Il s'avança
de 450 kilomètres environ vers le Sud sur ce plateau et jusqu'au delà
du 82«^ degré. Puis en 1908 Shakleton, qui avait été heutenant de Scott
sur la Discovery six ans auparavant, s'élance sur la route déjà suivie
par son chef, dépasse le point extrême atteint par lui, rencontre bien-
tôt un formidable glacier montant entre des montagnes qu'U gravit
au prix d'efforts inouïs, et se trouve sur un plateau s'étendant à perte
de vue vers le Sud à une altitude de 3 000 mètres environ. Sur ce pla-
teau Shakleton s'est avancé jusqu'à 179 kilomètres du pôle (latitude
88° 23) ce qui était alors et de beaucoup la plus petite distance à la-
quelle on fût arrivé de l'une et l'autre extrémités de l'axe terrestre.
Pendant ce temps un sous-groupe de l'expédition a découvert par
72° 25 de latitude et 155°15 de longitude Est de Greenwich, dans la
Terre Victoria qui s'étend à l'Ouest de la Grande-Barrière et à près de
2 000 kilomètres du pôle géographique, le pôle magnétique austral,
point où l'aiguille aimantée suspendue par son centre de gravité se
tient dans la position verticale inverse de celle qu'elle a au pôle
boréal. A la suite de cette expédition mémorable, que seul le
TOME XV. — 1913. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
manque de pro^dsions fit interrompre, Scott prépare patiemment
l'expédition gui doit, par la route qu'il a découverte lui-même et
que son lieutenant a si magnifiquement développée, le conduire
inévitablement au pôle. Aussi lorsqu'en janvier 1911, Scott installe
ses quartiers d'hiver non loin de sa base de 1902 et de celle de
Shakelton, sur le bord Ouest de la Grande-Barrière, le monde entier
est convaincu que cette conquête suprême ne saurait échapper à
l'Angleterre.
Pourtant, le 9 août 1908, Amundsen avait quitté la Norvège sur le
vieux Fram de Nansen, cinglant vers l'Amérique du Sud qu'il avait
d'abord l'intention de doubler pour gagner le détroit de Behring et
se laisser dériver par la banquise vers le pôle Nord. On sait comment,,
faute d'avoir pu recueillir des fonds suffisans, et aussi à cause de la
nouvelle du succès de Peary, Amundsen annonça en pleine mer à son
équipage qu'il changeait son plan primitif, — qu'il reprendra, nous
l'avons dit, dans quelques mois, — et décidait de se porter vers le
pôle Sud. Son installation à l'extrémité Est de la Grande-Barrière, son
hivernage, puis la préparation admirable de la marche vers le
pôle, celle-ci enfin réalisée avec une vitesse foudroyante, et qui mettait
au but le hardi Norvégien et ses compagnons le 14 décembre 1911,
tout cela est aujourd'hui bien connu, grâce à l'adaptation excellente
que M. Charles Rabot, avec son talent coutumier, a donnée du récit
d'Amundsen. Aussi il serait superflu d'y revenir en détail.
Il est un trait dans la randonnée polaire d'Amundsen qui témoigne
d'une audace peu commune : loin de vouloir profiter des itinéraires
antérieurs des expéditions britanniques, le capitaine norvégien a pris
pour point de départ, à l'extrémité opposée de la Grande-Barrière, un
endroit situé à 700 kilomètres de celui qui avait servi de base à ses
émules. C'est ainsi que, sur les ^2 400 kilomètres de son trajet aller et
retour dans l'Antarctide, U n'en est pas un seul qu'il n'ait été le premier
à franchir. Grâce à cette heureuse circonstance, Amundsen a réalisé sur
sa route de remarquables découvertes géographiques, trouvant notam-
ment des glaciers énormes qui de la Grande-Barrière le firent monter
au plateau polaire entre des chaînes de montagnes jusque-là insoup-
çonnées et dont les sommets atteignent de i 000 à 4 500 mètres. Cha-
cun de ces sommets a reçu de lui le nom de quelqu'un des hommes
qu'il aime ou qu'il admire, comme avait fait déjà à quelque distance
delà Shakleton, et comme c'est l'usage chez les découvreurs de terres.
Et il y a dans ce pri%àlège qu'ils ont de pouvoir dédier à leurs amis une
montagne gigantesque, ou les cascades figées de quelque glacier
REVUE SCIENTIFIQUE. 227
monstrueux, une élégance qui n'est peut-être point inférieure à celle
des dédicaces en usage dans la république des lettres.
Le succès d'Amundsen a été obtenu par des moyens simples : pas
d'automobiles, d'aéroplanes, d'appareils et de matériel ultra-modernes,
comme d'autres expéditions en ont utilisé ; des chiens esquimaux, des
traîneaux primitifs, des skis, et surtout, ce qui assura le succès, des
dispositions de détail minutieusement arrêtées à l'avance de façon à ne
rien laisser au hasard. « C'est, comme l'a dit Nansen, le triomphe de la
volonté d'un homme au dessein immuable ; » et Nansen ajoute avec
un orgueil bien légitime : « Cette œuvre est le produit de la culture
norvégienne des temps anciens et modernes, de la vie hivernale du
Norvégien, de sa pratique constante du ski et du traîneau. »
Un mois environ après l'arrivée d'Amundsen au pôle, Scott y par-
venait à son tour après avoir poursuivi l'itinéraire de Shakleton et y
trouvait les documens laissés par son émule. Ce que fut son tra-
gique retour, rendu plus pénible et plus lent par la maladie de deux
de ses compagnons qu'il se refusait à abandonner et dont l'un,
pour ne plus gêner la colonne, s'alla délibérément jeter dans la
tempête pour y -mourir « en vrai gentleman anglais ; » ce que furent
ensuite les conditions météorologiques épouvantables, les tempêtes et
les terribles blizzards joints à la famine, qui firent périr après d'atroces
souffrances les explorateurs à quelques kilomètres seulement de leur
troisième dépôt de vivres, et alors qu'ils avaient parcouru déjà les cinq
sixièmes de leur voyage de retour et touchaient presque au, but, le
monde entier l'a appris par le message si plein d'héroïque simphcité
que Scott agonisant écrivit de ses mains glacées et défaillantes. Ces
hommes surent mourir d'une manière qui honore l'humanité, et Plu-
tarque eût célébré leur grandeur d'âme.
Mais la valeur et l'énergie les plus sublimes ne sont pas tout en ces
matières, et si nous faisons la part des faits défavorables et fortuits,
de la maladie et de, la tempête, il faut bien reconnaître que Scott, dans
la préparation de sa marche du pôle, avait négligé certaines précau-
tions qu'Amundsen avait prises et qui, dans des circonstances iden-
tiques, eussent sans doute sauvé celui-ci. Voici la plus essentielle, et
qui nous dispensera de parler des autres : Scott avait, dans une course
préliminaire vers le Sud et en prévision du retour, établi trois dépôts
de \T.vres dont le plus méridional se trouvait à 230 kilomètres environ
des quartiers d'hiver de son navire et à plus de 1 100 kilomètres du
pôle. Amundsen au contraire avait, grâce à des d'efforts dont il savait
tout le prix, élabh six dépôts de vivres dont le dernier se trouvait à
228 REVUE DES DEUX MONDES.
moins de 600 kilomètres du pôle et à plus de 600 kilomètres du mouil-
lage du Fram.
Il résulte de ces deux expéditions que l'Antarctide est un continent
relativement très élevé au-dessus du niveau de la mer. A l'antipode au
contraire, nous avons vu que l'on trouve une dépression marine très
profonde, et cette double constatation vient à l'appui d'une théorie
géologique due à Green et qu'on a appelée la théorie tétraédrique. On
peut la résumer ainsi : la masse interne de la Terre se refroidissant
peu à peu doit diminuer de volume; par suite, la croûte terrestre qui
s'appuie sur ce noyau et dont la surface, elle, ne diminue pas doit
tendre à prendre la forme qui, sous un volume donné, occupe la
plus grande surface : cette forme est celle d'un tétraèdre, c'est-à-dire
d'une pyramide à quatre faces. C'est effectivement celle que prend
une balle de caoutchouc remplie d'eau dont on aspire une partie avec
une pompe. Pour la Terre, la disposition particulière des masses conti-
nentales ou plutôt des principales chaînes montagneuses et des océans
déjà connus, et dont les premières sont à peu près antipodes aux
seconds, avait déjà donné un commencement de vraisemblance à
cette théorie. Si elle était vraie, il fallait qu'à une dépression située à
un des pôles correspondît un fort relief à l'autre. C'est précisément ce
qui vient d'être établi. — Qu'on ne croie pas d'ailleurs que cela suf-
fise pour affirmer que la rondeur de la Terre est une monstrueuse
erreur ; le rapport des reliefs et des creux de la Terre à son rayon est
si faible qu'une orange avec les trous minuscules dont son écorce est
pointillée est en proportion beaucoup moins sphérique que notre pla-
nète. Malgré les savans qui l'affirment tétraédrique, on pourra donc, sans
commettre une trop grosse bévue, continuera dire, dans les conver-
sations courantes, que la Terre est ronde ou à peu près.
A côté de la géologie, la physique du globe, celle de l'atmosphère
et des océans, la météorologie ont beaucoup à espérer des dernières
découvertes polaires. Mais il faut attendre, avant de s'en pouvoir pré-
occuper, que les nombreuses observations faites aient été calculées et
publiées.
Charles Nordmann.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Les rapports de la France et de l'Allemagne ont été, depuis quel-
ques semaines, non pas troublés, mais agités par une série d'incidens
qui se sont succédé avec une étrange rapidité, à Lunéville, à Nancy,
à Arracourt. Nous ne les raconterons pas, car les journaux en ont été
remplis et les détails en sont connus. A propos du premier de ces
incidens, la chute d'un dirigeable allemand à Lunéyille, les procédés
courtois des autorités civiles et militaires françaises et la rapidité de
la solution qui est intervenue ont produit au premier abord une
excellente impression en Allemagne. Le gouvernement impérial a
chargé son ambassadeur à Paris d'en exprimer ses remerciemens à
M. le ministre des Affaires étrangères et, de part et d'autre, l'affaire
a été déclarée close. On a pu croire par la suite que le gouvernement
impérial avait éprouvé quelques velléités de la rouvrir : pour nous, elle
reste et elle restera close. Nous nous en tenons aux remerciemens qui
nous ont été adressés et que nous avons la conscience d'avoir mérités.
Nous l'avons même eue à un tel point que, dans le compte courant
qui se poursuit entre l'Allemagne et nous, il nous semblait avoir aug-
menté le chapitre de notre crédit : nous avions espéré en toute bonne
foi que, si un accident regrettable pour nous survenait dans un délai
prochain, l'Allemagne mettrait, qu'on nous passe le mot, quelque
coquetterie à le régler en toute bienveillance, de manière à pouvoir
dire le lendemain que nous étions quittes. Mais les choses n'ont pas
tourné ainsi. L'incident de Nancy a éclaté, incident misérable où nous
avons reconnu loyalement que les torts étaient de notre côté et que
nous avons réglé comme il convenait, puisque le gouvernement alle-
mand a renoncé à lui donner une autre suite. Les torts, disons-nous,
étaient de notre côté : mais combien légers ! Eh quoi ! de nombreux
Allemands passent la frontière tous les dimanches et viennent à
230 REVUE DES DEUX MONDES.;
Nancy parce qu'ils s'y trouvent bien, qu'ils s'y plaisent et s'y amusent,
sans que jamais jusqu'ici leur présence ait donné Heu à aucune
démonstration désobligeante pour eux, et parce qu'une fois, une
seule, depuis un grand nombre d'années, un Incident se produit, la
diplomatie impériale se met en mouvement ! Pourquoi n'avoir pas
attendu quarante-huit heures pour voir si nous ne prendrions pas
spontanément les résolutions que le cas comportait et nous en laisser
le mérite ? Mais enfin, soit ! Si la diplomatie impériale a agi d'une
manière bien précipitée, bien impatiente, bien pressante, ses procédés
ont été corrects. Nous ne pouvons malheureusement pas en dire autant
de l'opinion allemande qui, par l'organe de ses journaux, s'est Uvrée,
avec une brutaUté et une grossièreté sans pareilles, à un emportement
dont nous rougirions en France, si nos propres journaux s'y étaient
laissé entraîner. Mais nous pouvons sans crainte faire appel au témoi-
gnage du monde entier : il dira que nous avons gardé notre sang-froid
et notre dignité sous cette pluie qui voulait nous salir. Après tout, nous
sommes habitués à ces procédés germaniques que nous regardons
avec la philosophie des anciens devant des ilotes ivres. Ce spectacle
ne nous émeut plus : il nous amène seulement à penser qu'il y a entre
les journalistes français et les journalistes allemands une différence
d'éducation. Au surplus, si les journaux nous intéressent parce qu'ils
nous renseignent sur l'état de l'opinion, ou d'une partie de l'opinion,
nous leur laissons la responsabihté de leur vocabulaire spécial, sans
commettre l'injustice de la faire remonter plus haut et de l'imputer,
soit à leur pays tout entier, soit à leur gouvernement.
Est-ce à dire que nous n'ayons aucune observation à présenter sur
le langage de ce dernier à propos de cette sotte affaire? Devant le
Reichstag des paroles regrettables ont été prononcées. Nous avons été
surpris en France, et plus que surpris, en apprenant que, dès le lende-
main de l'incident de Nancy, sans y être provoqué et, en tout cas,
sans attendre même les premiers renseignemens, M. de Jagow, le nou-
veau ministre des Affaires étrangères du gouvernement impérial,
avait dénoncé, dans Féchauffourée de Nancy, une manifestation de ce
« chauvinisme français » dont M. de Bethmann-Hollweg avait, quelques
jours auparavant, parlé lui aussi. Nous ne savons pas si le chancelier
de l'Empire a été flatté de cette justification que M. de Jagow lui a
apportée avec un tel empressement que, de son propre aveu, il n'a pas
pris le temps de contrôler l'exactitude des faits. Comme l'opinion
pangermaniste elle-même, il s'est fié au récit odieusement mensonger
qu'un journal venait de faire de l'incident. N'insistons pas : il y aurait
REVUE. — CHRONIQUE. 231
quelque inconvénient, peut-être même quelque injustice à le faire.
M. de Jagow est sans douté un diplomate exercé, mais il n'a pas encore
l'habitude des assemblées délibérantes, ni de l'atmosphère qu'on y
respire et dont il faut se défendre. Quoi qu'il en soit, son discours a
produit chez nous une impression pénible que nous ne pouvons pas
nous abstenir de signaler.
Nous ne parlons que pour être complet de l'incident d'Arracourt:
on n'y a attaché qu'une importance secondaire. Mais les faits de ce
genre se renouvellent, en vérité, un peu trop souvent et l'attention des
deux gouvernemens doit s'appliquer à en prévenir le retour. Le
mieux serait que les manœuvres des dirigeables et des aéroplanes se
fissent assez loin de la frontière pour quels danger de la franchir invo-
lontairement ne se produisît plus. En tout cas, il y a un intérêt évident
et urgent à ne pas laisser au hasard des circonstances le règlement de
ces sortes d'affaires. Le gouvernement français l'a pensé et il a fait
auprès du gouvernement allemand une ouverture qu'on ne saurait
trop approuver en vue de soumettre à un règlement international la
solution des difficultés, inconnues de nos pères, qui naissent delà navi-
gation aérienne. On s'est montré, à Berlin, tout disposé à donner suite
à cette suggestion. La matière est nouvelle, délicate, complexe, et il
faut s'attendre à ce que le règlement à établir ne s'élabore pas en un
jour; mais c'est une raison de plus pour se mettre à l'œuvre sans
retard. Jusqu'à ce que cette législation de l'air soit fixée, il entrera
inévitablement un peu d'arbitraire dans les solutions qui seront don-
nées à chaque cas particulier, et qui n'en voit l'inconvénient?
Ne nous plaignons pourtant pas trop de ces incidens : ils ont
montré une fois de plus combien est sincère notre désir de vivre en
bonne intelUgence avec tous nos voisins. Aucun pays, aucun gou-
vernement n'ont donné plus que la France et le gouvernement
français des gages de leurs dispositions pacifiques ; mais le maintien
de la paix ne dépend pas d'une seule partie, il dépend de toutes; il
ne dépend pas seulement des gouvernemens, il dépend de l'opinion
dont la force devient de plus en plus prépondérante et qu'il est
périlleux d'entretenir dans un perpétuel qui- vive ! M. Barthou a essayé
de le faire entendre dans un discours récent. La France use d'assez
de ménagemens envers les autres pour avoir droit à quelque réci-
procité. C'est de cette réciprocité que la paix est faite : c'est quand
elle n'existe pas que la paix est menacée.
En Orient, la prise de Scutari par les Monténégrins n'a pas sim-
232 REVUE DES DEUX MONDES.
plifié la situation. Le premier mouvement en Europe, sauf en Autriche
et en Allemagne, a été d'applaudir à la vaillance de ce petit peuple
qui s'est obstiné dans son action militaire el qui, abandonné de
ses alliés, en opposition avec toutes les grandes puissances, a cou-
ronné un siège de six mois par un assaut victorieux. Depuis, le bruit
a couru qu'il n'y avait pas eu d'assaut du tout et que la capitulation
de Scutari avait été le résultat d'un maquignonnage politico-militaire
entre le roi de Monténégro et Essad pacha. Ce dernier, sorti de la
place à la tête d'une armée de 25 000 hommes, se serait proclamé à lui
tout seul roi, ou plus modestement prince d'Albanie. Cela diminue
singulièrement les mérites du roi Nicolas, qui ne peut plus invoquer
comme un titre le sang glorieusement versé pour s'emparer de Scutari.
Quant à l'entreprise aventureuse et aventurière d'Essad pacha, on ne
saurait, dès aujourd'hui, en prévoir les conséquences. Tout ce qu'on
peut dire, c'est que l'Europe était unie hier et qu'il faut souhaiter
qu'elle le soit encore demain. Si cette union se maintient ferme et
unanime, la chute de Scutari n'aura été qu'un incident. Si, par mal-
heur, elle ne se maintenait pas, l'horizon se couvrirait de nuages et
l'orage qu'on a jusqu'à présent conjuré risquerait fort d'éclater.
Il est indubitable que toutes les Puissances n'ont pas ici le même
intérêt, mais la plupart d'entre elles n'en ont pas de contraires,
quelques-unes même n'en ont pas du tout, et c'est ce qui leur a permis
de conclure entre elles un accord qui a été jusqu'ici la sauvegarde de
la paix. L'organe de cet accord a été la Réunion des ambassadeurs à
Londres. On a beaucoup critiqué son œuvre, on a relevé ses contra-
dictions apparentes, on a souligné les démentis qu'elle a reçus des
événemens. L'histoire lui rendra meilleure justice parce qu'elle ne
confondra pas, comme on le fait si volontiers au cours des événe-
mens, le but avec les moyens. Les moyens peuvent varier beaucoup,
il suffit que le but soit immuable, et le but, ici, a été l'accord des
Puissances dans une poUtique commune. Le jour, en efïet, où une
première d'entre elles, qui, dans les hypothèses qui se sont présen-
tées, aurait été vraisemblablement l' Autriche-Hongrie, aurait pris
une initiative isolée dans un sens déterminé, tout porte à croire qu'une
seconde, qui, dans les mêmes hypothèses, aurait été vraisemblable-
ment la Russie, aurait pris une initiative en sens inverse. Qu'au-
raient fait alors les autres? Il serait difficile de le dire avec certitude
pour certaines d'entre elles, mais l'Allemagne a fait savoir à diverses
reprises, et même avec une affectation significative, qu'elle se range-
rait toujours du côté de l'Autriche et qu'il en arriverait ce qu'il plairait
REVUE. CHRONIQUE. 233
à Dieu. C'est à ce danger que la Réunion des ambassadeurs s'est donné
pour tâche d'obvier. Elle a tout subordonné à cette vue générale, pen-
dant que l'opinion européenne, émue, suggestionnée dans les dilîé-
rens pays par les événemens de chaque jour, généreuse sans doute,
mais imprudente, s'abandonnait à la vivacité à la mobilité de ses
impressions. Le conflit redouté aurait éclaté dix fois si la Réunion
des ambassadeurs avait fait de même : le représentant de l'une des
Puissances se serait levé aussitôt et aurait pris la porte. Les ambas-
sadeurs ont montré, pour l'empêcher, une remarquable persévérance,
une patience inlassable, une grande souplesse qui leur a permis de
faire face aux incidens les plus imprévus et parfois les plus décon-
certans. Ils n'ont pas pu les empêcher de se produire, mais ils les
ont empêchés de produire leurs conséquences extrêmes, et le fait seul
qu'ils ont continué de se réunir sans qu'aucun manquât à l'appel,
qu'ils ont conservé le contact entre eux, et, par conséquent, entre
leurs gouvernemens, est le meilleur service qui pouvait être rendu
à la paix générale. Il a fallu pour cela se plier à des concessions
réciproques, régler son pas sur celui d'autrui, s'arrêter, revenir en
arrière. Nous avons fait, et les autres aussi, des choses que nous
n'aurions sûrement pas faites, ni eux non plus, si nous avions pu
agir seuls : mais c'est surtout dans la politique internationale qu'on
doit dire aujourd'hui : Vas soli I Finalement, et au moins jusqu'à ce
jour, le but a été atteint : l'accord a été sauvé. Telle a été l'œuvre
de la Réunion des ambassadeurs à Londres,' modeste dans la forme
parce qu'aucun n'a essayé de l'emporter sur les autres, très sérieuse
dans le fond, et enfin de compte efficace, puisqu'il s agissait de main-
tenir une entente bien souvent vacillante et qu'elle a été maintenue.
Nous avons parlé souvent de l'Autriche, parce qu'elle est, de toutes
les Puissances, la plus intéressée aux affaires des Balkans. Nos
lecteurs savent quelle a été sa poHtique : il est inutile de la discuter,
il faut la prendre comme un fait. A tort ou à raison, l'Autriche a
estimé qu'il y avait lieu de faire contrepoids à la puissance slave
démesurément grossie au moyen de l'Albanie. On a dit, nous avons
dit nous-même, que c'était une création politique bien artificielle que
l'Albanie, qu'on aurait beaucoup de peine à constituer, à unifier, à faire
vivre et d'où naîtraient dans l'avenir beaucoup de difficultés ; mais
nous sommes dans le présent et il était d'autant plus impossible de
refuser en principe à l'Autriche la constitution d'une Albanie indé-
pendante, que l'Albanie existe, qu'elle est habitée par une race par-
ticulière, malheureusement divisée en clans divers et souvent hostiles
234 REVUE DES DEUX MONDES.
les uns aux autres, mais qui a conscience d'une nationalité un peu
confuse et qui comprend, à côté d'orthodoxes, un grand nombre de
musulmans et de catholiques. La Réunion des ambassadeurs à Londres
n'aurait pas duré huit jours, si le droit de l'Albanie, soutenu par
l'Autriche, n'avait pas été reconnu. L'Autriche toutefois ne s'en est pas
tenue là: elle a demandé avec insistance que Scutari restât à l'Albanie
dont elle est depuis longtemps la capitale. Sans Scutari, l'Albanie
aurait été décapitée et son sort ultérieur, déjà si incertain, serait devenu
encore plus précaire. Cependant les autres Puissances ne se sont pas
ralliées au point de vue autrichien par simple condescendance
envers l'Autriche. Comme nous l'avons dit il y a quinze jours, sir
Ed. Grey a fait valoir d'autres argumens. Scutari n'est pas, par sa popu-
lation, une ville slave, mais bien vraiment une ville albanaise, et le
Monténégro, qui la. revendique, ne peut invoquer à son profit que le
droit de conquête, tandis que l'Albanie peut invoquer le droit des
nationalités. Aux yeux de l'Angleterre et de l'Europe, c'est le second
qui est le plus légitime. Il faut bien qu'il apparaisse tel, puisque la
Russie elle-même en a senti la force. Son cœur l'inchnait du côté du
Monténégro, sa raison l'a ramenée du côté des autres Puissances. On
peut dire que la solution a été entre ses mains. Si elle s'était opposée
à l'attribution de Scutari à l'Albanie, la France, se plaçant au point
de vue de l'intérêt de son alliance, ne se serait vraisemblablement pas
séparée d'elle et il est à croire aussi que l'Angleterre ne se serait pas
séparée de la Triple entente pour manifester avec la Triple alUance.
Mais alors, quelle responsabilité pour la Russie ! La guerre, et une
guerre dont on ne pouvait pas mesurer l'étendue, risquait de jaillir
de la situation qu'elle aurait créée. La Russie l'a compris : on ne
saurait trop lui en savoir gré.
Les choses n'en sont pas restées là. Si la lliissie a eu quelque
mérite à prendre la résolution qu'elle a prise, elle en a eu aussi à s'y
tenir fermement, car elle y a trouvé des résistances. On n'a pas cru
tout de suite, et partout, à ce que cette résolution avait de définitif. Le
parti panslaviste est aussi puissant en Russie et aussi agité que le
parti pangermaniste l'est en Allemagne; il. essaie, lui aussi, d'agir
directement sur le gouvernement, et même sur la diplomatie; il y
réussit, dit-on, quelquefois. On assure, par exemple, qu'à Belgrade le
gouvernement serbe a pu se tromper pendant quelque temps sur les
véritables intentions du gouvernement russe, avec lesquelles il ne
croyait pas s'être mis en contradiction en soutenant les Monténégrins
dans le siège de Scutari. L'Europe a traversé alors quelques journées
REVUE. ^— CHRONIQUE. 235
d'inquiétude. L'AutricIie-Hongrie avait pris l'initiative d'une manifes-
tation navale et on ne savait pas encore si toutes les autres Puissances
y participeraient. Un désaccord pouvait se produire, ou du moins une
différence d'attitude et de conduite qui y aurait fait croire. Le gou-
vernement anglais, par l'organe de sir Ed. Grey, déclarait qu'après la
résolution arrêtée en commun de maintenir Scutari à l'Albanie, il ne
serait pas « honorable » de ne pas prendre part à la manifestation
navale, et un pareil mot, dans sa bouche, avait un grand poids. Néan-
moins, l'Angleterre se tournait du C(jté de la France, et la France du coté
de la Russie. C'est alors que celle-ci, tout en disant qu'elle ne pouvait
pas se joindre à la manifestation navale parce qu'elle n'avait pas de
vaisseaux dans la Méditerranée, a demandé, avec la plus grande insis-
tance, à la France et à l'Angleterre d'y participer pour leur compte et
même pour le sien. Sa parfaite loyauté apparaissait déjà avec évi-
dence. Cependant le gouvernement russe a fait plus; il a voulu dissiper
une fois pour toutes les incertitudes qu'on attribuait, avec plus ou
moins de sincérité, à sa poUtique, et M. Sazonoff a fait à la presse un
communiqué qui ne laissait plus aucun doute sur la fermeté de ses
résolutions. Ce communiqué a agi comme un coup de théâtre ; il a
immédiatement produit une détente. Le gouvernement serbe, désillu-
sionné, s'est empressé de rappeler ses troupes qui concouraient avec
l'armée monténégrine au siège de Scutari, et l'Europe s'est retrouvée
unie.
Il est vrai que Scutari a succombé tout de même, soit qu'il ait été
pris, soit qu'il ait été vendu et hvré. Au premier moment, cette nou-
velle a produite Vienne une émotion très vive et très naturelle. Le gou-
vernement austro-hongrois s'est demandé si la politique d'action com-
mune n'avait pas fait faillite. On lui avait dit que cette politique
garantirait ses intérêts, tels qu'elle les a compris, tels que l'Europe les
a reconnus ou acceptés. On lui avait notamment donné l'assurance que
Scutari appartiendrait à l'Albaide et Scutari est passé entre les mains
du Monténégro. Il y a eu là une déconvenue sans doute, mais elle n'a
rien d'irréparable. Un échange de vues rapide a eu Heu entre les divers
Cabinets; la Réunion des ambassadeurs a tenii une nouvelle séance à
Londres; les Puissances ont toutes persisté dans la politique qu'elles
avaient arrêtée, et elles ont fait savoir au gouvernement monténégrin
qu'il aurait à évacuer une ville occupée par lui contre leur volonté.
On a dit que l'Autriche exigeait cette évacuation dans les quarante-
huit heures, mais cette allégation n'a pas été confirmée. On a parlé
d'une communication d'un caractère intransigeant que l'Autriche
236 REVUE DES DEUX MONDES.:
aurait faite aux Puissances, mais aucune d'elles ne l'a reçue. La vérité
semble être que l'ambassadeur autrichien à Londres a demandé qu'on
prît contre le Monténégro des mesures de répression immédiates et
que ses collègues, sans contester qu'il y aurait peut-être lieu d'y
recourir par la suite, ont préféré attendre la réponse du Monténégro à
la notification qui devait lui être faite. En attendant, la Russie a été la
première à proposer qu'on resserrât le blocus. Ne suffit-il pas, pour
aujourd'hui, que le roi Nicolas ne se fasse aucune illusion sur l'avenir
et qu'n sache, à ne pas pouvoir en douter, qu'il ne conservera pas sa
conquête?
On a parlé de compensations à lui donner et, sur le premier
moment, l'opinion autrichienne s'y est opposée. — Eh quoi ! a-t-on
dit à Vienne, le Monténégro obtiendrait un avantage quelconque, soit
en territoire, soit en argent, pour avoir passé outre à la volonté de
l'Europe, qui lui avait été signifiée dans les termes les plus explicites !
L'Europe ne s'est même pas contentée de paroles, elle a fait un
acte qui engage son « honneur, » comme on l'a dit à Londres : elle
a envoyé ses navires sur les côtes du Monténégro. Celui-ci n'en a tenu
aucun compte : mérite-t-U pour cela une récompense? — Tel est le
langage qu'on tient à Vienne. Nous ne savons pas encore si c'est bien
celui du gouvernement, mais c'est celui des journaux, celui des
conversations, celui qu'on entend partout. Il est à désirer que ce
langage n'exprime pas des résolutions irréductibles. Sans doute,
après les déclarations qu'elle a faites elles assurances^qu'elle a reçues,
l'Autriche ne saurait consentir à ce que Scutari n'appartienne pas
à l'Albanie, mais cette satisfaction lui sera donnée comme elle lui a
été promise, et, sur le reste, on peut transiger sans s'infliger un dé-
menti à soi-même. Il importe peu que le Monténégro obtienne une
rectification de frontière et que l'Europe lui assure les moyens
financiers de réparer les dépenses de la guerre. Ce sont là des mesures
qui n'auront aucun effet appréciable sur l'avenir et ne diminueront en
rien les chances futures de l'Albanie.
Il y aurait danger, au contraire, à tendre la situation à l'excès en
repoussant, de parti pris, toute idée de transaction. Le Monténégro a
montré, à la vérité, un médiocre respect pour la volonté de l'Europe;
mais s'il est permis d'en éprouver de la mauvaise humeur, ce senti-
ment ne doit pas être implacable. La Bulgarie, la Serbie, la Grèce
auront tiré d'immenses avantages de la guerre qu'elles viennent de
faire et pourtant on aperçoit déjà, dans la paix qui se prépare, des
germes de dissehtimens que l'avenir développera. Faut-il en ajouter
REVUE. CHRONIQUE. 237
un nouveau, sans raison impérieuse, et même tout à fait gratuitement?
Espérons que le gouvernement autrichien ne poussera pas les choses à
l'extrême. Tout en reconnaissant le bon droit de ses revendications,
parce que nous reconnaissions le caractère sérieux de ses intérêts,
nous avons plus d'une fois regretté quelques-uns de ses procédés. Il
aurait certainement pu ménager davantage les susceptibilités des races
slaves et, si sa générosité ne s'étendait pas sur toutes, en favoriser
du moins quelques-unes de manière à ne pas provoquer une coalition
générale contre lui. Le Monténégro est peu de chose, mais qui sait s'il
ne comptera pas demain autant que l'Albanie? Il ne faut pas remonter
bien haut dans l'histoire pour trouver la Serbie et lui à l'état d'hosti-
lité réciproque, intime et profonde. La mà,nière dont on le traite ou
dont on menace de le traiter rejettera inévitablement le Monténégro
du côté de la Serbie : est-ce là l'intérêt de l'Autriche ? Nous n'ignorons
pas les réponses qu'on peut faire; il y a des objections à tout; mais
cela même prouve qu'il n'y a rien d'absolu et que les affaires humaines
sont toujours matière à transaction. Les événemens d'hier nous
montrent que, dans le domaine des nationahtés, rien ne meurt, rien
n'est définitivement écrasé ou étouffé. Le plus sage est, par consé-
quent, de tout respecter. On peut fonder provisoirement sa grandeur
sur l'immolation d'autrui, mais, sur cette base fragile, on ne fonde pas
sa sécurité.
Ce sont là des considérations générales : gardons-nous d'en tirer
des applications particulières trop précises. Dans les premiers temps
de la guerre, après les premiers succès des peuples balkaniques, on
a pu craindre que l'Europe, dérangée brusquement de ses vieilles
habitudes, ne tînt pas un compte suffisant des faits acquis, et nous
avons été de ceux qui lui ont conseillé d'en prendre définitivement
son parti. Mais, certes, elle l'a fait et, si l'on peut lui adresser un
reproche, ce n'est pas celui de s'être révoltée contre les événemens ;
elle les a acceptés, au contraire, sagement et généreusement; l'Au-
triche elle-même en a donné des exemples frappans. Les exigences
de l'Europe ont été peu nombreuses, elles se sont réduites à peu
près à rien, puisque c'est seulement au sujet de Scutari qu'elles ont
pris finalement une forme impérative. L'Europe n'a pas exprimé
d'autre volonté que celle-là : pour le reste, elle a donné des conseils,
encore l'a-t-elle fait avec une grande réserve, et son intervention
a-t-elle le plus souvent consisté à offrir ses bons offices qui n'ont
jamais été acceptés que conditionnellement. Loin d'abuser de sa
force,. l'Europe n'a même pas usé de l'autorité qu'elle aurait pu y
238 REVUE DES DEUX MONDES.
puiser. De là l'apparence d'inconsistance et de faiblesse dont on lui a
fait un grief. Qui donc pourrait aujourd'hui trouver excessif qu'elle
reste fidèle à elle-même sur la question de Scutari?
Mais, pendant que nous écrivons, les événemens se précipitent et
introduisent dans une situation déjà compliquée et précaire des élé-
mens nouveaux. Nous avons dit un mot de l'entreprise audacieuse
d'Essad pacha et de sa connivence avec le roi de Monténégro : qui
peut prévoir ce qui en sortira? Tout ce qu'on peut assurer, c'est que,
si l'accord des Puissances était hier la meilleure et même la seule
garantie de la paix, il le sera encore plus sûrement demain.
Il nous reste bien peu de place pour parler comme il aurait convenu
du grave événement qui vient de se produire en Belgique, mais nous
aurons sans doute l'occasion d'y revenir. Après des incidens dont cha-
cun aurait mérité de notre part une attention particulière, une grève
ouvrière, qui avait la prétention d'être générale, a éclaté et s'est conti-
nuée pendant dix jours. Générale, elle ne l'a pas été et sans doute
eUe ne pouvait pas l'être; les tentatives de ce genre qui ont été faites,
chez nous ou ailleurs, ont toujours échoué et il est même vrai
de dii'e qu'en France du moins, les grèves qu'on avait annoncées
comme devant être générales ont été moins malfaisantes que beau-
coup de grèves particulières. Il est heureusement chimérique de vou-
loir suspendre toute la vie économique d'un pays. Si on y réussissait,
le résultat serait le même que celui qui se produirait dans un corps
humain où on suspendrait la respiration. La nature des choses ne se
prête pas aux expériences de ce genre et, en Belgique, c'est tout
au plus si le tiers, d'autres disent le quart des ouvriers ont interrompu
leur travail. La vie nationale n'en a pas été arrêtée. Mais si la grève
a été partielle, eUe a été imposante et impressionnante. Elle est d'ail-
leurs restée parfaitement calme depuis le premier jour jusqu'au
dernier : on peut toutefois se demander ce qui serait arrivé si elle
avait duré quelques jours de plus et si, à l'ardeur croissante des
esprits, étaient venues s'ajouter les souffrances qu'entraînent la
misère et les privations.
Quel en a été l'objet? Les ouvriers demandaient-ils, sur un point
quelconque, l'amélioration de leur situation? Non, et c'est là ce qui
fait l'originalité de cette grève : les ouvriers demandaient le suffrage
universel ou, pour parler plus exactement, l'égalité devant le scrutin.
Tous les citoyens, en effet, ont le droit de vote en Belgique, mais les
uns disposent de deux voix, quelquefois même de trois, tandis que
REVUE. CHRONIQUE. 239
les autres n'en ont qu'une, inégalité qui a fini par leur devenir into-
lérable. Le parti libéral et le parti socialiste lui ont attribué les décep-
tions électorales qu'Us ont éprouvées. Aussi le moment est-il venu où
la fraction la plus ardente de ces deux partis a perdu patience et a
résolu d'exercer sur les pouvoirs publics la force d'intimidation et de
contrainte qui devait résulter delà grève. La fraction la plus ardente,
disons-nous, et en effet, sans même parler des libéraux, les chefs les
plus intelligens du parti socialiste déconseillaient la grève et ont fait
de sincères efforts pour l'empêcher; mais le mouvement venu d'en
bas a été le plus fort et, bon gré mal gré, les chefs ont été obligés de
suivre leurs troupes. Ils ont été du moins pour beaucoup, c'est une
justice à leur rendre, dans le caractère pacifique que la manifestation
a conservé jusqu'à la fin. Un pareil mouvement n'en est pas moins
très condamnable. La grève est une arme économique, rien n'est plus
dangereux que d'en faire une arme politique : c'est obliger la majorité
du pays de céder à une minorité audacieuse et résolue, pour peu que
celle-ci ait entre les mains le moyen d'arrêter le fonctionnement d'un
organe indispensable à la vie nationale. On voit les conséquences pos-
sibles. Le vote plural est d'ailleurs très défendable en bonne doctrine,
et peut-être le principal mérite du suffrage universel pur et simple,
tel qu'il se pratique chez nous, est-il qu'on ne peut rien depiander au
delà, ce qui supprime beaucoup de questions difficiles qui prennent
facilement un caractère de violence révolutionnaire. Mais il y a quelque
puérilité à croire que le suffrage universel égal pour tous les citoyens
soit une panacée: les libéraux et les socialistes belges s'en aperce-
vront, à leur tour, quand ils l'auront.
Quoi qu'il en soit, on ne saurait admettre que des questions de ce
genre soient résolues par l'intervention menaçante d'une seule classe
de la société, de la classe ouvrière, et le gouvernement belge a eu rai-
son de dire qu'il ne céderait pas devant une intimidation de cette
nature. Il a fait cette déclaration aux bourgmestres qui étaient venus
l'entretenir de la situation : ceux-ci en ont conclu un peu vite que, si
la menace était retirée, le gouvernement céderait. Le parti socialiste
a fait saA^oir alors qu'il renonçait à la grève ; mais il entendait le faire
conditionnellement et, ne voyant rien venir du côté du gouvernement,
il s'est cru joué. Rien n'a pu dès lors le retenir : la grève a été
déclarée. Le chef du Cabinet, M. de Broqueville, avait dit pourtant
que, si la Commission chargée d'étudier la loi électorale provinciale et
communale trouvait, au cours de ses travaux, une « formule meil-
leure » pour les élections législatives elles-mêmes, il ne s'opposerait
240 REVUE DES DEUX 1SK)NDES.
pas à ce que les députés en entretinssent leurs électeurs : ce qui signi-
fiait, sans doute, que la question serait posée sur le terrain électoral.
C'est de cette déclaration que le parti socialiste n'a pas voulu se con-
tenter au moment où il a commencé la grève : il s'en faut pourtant
de bien peu que ce soit de celle-là même qu'il s'est contenté pour la
terminer. La Chambre a voté, avec l'adhésion du gouvernement, un
ordre du jour qui reprenait, sans y changer grand'chose, ces décla-
rations de M. de Broqueville et qui se terminait par la condamnation
de la grève générale. Le parti socialiste a trouvé là, au moins pour
le moment, une satisfaction suffisante et la grève a pris fin, non sans
avoir coûté très cher aux ouvriers qui l'ont faite et au pays qui l'a
subie. On aurait, semble-t-il, pu en faire l'économie. Elle a causé, pen-
dant quelques jours, des préoccupations très sérieuses et elle laisse
pour l'avenir un exemple très dangereux.
En somme, ni d'un côté, ni de l'autre, on n'a poussé les choses
tout à fait à bout et l'ordre du jour voté par la Chambre indique la
possibihté d'une solution plutôt que cette solution elle-même. Mais on
s'était engagé dans une mauvaise voie et c'est sagesse de n'y avoir
pas persisté. Le gouvernement a obtenu ce qu'il voulait, à savoir la
cessation de la grève devant une parole de bonne volonté, qui le laisse
libre de ses déterminations futures. Il est néanmoins à croire qu'il
tiendra compte de l'épreuve qu'il vient de traverser et que la loi
électorale ne sera plus considérée par lui comme intangible, puisqu'il
a admis l'hypothèse qu'elle pourrait être le résultat d'une « formule
meilleure. »
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.
SAINT AUGUSTIN
(1)
QUATRIEME PARTIE (2)
LA VIE CACHÉE
« Fac me, Pater, quaerere te ! Fais, ô raoa
Père, que je te cherche ! »
[Soliloques, I, i )
I. — LE DERNIER SOURIRE DE LA MUSE
Enfin touché par la grâce, Augustin allait-il décidément se
convertir avec éclat comme son confrère, l'illustre Victorinus ?
Il n'ignorait pas que ces conversions retentissantes ont une
vertu exemplaire qui entraine les foules. Et, si « contrit et hu-
milié » que fût son cœur, il savait bien qu'il était, dans Milan,
un personnage considérable. Quel bruit, s'il donnait sa démis-
sion de professeur de rhétorique, pour vivre selon l'ascétisme
chrétien!... Mais il préféra éviter à la fois le scandale des uns
et la louange tapageuse des autres. Dieu seul et quelques amis
très chers seraient témoins de sa pénitence.
Vingt jours à peine le séparaient des vacances. Il patienterait
jusque-là. Ainsi, les parens de ses élèves ne pourraient l'accu-
ser de les avoir abandonnés avant la fin de l'année scolaire, et,
comme l'état de sa santé s'aggravait, il aurait une excuse valable
pour se démettre de ses fonctions. L'humidité du climat lui
(1) Copyright by Louis Bertrand, 1913.
(2) Voyez la Revue des 1" et 13 avril et du l" mai.
TOME XV. — 1913. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
avait donné une sorte de bronchite chronique, que l'été' n'avait
pas guérie. Il éprouvait de la peine à respirer, sa voix s'était
affaiblie et voilée, au point qu'il se demandait si les poumons
n'étaient pas attaqués. Augustin avait réellement besoin de se
soigner. C'était un motit plus que suffisant pour interrompre
ses cours. Ayant rempli ses obligations professionnelles jus-
qu'au bout, — et il nous assure qu'il lui fallut, pour cela, du
courage, — il descendit de sa chaire, avec l'intention formelle
de n'y plus remonter.
Le voilà donc libre de toute attache mondaine! Désormais,
il pourra, dans le silence et la retraite, se préparer au baptême.;
Et pourtant il fallait vivre! ^Augustin avait plus que jamais
charge d'âmes : son enfant, sa mère, son frère, ses cousins.:
Lourd fardeau sous lequel il se débattait depuis longtemps. Il est
probable que, cette fois encore, Romanianus, qui était à Milan,
vint à son secours. On se rappelle que le mécène de Thagaste
avait accueilli avec empressement ce\ projet de monastère
laïque, dont Augustin et ses amis s'étaient (jadis engoués, et
qu'il avait promis d y contribuer de sa fortune. La retraite d'Au-
gustin était un commencement de réalisation de ce projet,
sous une nouvelle forme. Romanianus y fut sans doute favorable.
En tout cas, il le pria de continuer ses leçons à son fils Licen-
tius. Un autre jeune homme, Trygetius, lui demanda la même
faveur. Augustin n'entendait donc pas résigner tout à fait ses
fonctions. Provisoirement du moins, — de professeur officiel, il
était devenu professeur libre.
C'était le vivre assuré. Il ne lui manquait plus que le cou-
vert. Un ami, un collègue, le grammairien Verecundus, le lui
offrit gracieusement. Verecundus s'acquittait ainsi d'un service
qu'Augu.stin venait de lui rendre tout récemment. Sur les
instances de celui-ci, Nébride, leur ami commun, avait consenti
à suppléer dans sa classe le grammairien, qui se voyait dans la
nécessité de prendre un congé. Quoique riche, plein de talent
et très désireux de paix et de solitude, Nébride accepta de rem-
placer Verecundus dans ce modeste emploi, uniquement par
complaisance. On ne saurait trop admirer la générosité et la
bonhomie de ces mœurs antiques et chétiennes : l'amitié, en ce
temps-là, ignorait les étroitesses et les mesquineries de nos
égoïsmes.
Or, Verecundus possédait, dans la banlieue milanaise, une
SAINT AUGUSTIN. 243
villa nommée Gassiciacum. Il proposa à Augustin d'y passeras
vacances et même de s'y établir à demeure, avec tous les
siens, à charge d'administrer la propriété et d'en surveiller les
travauxr
On voudrait retrouver les traces de cette maison hospitalière
où le futur moine de Thagaste et d'Hippone fit ses adieux au
monde. Gassiciacum a disparu. Il est permis à l'imagination de
la rebâtir idéalement dans les plus beaux endroits de la luxu-
riante campagne qui entoure Milan. Si, cependant, le j^iane
Licentius n'a pas trop sacrifié à la métaphore dans ces vers, où
il rappelle à Augustin <( les soleils révolus parmi les hautes
montagnes de l'Italie, » il est probable que le domaine de Vere-
cundus était situé sur les premières ondulations montagneuses
qui aboutissent à la chaîne de la Brianza. Aujourd'hui encore,
les riches Milanais ont, de ce côté-là, leurs maisons de cam-
pagne.
Gette grasse Lombardie dut apparaître aux yeux d'Augustin
et de ses compagnons comme une autre Terre promise. Le pays
merveilleusement fertile et cultivé est un verger perpétuel, où
foisonnent les arbres fruitiers, et que sillonnent, en tous sens,
des canaux à l'eau profonde, lente et poissonneuse. Partout, des
murmures d'eaux courantes : musique délicieuse pour des
oreilles africaines. Des odeurs de menthe et d'anis, des prairies
à l'herbe haute et drue où l'on entre jusqu'aux genoux. Çà et
là, de petits vallons très encaissés, avec leurs nappes de ver-
dures bocagères, où tranchent les panaches roses des tilleuls et
les feuillages bronzés des noisetiers, où les sapins [du Nord
dressent déjà leurs noires aiguilles. A l'horizon, confondus ea
une seule masse violette, les étages successifs des Alpes cou-
vertes de neiges, et, plus près du regard, des pics abrupts, des
murailles dentelées, sillonnées de sombres crevasses, qui font
paraître plus éclatant l'or fauve de leurs parois. Non loin
dorment les lacs enchantés. On dirait qu'une splendeur émane
de leurs eaux, et, par delà les escarpemens qui les emprison-
nent, se répand dans tout le ciel, tantôt un peu froid, — d'un
azur suave et mélancolique à la Vinci, — tantôt d'un bleu ardent
où flottent de gros nuages soyeux et roux, comme dans les fo>nds
de'tableaux du Véronèse. La beauté de la lumière allège et
transfigure la trop lourde opulence de la terre.
Où qu'on place le domaine de Verecundus, on y découvrait
244 REVUE DES DEUX MONDES.
quelque morceau de ce grand paysage. Quant à la villa elle-
même, Augustin nous en a dit suffisamment, pour que nous la
voyions assez bien. C'était sans doute un de ces vieux logis rus-
tiques, que leurs propriétaires n'habitent que quelques mois de
l'année, à l'époque la plus chaude, et qui, le reste du temps,
sont livrés aux ébats des souris et des rats. Sans prétentions
architecturales, elle avait été agrandie et remaniée, uniquement
pour la plus grande commodité de ses hôtes. Nul souci de la
symétrie : la porte principale n'occupait point le milieu du corps
de bâtimens, et il y avait une autre porte sur un des côtés. Le
seul luxe de cette maison de campagne était peut-être la salle
de bain. Ces bains, tout modestes qu'ils fussent, rappelaient
pourtant à Augustin la décoration des gymnases : est-ce à dire
qu'il s'y trouvait de riches pavemens, des mosaïques et des
statues? C'était chose commune dans les villas romaines. Les
Italiens de tous les temps ont toujours eu beaucoup de goût
pour les statues et les mosaïques. Peu exigeans sur la qualité,
ils se rattrapent sur la quantité. Et, quand ils ne peuvent pas
s'en offrir, il leur suffit de s'en donner l'illusion, en peinture.
Je m'imagine assez volontiers la villa de Verecundus peinte à
fresque du haut en bas, à l'intérieur et à l'extérieur, comme
les maisons pompéiennes et les modernes villas milanaises.
Il n'est pas question de jardins d'agrément à Cassiciacum.
Ainsi que dans une ferme, tous les environs immédiats devaient
être en potagers, en prairies ou en cultures. Un pré, — rien
d'une pelouse de château, — descendait devant la maison, que
protégeaient du soleil et du vent quelques massifs de châtai-
gniers. On s'asseyait sur l'herbe, à l'ombre d'un de ses grands
arbres, et l'on devisait joyeusement, en écoutant la chanson
intermittente d'un ruisseau, qui coulait sous les fenêtres des
bains. On vivait là en pleine nature, d'une vie presque rus-
tique. Tout le charme de Cassiciacum était fait de silence, de
paix, de fraîcheur surtout. La poitrine fatiguée d'Augustin y
respirait un air plus pur qu'à Milan, où l'humide chaleur esti-
vale est accablante. Son âme, avide de recueillement, y trou-
vait une retraite en harmonie avec ses aspirations nouvelles, —
solitude champêtre, dont la douceur virgilienne flattait encore
son imagination de lettré. Les jours qu'il y passa furent, pour
lui, des jours bénis. Longtemps après, il s'en souvient avec
émotion, et, dans un élan de reconnaissance pour son hôte, il
SAINT AUGUSTIN. 245
prie Dieu de lui payer sa dette : (( Tu le lui rendras, Seigneur,
au jour de la résurrection des justes... Tu rendras à Verecundus,
en retour de son hospitalité, dans cette campagne de Gassi-
ciacum, où nous nous reposâmes en Toi, au sortir de l'été brûlant
du siècle ; tu lui rendras la fraicheur et les ombrages éternelle-
ment verts de ton paradis... »
Ce fut un moment unique dans la vie d'Augustin. Au len-
demain de la crise intellectuelle qui a ébranlé jusqu'à son corps,
on dirait qu'il savoure les délices de la convalescence. Il se
détend, et, comme il le dit lui-même, il se repose. Son exalta-
tion est tombée, mais sa foi reste toujours aussi ferme. D'un
esprit calme et souverainement lucide, il juge son état, il voit
nettement tout ce qui lui reste à faire pour devenir un chrétien
accompli. D'abord, se familiariser avec l'Ecriture, résoudre cer-
taines questions pressantes, — par exemple celle de l'àme, de
sa nature, et de ses origines, — qui l'obsèdent en ce moment-
là. Puis réformer sa conduite, changer les habitudes de sa pensée,
et, si l'on peut dire, désaffecter son esprit, encore tout pénétré
d'influences païennes : tâche délicate, malaisée, parfois doulou-
reuse, qui demandait plus d'un jour.
Après vingt siècles de christianisme, et malgré nos préten-
tions à tout comprendre, nous ne concevons pas très bien quel
abime nous sépare du paganisme. Quand par hasard nous en
retrouvons des traces dans certaines régions arriérées du Midi,
nous nous effarons, nous ne le reconnaissons plus, tellement il
est loin de nous, et nous attribuons au catholicisme ce qui n'est
qu'une survivance des vieilles mœurs abolies. Augustin, lui,
était tout près d'elles. Lorsqu'il se promenait par les prés et les
bois de Gassiciacum, les Faunes et les Sylvains de l'antique
mythologie hantaient sa mémoire et s'offraient presque à ses
yeux. Il ne pouvait faire un pas sans rencontrer une de leurs
chapelles, ou se heurter à une borne encore toute grasse de
l'huile, dont la superstition des paysans l'avait arrosée. Gomme
lui, l'antique terre païenne n'avait pas encore revêtu complète-
ment le Christ des temps nouveaux. Il ressemblait à cet Hermès
Griophore qui symbolisait gauchement le Sauveur sur les mu-
railles des Catacombes. De même que le Porteur de boucs se
transformait peu à peu en Bon Pasteur, l'évèque d'Hippone se
dégageait lentement du rhéteur Augustin.
Il en avait conscience, en cet automne languissant de Gassi-
246 REVUE DES DEUX MONDES.
ciacum, — cet automne qui était lourd de toutes les pourri-
tures de l'été, mais qui annonçait déjà la grande paix de l'hiver.
Les feuilles jaunies des châtaigniers s'amoncelaient au bord des
chemins. Elles obstruaient le ruisseau qui coulait près de la
salle de bains, et, pendant quelque temps, l'eau prisonnière s'ar-
rêtait de chanter. Augustin tendait l'oreille. Son âme aussi
était obstruée, — engorgée par tous les détritus de sa pensée
et de ses passions. Mais il savait que, bientôt, le chant de sa vie
nouvelle allait reprendre sur un mode triomphal, et il se répé-
tait les paroles du psaume]: Cantate mihi canticiim novum,
« Chantez-moi un cantique nouveau. »
Malheureusement, Augustin, à Cassiciacum, n'avait pas que
le souci de son âme et de son salut : il en avait mille autres.
Il en sera ainsi pendant [toute son existence. Jusqu'au bout, il
aspirera à la solitude, à la vie en Dieu, et jusqu'au bout, Dieu
lui imposera la charge de ses frères. Ce grand esprit vivra sur-
tout par la charité.
Chez Verecundus, non seulement il était maître de maison,
mais il avait à diriger et à administrer tout un domaine rural.
Il est probable que chacun des hôtes de la villa s'y employait
avec lui. On se partagea les rôles. Le bon Alypius, qui était au
courant des affaires et qui connaissait les arcanes de la procé-
dure, se chargea des relations extérieures, — des achats et des
ventes, probablement aussi de la comptabilité. Sans cesse, il
était sur la route de Milan. Augustin tenait la correspondance,
distribuait, chaque matin, leur travail aux tâcherons de la
ferme. Monique s'occupait du ménage, ce qui n'était pas une
mince besogne dans une maison oii, tous les jours, on était
neuf à table. Mais la Sainte s'acquittait de ses humbles fonc-
tions avec une bonté et une abnégation touchantes : « Elle pre-
nait soin de nous, dit Augustin, comme si nous eussions tous
été ses enfans, et elle nous servait, comme si chacun de nous
eût été son père. »
Regardons-les un peu, ces « enfans » de Monique. Outre
Alypius, que nous connaissons déjà, il y avait le jeune Adéodat,
l'enfant du péché, — « mon fils Adéodat, dont le génie promet de
grandes choses, si mon amour pour lui ne m'abuse pas. » Ainsi
parle son père. Ce petit garçon était, paraît-il, un prodige,
comme le sera, plus tard, le petit Biaise Pascal : « L'esprit de cet
enfant m'épouvantait, » horrori mihi erat illud ingenium, — dit
SAI^T AUGUSTIN. 247
«ncore son père. Ce qu'il y a de sur, c'est qu'il fut une âme
angélique. Quelques mots de lui nous ont été conservés par
Augustin. Ils embaument comme une gerbe de lys.
Plus près de la terre sont les autres membres de la famille :
Navigius, son oncle, brave homme, dont nous ne savons rien,
sinon qu'il avait une maladie de foie, — l'ictère du colon afri-
cain, — et que, pour ce motif, il s'abstenait des plats sucrés.
Rusticus et Lastidianus, les deux cousins, personnages aussi
effacés que des figurans de tragédie. Enfin, les élèves d'Augus-
tin : Trygetius et Licentius. Le premier, qui venait de faire un
stage dans l'armée, était passionné pour l'histoire, u comme
un vétéran. » Bien que son maître lui ait donné la parole dans
quelques-uns de ses dialogues, sa physionomie reste, pour nous,
imprécise. Il n'en est pas de même pour Licentius. Le fils de
Romanianus, le mécène de Thagaste, fut le disciple chéri d'Au-
gustin. On s'en aperçoit.: Toutes les phrases qu'il lui a consa-
crées ont une chaleur d'accent, une couleur et un relief qui
saisissent.
Ce Licentius se présente à nous comme le type de l'enfant
gâté et du fils de famille, pétulant, vaniteux, présomptueux, très
familier, ne se privant pas, à l'occasion, de plaisanter son
professeur. Avec cela, étourdi, sujet à de brusques engouemens,
superficiel et un peu brouillon. Au demeurant, le meilleur fils
du monde : mauvaise tête, mais bon cœur. C'était un franc païen,
et je crois [qu'il le resta toute sa vie, malgré les exhortations
d'Augustin et celles du doux Paulin de Noie, qui le chapitrait en
prose et en vers. Gros mangeur et beau buveur, il faisait péni-
tence à la table plutôt frugale de sainte Monique. Mais, quand
la fièvre de l'inspiration s'emparait de lui, il en oubliait le boire
et le manger, et, dans sa soif poétique, il aurait tari, — nous
dit son maître, — toutes les fontaines de l'Hélicon. Licentius
versifiait avec passion : « C'est un poète presque parfait, » écrit
Augustin à Romanianus. L'ancien rhéteur savait son monde et
comme il faut parler au père d'un élève riche, surtout quand il
est votre bienfaiteur. A Cassiciacum, sous les yeux indulgens
d'Augustin, l'élève mettait en vers la romanesque aventure de
Pyrame et de Thisbé. Il en déclamait des morceaux devant les
hôtes de la villa, car il avait une belle voix sonore. Puis, il
plantait là le poème commencé, et, subitement, il s'éprenait de
tragédies grecques, auxquelles, d'ailleurs, il ne comprenait rien.:
248 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qui ne l'empêchait pas d'en rompre la tête à tout venant. Un
autre jour, c'étaient les chants d'Église, alors dans toute leur
nouveauté, qui l'enthousiasmaient. Ce jour-là, du matin au soir,
on entendait Licentias chanter des cantiques.
A ce propos, Augustin raconte, avec une bonhomie candide,
une certaine anecdote, qui, aujourd'hui, a besoin de toute l'in-
dulgence du lecteur, pour se faire accepter. Comme elle nous
introduit au plus intime de ces mœurs mi-païennes, mi-chré-
tiennes, qui étaient encore celles d'Augustin, je la rapporterai
dans sa simplicité.
Un soir donc, après le diner, Licentius étant sorti, se dirigea
vers un retrait mystérieux, et, là, tout à coup, il se mit à
chanter ce verset de psaume : Dieu des vertus, convertis-nous,
montre-nous ta face, et nous serons sauvés ! Depuis quelque temps,
en effet, il ne chantait plus autre chose. Il répétait ce verset à
satiété, comme on fait d'une mélodie nouvellement apprise.
Mais la pieuse Monique, qui l'entendit, ne put supporter que,
dans pareil lieu, on chantât des paroles aussi saintes. Elle
rabroua le coupable. Sur quoi, le jeune écervelé répliqua assez
lestement :
— Suppose, bonne mère, qu'un ennemi m'ait enfermé dans
cet endroit : est-ce que tu crois que Dieu ne m'aurait pas écouté
tout de même ?...
Le lendemain, il n'y songeait plus et, quand Augustin lui
rappela l'incident, il déclara n'en avoir nul remords.
— Pour moi, reprit l'excellent maître, je n'en suis point
choqué... En effet, ni cet endroit même, qui a scandalisé ma
mère, ni les ténèbres de la nuit ne sont que trop en disconve-
nance avec ce cantique. Car d'où penses-tu que nous demandions
à Dieu de nous retirer, pour nous convertir et contempler son
visage ? N'est-ce pas de cette sentine des sens, où nos âmes sont
plongées, et de ces ténèbres, dont l'erreur nous enveloppe?...
Et comme, ce jour-là, on discutait sur l'ordre établi par la
Providence, Augustin en prit prétexte pour faire à son élève
un petit sermon édifiant. L'espiègle Licentius, ayant écouté le
sermon, conclut non sans malice :
— Voyez un peu, quel concours admirable de circon-
stances pour me prouver que rien n'arrive, sinon dans le plus
bel ordre et pour notre plus grand bien !
Cette réponse nous donne le ton de l'entretien entre Augus-
SAINT AUGUSTIN. 249
tin et ses élèves. Néanmoins, si libre et enjouée que fût leur
conversation, elle était toujours solide, elle visait à instruirer.
N'oublions pas que le rhéteur de Milan est encore professeur.
Pendant la plus grande partie de la journée, il n'était occupé
que des deux jeunes gens qu'on lui avait confiés. Dès qu'il avait
expédié les affaires de la ferme, causé avec ses paysans et donné
ses ordres aux ouvriers, il reprenait son métier de rhéteur. Le
matin, on expliquait ensemble les Églogues de Virgile. Le soir,
on discutait philosophie. Quand le temps était beau, on descen-
dait dans la prairie, et la discussion se poursuivait à l'ombre des
châtaigniers. S'il pleuvait, on se réfugiait dans la salle de repos
attenant aux bains : il y avait là des lits, des coussins, des sièges
moelleux, commodes pour la causerie, et la température égale
des étuves voisines était bonne pour les bronches d'Augustin.
Nul apprêt dans ces dialogues, rien qui sente l'école. La
dispute partait des choses qu'on avait sous les yeux, parfois
d'un événement menu et fortuit. Une nuit qu'Augustin ne
dormait pas, — il avait des insomnies fréquentes, — la discus-
sion fut commencée au lit. Car le maître et ses élèves cou-
chaient dans la même chambre. L'oreille dressée dans les
ténèbres, il faisait attention au murmure intermittent du ruis-
seau. Et il cherchait à s'expliquer ces intermittences... Soudain,
Licentius s'agita sous ses couvertures, et, ramassant à tâtons
un morceau de bois qui traînait, il tapa contre le pied de son
lit, pour mettre en fuite les souris. Donc, il ne dormait pas, lui
non plus, ni Trygetius, qui se retournait aussi dans son lit.
Augustin en fut ravi : il avait deux auditeurs. Incontinent, il
leur posa la question : (( Pourquoi ces intermittences dans le
cours du ruisseau? N'obéissent-elles pas à une loi secrète?... »
Un thème de controverse était trouvé. Pendant plusieurs jours,
on discuta sur l'ordre des choses.
Une autre fois, avant d'entrer dans la salle de bain, ils
s'arrêtèrent, pour regarder une bataille de coqs. Augustin fît
remarquer aux jeunes gens « un certain ordre plein de conve-
nance dans tous les mouvemens de ces animaux privés de raison :
— Voyez le vainqueur! leur dit-il. Son chant est fier. Ses
membres ramassés font la roue, en signe orgueilleux de domi-
nation . Et voyez le vaincu, sans voix, le cou déplumé, l'attitude
honteuse. Tout cela a je ne sais quelle beauté, en harmonie avec
les lois de la nature... »
250 REVUE DES DEUX MONDES.
Nouvel argument en faveur de l'ordre : la discussion de la
veille va rebondir.
Cette petite scène familière vaut la peine que nous nous y
arrêtions, nous aussi. Elle nous montre un Augustin, non seu-
lement très épris de la beauté, mais très attentif au spectacle du
monde qui l'entoure. Les combats de coqs sont encore fort h la
mode dans cette société romaine de la fin de l'Empire. La
sculpture y avait, depuis longtemps, trouvé de gracieux sujets.
Quand on lit ce passage d'Augustin, on se rappelle, entre autres
motifs semblables, cette urne funéraire du Latran, où l'on voit
représentés deux petits garçons, l'un qui pleure sur son coq
vaincu, l'autre qui presse tendrement entre ses bras et qui baise
le sien, le coq vainqueur, reconnaissable à la couronne qu'il
tient dans ses ergots.
Augustin est toujours très près de ces humbles réalités. A
tout instant, les choses extérieures font irruption dans le dia-
logue du maître et de ses disciples... Ils sont au lit, par une
nuit pluvieuse de novembre. Peu à peu, une lueur vague colore
les fenêtres. Ils se demandent si c'est la lune, ou la pointe de
l'aube... Ailleurs, le soleil se lève dans toute sa splendeur, et
l'on décide qu'on ira dans le pré s'asseoir sur l'herbe. Ou bien le
ciel se rembrunit : on apporte les lumières. Ou encore c'est
l'apparition du diligent Alypius, qui arrive de Milan...
De même qu'il note au passage ces détails fugitifs, Augustin
accueille tous ses hôtes dans ses dialogues, il les admet à la
discussion : sa mère, son frère, ses cousins, Alypius entre deux
voyages d'affaires, et jusqu'à l'enfant Adéodat.II connaît le prix
du bon sens populaire, la divination d'un cœur pur, ou d'une
àme pieuse nourrie dans la prière. Souvent Monique entrait
dans la salle, où l'on discutait, pour annoncer que le dîner était
servi, ou pour tout autre motif. Son fils la priait de rester.
Modestement, elle s'étonnait d'un tel honneur :
— Mère, dit Augustin, est-ce que tu n'aimes pas la vérité?
Alors, pourquoi rougirais-je de te donner une place parmi nous?
Même si tu n'aimais la vérité que médiocrement, je devrais
encore te recevoir et t'écouter. A plus forte raison, puisque tu
as pour elle un plus grand amour que pour moi, et je sais de
quel amour tu m'aimes!... rien ne saurait te détacher de la
vérité, ni la crainte, ni la douleur, quelle qu'elle soit, ni la
mort même. N'est-ce pas, de. l'aveu de tous, le plus haut degré
SAINT AUGUSTIN. 251
de la philosophie ? Gomment he'siter, après cela, à me déclarer
ton disciple ?
Et Monique, toute confuse d'un tel éloge, de répondre avec
une alTectueuse brusquerie :
— Tais-toi ! Jamais tu n'as débité de plus grands men-
songes î
La plupart du temps, ces entretiens étaient de purs jeux dia-
lectiques, selon le goût de l'époque, des jeux un peu pédans, et
subtils jusqu'à la fatigue. Le bouillant Licentius ne s'y plaisait
pas toujours. Il avait des distractions fréquentes, dont son
maître le tançait. Mais enfin, celui-ci entendait à la fois amuser
ses deux nourrissons et exercer leur intelligence. A la fin d'une
discussion, il leur disait, en riant :
— A cette heure, le soleil m'avertit de remettre dans la
corbeille les jouets que j'avais apportés pour les enfans...
Remarquons-le, en passant : c'est la dernière fois, — avant
les siècles, qui vont venir, d'universel silence intellectuel ou de
scolastique aride, — c'est la dernière fois qu'on agite de hautes
questions sur ce ton de badinage élégant et avec cette liberté
d'esprit. La tradition commencée par Socrate sous les platanes
de l'Ilissus va se clore, avec Augustin, sous les châtaigniers de
Gassiciaeum.
Et pourtant, quels que soient l'enjouement et la fantaisie
de la forme, le fond de ces dialogues sur les Académiques , sur
VOrdre et sur la Vie heureuse, est sérieux, très sérieux même.
La meilleure preuve de l'importance qu'Augustin y attachait,
c'est que, par la suite, il les publia, après avoir pris soin de les
faire sténographier. Des notarii assistaient à ces discussions et
n'en laissaient rien perdre. L'avènement du scribe, du notaire,
date de cette époque. L'administration du Bas-Empire fut
eilroyablement paperassière. A son contact, l'Église le devint
aussi. Ne nous en plaignons pas trop, si cette manie écrivante
nous a valu, avec beaucoup de fatras, de précieux documens
historiques. En ce qui concerne Augustin, ces procès-verbaux
des conférences de Gassiciaeum ont au moins le mérite de nous
renseigner sur l'état d'âme du futur évêque d'Hippone, en un
moment décisif de sa vie.
Malgré leur apparence d'exercices scolaires, ces Dialogues
nous révèlent, en effet, les préoccupations intimes d'Augustin
au lendemain de sa conversion. En ayant l'air de réfuter les
252 REVUE DES DEUX MONDES.
Académiques, il combat les erreurs dont il a si longtemps
souffert. Il définit son idéal nouveau. Non, la recherche de la
vérité, sans l'espoir de l'atteindre, ne saurait procurer le
bonheur. Et le bonheur véritable n'est qu'en Dieu. Et, s'il existe
un ordre dans les choses, il faut mettre de l'ordre aussi dans
son âme, pour la rendre capable de contempler Dieu. Il faut
apaiser en elle le tumulte des passions : d'où la nécessité de la
réforme intérieure et, finalement, de l'ascétisme.
Mais Augustin se rend bien compte que ces vérités ont besoin
d'être adaptées à la faiblesse des deux jeunes gens qu'il instruit,
et aussi du commun des hommes. En ces années-là, il n'a pas
encore l'intransigeance que lui donnera bientôt une plus haute
vertu, intransigeance d'ailleurs combattue sans cesse par sa
charité et par des ressouvenirs tenaces de lettré. En matière de
morale mondaine et d'éducation, il formule alors la règle de
conduite que la sagesse chrétienne de l'avenir adoptera : (( Si
vous avez toujours l'ordre à cœur, dit-il à ses élèves, il faut
retourner à vos vers. Car la connaissance des sciences libérales,
mais une connaissance sobre et réglée, forme des hommes qui
aimeront la vérité... Mais il est d'autres hommes, ou, pour
mieux dire, d'autres âmes, qui, bien que retenues dans leurs
corps, sont recherchées, pour des noces immortelles, par le
meilleur et le plus beau des époux. Ces âmes, il ne leur suffit
pas de vivre, elles veulent vivre heureuses... Pour vous, allez,
en attendant, retrouver vos Muses ! »
Allez retrouver vos Muses : le beau mot ! Qu'il est humain et
qu'il est sage! Voilà nettement indiqué le double idéal de ceux
qui continuent à vivre dans le monde selon la loi chrétienne de
sobriété et de modération, — et de ceux qui aspirent à vivre en
Dieu. Quant à Augustin, son choix est fait. Il ne retournera plus
la tête en arrière. Ces dialogues de Gassiciacum, c'est son adieu
suprême à la Muse païenne.
n. — l'extase de sainte monique
On passa l'hiver à Gassiciacum. Si absorbé qu'il fût par les
travaux de la villa et par le souci de ses élèves, Augustin s'oc-
cupait surtout de la grande affaire de son salut.
Les Soliloques, qu'il écrivait alors, reproduisent jusqu'au ton
passionné des méditations auxquelles il se livrait habituellement
SAINT AUGUSTIN. 253
pendant ses veillées et ses nuits d'insomnie. Il cherchait Dieu,
en gémissant : « Fac me Pater, qu3erere te : Fais, ô mon Père,
que je te cherche! » Mais il le cherchait encore plus en phi-
losophe qu'en chrétien. Le vieil homme n'était pas mort en lui.
Il n'avait pas dépouillé complètement le rhéteur, ni l'intellec-
tuel. Il restait le cœur trop tendre, qui avait tant sacrifié aux
affections humaines. Dans ces ardens dialogues entre sa raison
et lui, on sent bien que la raison n'est pas tout à fait maîtresse :
« Je n'aime maintenant que Dieu et l'àme, » déclare Augustin
avec une pointe de présomption. Et sa raison, qui le connaît,
de répondre : « Tu n'aimes donc pas tes amis? — J'aime l'âme :
comment pourrais-je ne pas les aimer? » Que manque-t-il
à cette phrase, d'un sentiment exquis et déjà si détaché,
pour donner un son purement chrétien? A peine une nuance
d'accent.
Lui-même commençait à s'apercevoir qu'il fallait moins
philosopher et se rapprocher davantage de l'Écriture, — en
écouter la sagesse, avec un cœur contrit et humilié. Sur les
indications d'Ambroise, qu'il avait consulté par lettre, il entre-
prit de lire les prophéties de Jérémie, comme celui de tous les
livres sacrés qui contient l'annonce la plus claire de la Rédemp-
tion. Les difficultés, qu'il y rencontra, le découragèrent : il en
remit la lecture à plus tard. Entre temps, il avait envoyé à la
municipalité de Milan sa démission de professeur de rhétorique.
Puis, quand le moment fut venu, il adressa par écrit, à l'évêque
Ambroise, la confession de ses erreurs et de ses fautes, en lui
marquant son intention bien arrêtée de recevoir le baptême. Il
le reçut sans bruit, le 25 avril, aux fêtes de Pâques de l'an-
née 387, avec son fils Adéodat et son ami Alypius. Celui-ci s'y
était préparé pieusement, s'infiigeant les plus rudes austérités,
jusqu'à marcher pieds nus, en hiver, sur le sol glacé.
Voilà donc les solitaires de Gassiciacum de retour à Milan.
Les deux élèves d'Augustin l'avaient quitté. Trygetius était sans
doute reparti pour l'armée. Licentius s'installait à Rome. Mais
un autre compatriote, un Africain de Thagaste, Evodius, ancien
agent d'atïaires de l'Empereur, vint s'adjoindre -au petit groupe
des nouveaux convertis. Evodius, futur évêque d'Uzale, en
Afrique, et baptisé avant Augustin, était un homme d'une piété
scrupuleuse et d'une foi entière. Il s'entretenait dévotement
avec son ami, qui, au sortir du baptême, goûtait tout l'apaise-
254 REVUE DES DEUX MONDES.
ment de la Grâce. On parlait de cette communauté que saint
Ambroise avait fondée ou organisée aux portes de Milan, et, par
comparaison avec une vie si aus-tère, Augustin s'apercevait que
celle qu'il avait menée à Cassiciacum était encore entachée de
paganisme.il fallait aller jusqu'au bout de la conversion, vivre
en cénobite, à la façon d'Antoine et des solitaires de la Thé-
baïde. Alors il réfléchit qu'il possédait toujours un peu de bien
à Thagaste, une maison, des champs. On s'y établirait, on vivrait
là, dans le renoncement, comme des moines. La pureté du petit
Adéodat le prédestinait à cette existence ascétique. Quant à
Monique, qui, depuis longtemps, avait pris le voile des veuves,
elle n'avait Tien à changer à ses habitudes, pour mener, auprès
de son fils et de son petit-fils, une vie toute sainte. D'un com-
mun accord, on décida qu'on se rembarquerait pour l'Afrique,
et qu'on y mettrait ce projet à exécution.
Ainsi, au lendemain de son baptême, Augustin n'a qu'un
désir : s'ensevelir dans la retraite, vivre d'une vie humble et
cachée, partagée entre l'étude de l'Ecriture et la contemplation
de Dieu. Dans la suite, ses ennemis l'accusèrent de s'être con-
verti par ambition, en vue des honneurs et des richesses de
l'épiscopat. C'est une calomnie toute gratuite. Sa conversion fut
des plus sincères, des plus désintéressées, — et aussi des plus
héroïques : il avait trente-trois ans. Quand on songe à tout ce
qu'il avait aimé, à tout ce qu'il abandonnait, on ne peut que
courber la tête et fléchir le genou devant la haute vertu d'un
tel exemple.
La caravane se mit en route, dans le courant de l'été, et
traversa l'Apennin pour s'embarquer à Ostie. La date de cet
cxoden'apu être précisée. Peut-être Augustin et ses compagnons
fuyaient-ils devant les bandes de l'usurpateur Maxime, qui, dès
la lin d'août, franchit les Alpes, et marcha sur Milan, tandis que
le jeune Valentinien se réfugiait à Aquilée avec toute sa cour.
En tout cas, c'était un voyage fatigant, surtout en cette saison
chaude. Monique arriva très afl'aiblie. Une fois à Ostie, on dut
attendre le départ d'un bateau pour l'Afrique. L'occasion propice
ne se présentait pas tous les jours. A cette époque-là, on était
à la merci de la mer, du vent, et de mille autres circonstances.
Le temps ne comptait point, on le dépensait avec prodigalité. On
voyageait à petites journées, en longeant les côtes, où les escales
se prolongeaient au gré du patron. Sur ces navires, — des balan-
SAINT AUGUSTIN. 255
celles à peine pontées, — si la traversée était interminable et
peu sûre, elle était surtout fort incommode. On ne se hâtait
point d'en subir les tortures, on les espaçait le plus possible par
des relâches multipliées. Pour toutes ces raisons, nos Africains
firent un assez long séjour à Ostie. Ils descendirent sans doute
chez des frères chrétiens, des hôtes d'Augustin ou de Monique,
dans une maison tranquille, loin du bruit et des foules cosmo-
polites,^qui encombraient les hôtelleries du port.
Placée à l'embouchure du Tibre, Ostie était à la fois le port
et l'entrepôt de Rome. Les navires de l'annone y apportaient
les huiles et les blés d'Afrique. C'était un lieu de transit pour le
commerce, un point de débarquement pour les immigrans de
toutes les parties de la Méditerranée. Aujourd'hui, il n'en reste
plus qu'un misérable village. Mais, à quelque distance de cette
bourgade, les fouilles des] archéologues ont fait surgir, en ces
derniers temps, les vestiges d'une grande ville. A l'entrée, ils
ont découvert une nécropole, avec des tombeaux en arcosolia,
où fut peut-être déposé le corps de sainte Monique, — et, dans
cette nécropole, une belle statue mutilée, un Génie funéraire
ou une Victoire, aux larges ailes repliées comme celles des
anges chrétiens. Puis, le forum avec ses boutiques, la caserne
des vigiles, des thermes, un théâtre, plusieurs grands temples,
des rues à galeries, pavées de larges dalles, des magasins pour
les marchandises : on y reconnaît encore, alignés contre les
murs, les trous dans lesquels s'emboitaient les panses des am-
phores. Tous ces débris éveillent l'idée d'un centre populeux, où
le mouvement du trafic et de la navigation était intense.
Dans cette ville bruyante, Augustin et sa mère trouvaient
pourtant le moyen de se recueillir, de s'unir par la méditation
et la prière. Au milieu de cette agitation un peu vulgaire, parmi
cette rumeur de marine et de commerce, se place une scène
mystique où l'amour purifié de la mère et du fils nous apparaît
comme dans une lumière d'apothéose. Ils eurent, à Ostie, comme
un avant-goùt de l'union éternelle en Dieu. C'était dans la mai-
son où ils étaient descendus. Ils causaient doucement, appuyés
à une fenêtre, qui s'ouvrait sur le jardin... Mais la scène a été
popularisée par le tableau trop fameux d'Ary Schelïer. On se le
rappelle : deux figurés pâles, exsangues, dépouillées de chair,
où ne vivent que des yeux ardens élancés vers l'azur, — un
azur dense, impénétrable, lourd de tous les secrets de l'éternité.
256 REVUE DES DEUX MONDES.
Nul objet sensible, rien, absolument rien ne les distrait de leur
contemplation. La mer elle-même, quoique indiquée par le
peintre, se confond presque avec la ligne bleue de l'horizon.
Deux âmes et le ciel, — voilà tout le sujet.
C'est de la poésie vivante figée dans de la pensée abstraite.
L'attitude des personnages, — noblement assis et non plus ap-
puyés au rebord de la fenêtre, — a pris, dans le tableau de
Sclieffer, on ne sait quoi d'apprêté, de légèrement théâtral. Et
l'ensemble est d'une sécheresse froide, qui contraste avec la
chaleur lyrique du récit des Confessions.
Pour moi, j'avais toujours cru, — peut-être sur la foi de ce
tableau, — que la fenêtre de la maison d'Ostie s'ouvrait, par-
dessus le jardin, jusqu'à la perspective de la mer. La mer, sym-
bole de l'infini, devait être présente, — me semblait-il, — à
l'entretien suprême de Monique et d'Augustin. A Ostie même,
j'ai dû abandonner cette idée trop littéraire : la mer y est in-
visible. Sans doute, à cette époque, le rivage n'était pas aussi
ensablé qu'il l'est aujourd'hui. Mais la côte est tellement basse
que, tout près de l'embouchure actuelle du Tibre, on ne devine
la proximité de la mer que par le refiet des vagues dans l'atmo-
sphère, une sorte de halo nacré, qui tremble au bord du ciel.
Maintenant, j'incline à penser que la fenêtre de la maison d'Os-
tie était plutôt tournée vers le vaste horizon mélancolique de
YAgro romano : « Nous parcourûmes, l'une après l'autre, — dit
Augustin, — toutes les choses corporelles, jusqu'au ciel lui-
même. » N'est-il pas vraisemblable de supposer que ces choses
corporelles, — ces formes de la terre, avec ses plantes, ses
fleuves, ses villes et ses montagnes, — ils les avaient sous les
yeux ? Le spectacle austère qui se déroulait devant leur regard
était d'accord, en tout cas, avec les dispositions de leurs âmes.
Cette grande plaine désolée n'a rien d'opprimant, rien qui
retienne la vue sur des détails trop matériels. Les couleurs en
sont pâles et légères, comme sur le point de s'évanouir. D'im-
menses étendues stériles, uniformément fauves, oii brille, çà et
là, un peu de rose, un peu de vert ; des genêts, des ajoncs près
des berges de la rivière, ou quelques boschetti aux feuillages
poussiéreux, qui tranchent faiblement dans la blondeur du sol.
A droite, une forêt de pins. A gauche, les ondulations des col-
lines romaines expirent dans un vide d'une tristesse infinie. Au
fond, la masse violette des monts Albains, aux contours voilés
SAINT AUGUSTIN. 257
et très doux, se dessine confusément sur le cristal limpide et
souriant du ciel.
Accoudés à la fenêtre, Augustin et Monique regardaient.
C'était au crépuscule sans doute, à l'heure oii les fenêtres méri-
dionales s'ouvrent à la fraîcheur, après une journée brûlante.
Ils regardaient : « Nous admirions, dit Augustin, la beauté de
tes œuvres, ô mon Dieu!... » Rome était là-bas, derrière les
collines, avec ses palais, ses temples, le resplendissement de
ses dorures et de ses marbres. Mais l'image lointaine de la Ville
impériale ne pouvait vaincre cette tristesse éternelle qui monte
de VAgro. Un air de nostalgie funèbre pesait sur cette lande,
prête à sombrer sous l'envahissement des ombres. Ces vaines
apparences corporelles qui se défaisaient d'elles-mêmes, comme
il était facile de s'en détacher!... <( Alors, reprend Augustin,
nous portâmes plus haut nos esprits. » (Il parle comme si lui
et sa mère s'étaient élevés, d'un vol égal, à la contemplation.
Plus probablement, il y fut entraîné par Monique, depuis long-
temps familière avec les voies spirituelles, habituée aux visions,
aux colloques mystiques avec son Dieu...) Où était-il ce Dieu?
Toutes les créatures interrogées par leur pressante supplication
leur répondaient : Quxre super nos!... Cherche au-dessus de
nous ! » Ils cherchaient, ils montaient toujours : « Nous par-
vînmes à nos âmes, mais nous les dépassâmes pour atteindre,
Seigneur, à cette région d'inépuisable abondance, où tu ras-
sasies éternellement Israël du pain de Vérité... Or, tandis que
nous parlions, et que nous nous élancions, affamés, vers cette
région divine, par un bond de tout notre cœur, nous y tou-
châmes un instant... Puis, en soupirant, nous retombâmes, y
laissant attachées les prémices de notre esprit, et nous redescen-
dîmes à ces balbutiemens de nos lèvres, — à cette parole mor-
telle, qui commence et qui finit... »
(( Nous retombâmes! » L'inexprimable vision s'était éclipsée.
Mais un grand silence s'était fait en eux, silence des choses,
silence de l'âme. Et ils se disaient ;
(( Si ce silence pouvait se prolonger, toutes les autres
visions inférieures se dissoudre, et cette vision unique emporter
l'âme, l'absorber et l'abîmer dans la joie de la contemplation,
de telle sorte que la vie éternelle fût semblable à cet instant
d'intelligence, qui nous a fait soupirer d'Amour, — ne serait-ce
pas là l'accomplissement de cette parole : (( Entre dans la joie
TOME XV. — 1913. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
de ton Seigneur? » Et quand y entrerons-nous? N'est-ce point,
ô mon Dieu, lorsque nous ressusciterons d'entre les morts ??.. »
lis reprenaient terre peu à peu. Les couleurs mourantes du
couchant s'éteignaient dans les brumes de VAgro. Le monde
entrait dans la nuit. Alors, Monique, touchée d'un infaillible
pressentiment, dit à Augustin :
— Mon fils, pour moi, il n'y a plus rien qui me charme, en
cette vie. Je ne sais, en vérité, ce que je fais ici-bas, ni pourquoi
j'y suis encore!... Une seule chose me faisait souhaiter d'y rester
quelque temps, c'était le désir de te voir, avant de mourir,
chrétien et catholique. Mon Dieu a comblé ce désir au delà de
mes vœux!... Que fais-je donc ici?s..
Elle le sentait : son message était rempli. Elle avait épuisé,
comme dit Augustin, toute l'espérance du siècle, consumptâ spe
sœculi. Pour elle, le départ était proche. Cette extase fut celle
d'une mourante, qui a levé un coin du voile et qui n'est déjà
plus de cette terre.
En effet, cinq ou six jours après, elle tomba malade. Elle
avait les lièvres. Le climat d'Ostie était fiévreux, comme il l'est
encore aujourd'hui, et il était malsain habituellement, à cause
de tous ces étrangers qui apportaient là les contagions de
l'Orient. En outre, les fatigues d'un long voyage, en plein été,
avaient exténué cette femme vieille avant l'âge. Elle dut s'aliter.
Bientôt son état empira, au point qu'elle perdit tout à fait con-
naissance. On crut qu'elle agonisait. Tous s'empressaient autour
de son lit : Augustin, son frère Navigius, Evodius, les deux
cousins de Thagaste, Rusticus et Lastidianus. Mais, tout à coup,
elle tressaillit, se souleva, l'air égaré :
— Où étais-je? dit-elle.
Puis, voyant la consternation sur les visages, devinant qu'elle
était perdue, elle prononça d'une voix ferme :
— Vous enterrerez, ici, votre mère !
Navigius, épouvanté par cette image de la mort, protesta,
de tout son amour filial :
— Non, mère, tu guériras! Tu reverras la patrie, tu ne
mourras pas sur la terre étrangère !
Elle le regarda avec des yeux douloureux, comme affligée de
ce qu'il parlait si peu chrétiennement, et, se tournant vers
Augustin :
SAINT AUGUSTIN. 259
— Entends-tu ce qu'il dit?
Et, après un silence, elle reprit d'une voix plus ferme,
comme pour dicter à ses fils ses dernières volontés :
— Enterrez ce corps où vous voudrez, et ne vous en mettez
point en peine ! La seule chose que je vous demande, c'est de vous
souvenir de moi à l'autel du Seigneur, partout où vous serez !...
C'était le sacrifice suprême! Comment une Africaine, si
attache'e à son pays, pouvait-elle accepter d'être ensevelie en
terre étrangère? Dans cette société, où les idées païennes
demeuraient encore vivaces, le lieu de la sépulture était une
grosse affaire. Monique, comme toutes les autres veuves, avait
pris soin de la sienne. A Thagaste, elle avait fait préparer sa
place, à côté de son mari Patritius.Et voilà que, maintenant, elle
paraissait y renoncer. Les compagnons d'Augustin s'étonnaient
d'une telle abnégation. Quant à lui, il admirait que la Grâce
eût transformé à ce point l'âme de sa mère. Et, songeant à
toutes les vertus de sa vie, à la ferveur de sa foi, — dès cet
instant, il ne douta point qu'elle ne fût une sainte.
Elle languit encore quelque temps. Enfin, le neuvième jour
de sa maladie, elle expira à l'âge de cinquante-six ans.
Augustin lui ferma les yeux. Une douleur immense gonflait
son cœur. Pourtant, lui qui avait les larmes si promptes, il eut
le courage de ne pas pleurer... Tout à coup, un sanglot perçant
éclata dans la chambre mortuaire : c'était le jeune Adéodat qui
se lamentait à la vue du cadavre. Il sanglotait d'une façon tel-
lement déchirante que les assistans, démoralisés par la
détresse de celte plainte, furent obligés de le faire taire. Cela
frappa si profondément Augustin, que, bien des années après,
le brisement de ce sanglot résonnait encore à son oreille. « Il
me sembla, — dit-il, — que c'était mon âme d'enfant, qui
s'échappait ainsi avec les gémissemens de mon fils. » Pour lui,
— de tout l'effort de sa raison en lutte contre son cœur, — il
ne voulait considérer que la gloire où la Sainte venait d'entrer.
Ses compagnons étaient dans les mêmes sentimens... Aussitôt,
Evodius saisit un psautier et, devant le corps à peine refroidi
de Monique, il entonna le psaume : « Je chanterai, Seigneur, ta
miséricorde et ta justice. » Tous ceux qui étaient dans la maison
reprenaient les versets du chant sacré.
Cependant, on entraîna Augustin dans une pièce voisine,
tandis que les ensevelisseurs procédaient à la toiJette funèbre.
260 REVUE DES DEUX MONDES.
Ses amis et ses proches l'entouraient. Il consolait les autres et
lui-même. Selon l'usage, il discourait sur la délivrance de
l'àme fidèle, sur la béatitude qui lui est promise. On aurait pu
croire qu'il était insensible : « Mais, moi, mon Dieu, tout en
parlant, je m'approchais de ton oreille, où nul ne pouvait
m'entendre, je me reprochais ma faiblesse, et je m'efforçais
d'arrêter le ilux de ma douleur... Hélas! je savais tout ce que
je comprimais dans mon cœur. »
Même à l'église, où l'on offrit le sacrifice pour l'àme de
Monique, puis au cimetière, devant le cercueil, il ne pleura
point. Par une pudeur toute chrétienne, il craignait de scanda-
liser ses frères, en imitant la désolation des païens et de ceux
qui meurent sans espérance. Mais cet effort même qu'il faisait
pour retenir ses larmes lui devenait une autre souffrance. Sa
journée s'acheva dans une tristesse noire, une tristesse qu'il
n'arrivait point à secouer et sous laquelle il étouffait. Alors, se
souvenant du proverbe grec : « le bain chasse les soucis, » —
l'idée lui vint, pour en finir, d'aller aux thermes. Il entra au
tepidarium, s'allongea sur la plaque brûlante. Remède inutile :
« L'amertume de mon chagrin ne sortit point de mon cœur
avec la sueur qui coulait de mes membres. » Les serviteurs
l'enveloppèrent de linges tièdeset le conduisirent au lit de repos.
Accablé par la fatigue et par tant d'émotions, il s'endormit
d'un lourd sommeil. Le lendemain, au réveil, une alacrité
nouvelle remplissait tout son être. Des vers chantaient dans sa
mémoire : c'étaient les premières paroles de l'hymne confiante
et joyeuse de saint Ambroise :
Dieu créateur de toutes choses,
Modérateur des cieux, qui revêts
Le jour de splendeur et de beauté, —
Donne à la nuit la grâce du sommeil,
Afin que le repos rende nos membres fatigués
A leur labeur coutumier,
Relève nos âmes abattues
Et les délivre des angoisses et des deuils!...
Soudain, à ce mot de deuils, la pensée de sa mère morte
ressurgit en lui, avec le regret de toute la tendresse dont il
était privé. Un flot de désespoir le roula. Il s'abattit, en sanglo-
tant, sur son lit, et il pleura enfin toutes les larmes qu'il refou-
lait depuis si longtemps.
SAINT AUGUSTIN. 261
III. — LE MOINE DE TUAGASTE
Près d'une année s'écoula avant qu'Augustin se remît en
route. On s'explique mal ce retard. Pourquoi différa-t-il ainsi
son retour en Afrique, lui qui était si pressé de fuir le Monde?
Il est probable que la maladie de Monique, le soin de ses
funérailles et d'autres affaires à régler le retinrent à Ostie jus-
qu'au seuil de l'hiver. Le temps était redevenu mauvais, la mer
dangereuse. La navigation s'interrompait régulièrement dès le
mois de novembre, quelquefois même plus tôt, dès les premiers
jours d'octobre, si les tempêtes de l'équinoxe étaient exception-
nellement violentes. Il fallut attendre la belle saison. Puis on
apprit que les flottes de l'usurpateur Maxime, alors en guerre
contre Théodose, bloquaient les côtes d'Afrique. Les voyageurs
risquaient d'être capturés par l'ennemi. Pour toutes ces raisons,
Augustin ne put s'embarquer avant la fin de l'été suivant.
Dans l'intervalle, il s'établit à Rome. Il y employa ses loisirs
à se documenter sur les manichéens, ses frères de la veille.
Converti au catholicisme, il devait prévoir des attaques pas-
sionnées de la part de ses anciens coreligionnaires. Pour leur
fermer la bouche, il réunit contre eux un volumineux dossier,
bourré des plus récens scandales. Il se préoccupa aussi d'appro-
fondir leurs doctrines, afin de les mieux réfuter : le dialecticien
ne sommeillait jamais en lui. Entre temps, il visitait les mo-
nastères romains, en étudiait la règle et l'organisation, y cher-
chant un modèle pour le couvent qu'il projetait toujours de
fonder dans son pays. Enfin, dans le courant d'août ou de
septembre 388, il revint à Ostie, où il trouva un bateau qui
partait pour Carthage.
Quatre ans auparavant, vers la même époque, il faisait le
même voyage en sens inverse. La traversée était belle, on per-
cevait à peine le mouvement du navire. C'est le temps des
grands calmés en Méditerranée. Jamais elle n'est plus féerique
que dans ces mois d'été. Le ciel, légèrement teinté de bleu, se
confond avec la mer toute blanche, étalée en une large nappe
sans rides, moire liquide et souple, où passent des frissons
d'ambre et des rousseurs orangées, quand le soleil se couche.
Nulle forme précise, seulement des reliefs d'une suavité étrange,
des vapeurs nacrées, la douceur de l'azur à l'infini.
262 REVUE DES DEUX MONDES.
Augustin, à Garthage, s'était accoutumé à la magnificence
de ces spectacles marins. En ce moment, la mer avait la même
face apaisée et radieuse qu'il lui avait vue quatre ans plus tôt.
Mais combien, depuis, son âme était changée! Au lieu du
trouble et du mensonge qui déchiraient son cœur et qui l'enté-
nébraient, la lumière sereine de la Vérité, et, plus profond que
celui de la mer, le grand apaisement de la Grâce. Augustin
rêvait. Au loin, les îles Lipari s'enfonçaient dans les ombres
crépusculaires, le cratère fumeux du Stromboli n'était plus
qu'un point noir, cerné entre le double azur du ciel et des
vagues. Ainsi, le souvenir de ses passions, de toute sa vie aaté-
rieure sombrait sous la montée victorieuse de la paix céleste. Il
croyait que cet état délicieux allait se prolonger, emplir toute
la durée de sa vie nouvelle : il ne savait rien au monde de plus
doux...
Encore une fois, il se méconnaissait. Sur le plancher fragile
de ce bateau qui le portait, il ne sentait -pas la force de l'énorme
élément, assoupi sous ses pieds, et qui allait se déchaîner au
premier souffle du vent, — et il ne se sentait pas non plus la
surabondance d'énergie qui gonflait son cœur renouvelé par la
Grâce, — énergie qui allait susciter une des existences les plus
complètes, les plus ardentes, les plus riches de pensée, de cha-
rité et d'œuvres, qui aient illuminé l'histoire. Tout à son rêve
de cloître, au milieu des amis qui l'entouraient, il se répétait
sans doute la parole de l'Ecriture : « Voici qu'il est bon et doux
que des frères habitent sous le même toit... » Il pressait les
mains d'Alypius et d'Evodius, tandis que des larmes montaient
à ses yeux.
Le soleil avait disparu. Toute l'étendue frigide, désertée par la
lumière, s'éteignait dans l'angoisse confuse de la nuit tombante.
Enfin, après avoir longé les côtes de la Sicile, ils arrivèrent
à Garthage. Augustin ne fit qu'y passer II avait hâte de revoir
Thagaste et de s'y ensevelir dans la retraite. Gependant des
signes favorables l'y accueillirent et semblèrent l'encourager
dans sa résolution. Un songe avait annoncé son retour à son
ancien élève, le rhéteur Elogius. Il assista aussi à la guérison
miraculeuse d'un avocat de Garthage, Innocentius, chez qui il
était descendu avec ses compagnons.
Il partit donc pour Thagaste aussitôt qu'il le put. Tout de
SAINT AUGUSTIN, 263
suite, il s'y rendit populaire, en donnant aux pauvres le peu
qui lui restait de l'héritage paternel, selon le précepte évangé-
lique. En quoi consista au juste ce dépouillement volontaire,
il ne nous l'a point dit entérines suffisamment explicites. Il parle
d'une maison et de quelques petits champs, paucis agellulis, —
qu'il aurait aliénés. Pourtant, il ne cessa point d'y demeurer,
tout le temps qu'il fut à Thagaste. Il est probable qu'il vendit,
en effet, ces quelques lopins de terre, qu'il possédait encore, et
qu'il distribua le produit de la vente aux indigens. Quant à la
maison, il l'aurait cédée, avec ses dépendances, à la Commu-
nauté catholique de sa ville natale, à condition d'en conserver
l'usufruit et de recevoir, en échange, ce qui était nécessaire à
sa subsistance et à celle de ses frères. A cette époque, beaucoup
de personnes pieuses procédaient ainsi, lorsqu'elles donnaient
leurs biens à l'Eglise. Les biens d'Eglise étant intangibles et
exempts d'impôts, c'était une manière détournée de se soustraire
soit aux rapines du fisc, soit aux confiscations arbitraires ou
aux expropriations à main armée. En tout cas, les âmes déta-
chées du monde et avides de repos trouvaient, dans ces dona-
tions, un moyen héroïque de s'épargner le souci d'une fortune
ou d'une propriété à gérer. Quand ces fortunes et ces propriétés
étaient considérables, les généreux donateurs éprouvaient, nous
dit-on, une véritable délivrance à s'en débarrasser.
La question matérielle une fois réglée, Augustin s'occupa
d'aménager, dans sa maison, un monastère à la ressemblance
de ceux qu'il avait vus à Rome et à Milan. Son fils Adéodat, ses
amis Alypius et Evodius, Sévère, qui devint évêque de Milève,
partageaient sa solitude. Mais il y avait sûrement, auprès de
lui, d'autres solitaires, auxquels il fait allusion dans ses lettres.
Leur règle était sans doute encore un peu lâche. Les frères de
Thagaste n'étaient point soumis à la claustration. Tout se bor-
nait, pour eux, à des jeûnes, à un régime spécial, à des prières
et à des méditations en commun.
Dans cette retraite à demi rustique (le monastère se trou-
vait aux portes de la ville), Augustin était heureux : il avait
enfin réalisé le projet qui lui tenait au cœur depuis si long-
temps. Se recueillir, prier, étudier l'Écriture surtout, l'appro-
fondir jusque dans ses parties les plus secrètes, la commenter
avec cette ferveur et cette piété, dont l'Africain a, de tout temps,
entouré ce qui est écrit, — il lui semblait qu'il y avait là, pour
2G4 REVUE DES DEUX MONDES.
lui, de quoi remplir toutes les minutes de sa vie. Mais ce n'est
pas en vain que, pendant près de vingt ans, on a enseigné,
disserté, discuté, écrit. Augustin a beau s'être converti : à
Thagaste, comme à Gassiciacum, il se souvient toujours de
l'école. Pourtant, il fallait en finir une bonne fois. Le nouveau
moine fit ce qu'on pourrait appeler son testament de professeur.
Il acheva alors ou il revit des traités didactiques, qu'il avait
commencés à Milan et qui embrassaient tous les arts libéraux :
la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie,
l'arithmétique, la philosophie, la musique. De tous ces livres, il
ne termina que le premier, le traité sur la grammaire, — les
autres n'étaient que des résumés : ils sont, aujourd'hui, perdus.
En revanche, nous avons conservé les six livres sur la Musique,
commencés aussi à Milan, et qu'il acheva, comme en se jouant,
pendant ses loisirs de Thagaste. Ce sont des dialogues entre lui
et son élève, le poète Licentius, sur la métrique et la versifica-
tion. Mais nous savons par lui-même qu'il se proposait de pous-
ser plus loin son œuvre, et, dans une seconde partie, d'écrire
sur la mélodie, c'est-à-dire sur la musique proprement dite. 11
n'en trouva jamais le temps : « quand une fois, dit-il, le far-
deau des affaires ecclésiatiques me fut imposé, toutes ces douces
choses me sont tombées des mains. »
Ainsi le moine Augustin ne se repose de la prière et de la
méditation, que pour s'occuper de musique et de poésie. Il a
cru devoir s'en excuser : (c En cela, je n'ai eu qu'une intention.
Sans vouloir arracher brusquement les jeunes gens ou les per-
sonnes d'un autre âge, que Dieu a douées d'un bon esprit, aux
idées sensibles et aux lettres charnelles, auxquelles il leur est
difficile de ne pas être attachées, — j'ai essayé, par les leçons du
raisonnement, de les en détourner peu à peu, et, par l'amour
de l'immuable vérité, de les attacher au Dieu, seul maître de
toutes choses... Celui qui lira ces livres, verra que, si j'ai fré-
quenté les poètes et les grammairiens, c'est plutôt forcé par les
nécessités du voyage, que par le désir de me fixer au milieu
d'eux... Telle est la vie que j'ai choisie pour marcher avec les
faibles, n'étant pas très fort moi-même, plutôt que de me pré-
cipiter dans le vide avec des ailes encore débiles... »
Encore une fois, comme tout cela est humain, et sage, — et
modeste aussi! Augustin n'a rien d'un fanatique. 'Nulle con-
science plus droite que la sienne, plus obstinée même à déraci-
SAINT AUGUSTIN. 265
ner l'erreur. Mais il sait qu'il est homme, que la vie d'ici-bas
est un voyage parmi d'autres hommes faibles comme lui, et il
s'accommode aux nécessités du voyage. Oui, sans doute, pour
le chrétien, parvenu au suprême renoncement, qu'est-ce que la
poésie, qu'est-ce que la science, « qu'est-ce que tout cela qui n'est
•pas éternel? » Pourtant, ces lettres et ces sciences charnelles
sont autant d'échelons ménagés à notre faiblesse, pour l'élever
insensiblement jusqu'au monde intelligible. Prudent conducteur
des âmes, Augustin ne veut pas brusquer l'ascension. En ce qui
concerne la musique, il serait peut-être encore plus indulgent,
pour elle, que pour les autres arts : car « c'est par les sons que
l'on saisit le mieux quel est, dans toute l'espèce de mouvemens,
le pouvoir des nombres; et leur étude, nous conduisant ainsi
par degré jusqu'aux secrets les plus intimes et les plus élevés
de la vérité, découvre, à ceux qui l'aiment et la recherchent, la
Sagesse et la Providence divines en toutes choses... » Il y
reviendra toujours, à celte musique tant aimée, il y reviendra
malgré lui. Sévèrement, il se reprochera, plus tard, le plaisir
qu'il goûte aux chants d'église : le vieil instinct persistera quand
même. Il était né musicien. Il le restera jusqu'à son agonie.
A ce moment de sa vie, s'il ne rompt pas tout à fait avec
les arts et les lettres profanes, c'est, avant tout, pour des raisons
de convenance pratique. Une autre préoccupation perce encore
à travers ces traités didactiques : celle de prouver aux païens
qu'on peut être chrétien, sans être, pour cela, un barbare et
un illettré. En face de ses adversaires, la position d'Augustin
est extrêmement forte. Aucun d'eux n'était en mesure de riva-
liser avec lui ni pour l'étendue des connaissances, ni pour la
diversité heureuse, ni pour la richesse des dons intellectuels.
Tout l'héritage antique, il l'avait entre ses mains. Il pouvait
dire aux païens : « Ce que vous admirez chez vos écrivains et
vos philosophes, je l'ai fait mien. Le voilà! Reconnaissez sur
mes lèvres l'accent de vos orateurs!... Eh bien! tout cela, que
vous prisez si haut, moi je le méprise! La science du monde
n'est rien sans la sagesse du Christ! »
Evidemment, la rançon de cette culture universelle, — peut-
être, sur certains points, trop embrassante, — Augustin l'a
payée : il a souvent abusé de sa science, de sa virtuosité ora-
toire et dialectique. Qu'importe, si, même dans ces excès, il
n'est guidé que par le souci des âmes, par le désir de les édifier
266 REVUE DES DEUX MONDES.
et de leur souffler son ardeur de charité. A Thagaste, il discute
avec ses frères, avec son fils Adéodat. Il est toujours le maître :
il en a conscience, mais, dans ce rôle périlleux, que d'humilité!
La conclusion du livre du Maître, qu'il écrivit alors, c'est que
toutes les paroles de celui qui enseigne sont inutiles, si le
Maître intérieur n'en révèle la vérité à celui qui écoute.
Sous le manteau bourru du moine, il continue donc son mé-
tier de rhéteur. Il est venu à Thagaste avec l'intention de se
retirer du monde et de vivre en Dieu, — et le voilà qui dispute,
qui disserte et qui écrit plus que jamais! Le monde le poursuit
et l'obsède jusque dans sa retraite. Il se dit que, là-bas, à Rome,
à Garthage, à Hippone, il y a des gens qui pérorent sur le
forum et dans les basiliques, qui chuchotent dans les concilia-
bules secrets, et qui séduisent de pauvres esprits désarmés
contre l'erreur. Au plus vite, il faut confondre ces imposteurs,
les démasquer, les réduire au silence. De tout son cœur Augus-
tin se jette à cette tâche, où il excelle. Il attaque, surtout, ses
anciens amis les manichéens. Il écrit plusieurs traités contre
eux. A voir l'acharnement qu'il y met, on juge de la place que
le manichéisme avait tenu dans sa pensée, et aussi des progrès
de la secte, en Afrique.
Cette campagne fut même la cause de tout un renouvelle-
ment dans sa manière d'écrire. Afin d'atteindre les lecteurs les
plus incultes, il se mit à employer la langue populaire, ne recu-
lant pas devant un solécisme, lorsque ce solécisme lui paraissait
indispensable pour expliquer sa pensée. Ce dut être, pour lui,
une cruelle mortification. Jusque dans ses derniers écrits, il
tint à prouver que nulle élégance de langage ne lui était étran-
gère. Mais sa véritable originalité n'est pas là. Quand il fait du
beau style, sa période est lourde, empêtrée, souvent obscure. Au
contraire, rien de plus vif, de plus clair, de plus coloré, et,
comme nous disons aujourd'hui, de plus direct que la langue
familière de ses sermons et de certains de ses traités. Cette
langue-là, il l'a vraiment créée. Avec son besoin d'éclaircir,
de commenter et de préciser, il a senti combien le latin clas-
sique est malhabile à décomposer les idées et à en traduire les
nuances. Et ainsi, dans un latin populaire, déjà tout près des
langues romanes, il a ébauché la prose analytique, qui est
l'instrument de la pensée occidentale moderne.
Non seulement, il bataille contre les hérétiques, mais son
SAINT AUGUSTIN. 267
inquiète amitié franchit sans cesse les murs de sa cellule, pour
voler vers les absens chers à son cœur. Il faut qu'il s'e'panche
auprès de ses amis, qu'il leur livre ses me'ditations : ce ner-
veux, ce malade, qui dormait mal, passait une partie de ses
nuits à méditer. L'argument qu'il a trouvé dans son insomnie
d'hier, ses amis le sauront. Il les comble de ses lettres. Il écrit
à Nébride, à Romanianus, à Paulin de Noie, à des inconnus et
à des gens illustres, en Afrique, en Italie, en Espagne, en
Palestine. Un moment viendra où ses lettres seront de véritables
encycliques, qu'on lira dans tout le monde chrétien. Il écrit
tellement qu'il est souvent à court de papier. Il n'a pas assez
de tablettes pour y consigner ses notes. Il en demande à Roma-
nianus. Ses belles tablettes, celles d'ivoire, sont épuisées : il s'est
servi de la dernière pour une lettre de cérémonie, et il s'excuse,
auprès de son ami, de lui écrire sur un méchant bout de vélin.
Avec cela, il s'occupe des affaires de ses concitoyens. Au-
gustin, à Thagaste, est un personnage. Les bonnes gens du
municipe n'ignorent point qu'il est éloquent, qu'il a des rela-
tions étendues, qu'il est au mieux avec les puissances. Ils
réclament sa protection ou son entremise. Peut-être même
l'obligent-ils à les défendre en justice. Ils sont fiers de leur
Augustin. Et, comme ils ont peur que quelque ville voisine ne
leur ravisse leur grand homme, ils font la garde autour de sa
maison : ils l'empêchent de trop se montrer dans le voisinage.
D'accord avec eux, Augustin, lui aussi, se cachait le plus pos-
sible, redoutant qu'on ne le fit évêque, ou prêtre malgré lui.
Car, en ce temps-là, c'était le danger que couraient les chré-
tiens riches, ou de talent. Les riches donnaient leurs biens aux
pauvres, quand ils étaient entrés dans les ordres. Les hommes
de talent défendaient les intérêts de la communauté, ou lui
attiraient d'opulens donateurs. Pour toutes ces raisons, les
églises besogneuses ou mal administrées guettaient, comme
une proie, le célèbre Augustin.
Malgré cette surveillance, ce perpétud tracas d'affaires, les
travaux de toute sorte dont il se chargeait, il goûtait à Thagaste
une paix qu'il ne retrouvera jamais plus. On dirait qu'il se re-
cueille et qu'il rassemble toutes ses forces, avant le grand labeur
épuisant de son apostolat. Dans cette campagne numide, si ver-
doyante et si fraîche, oii mille souvenirs d'enfance l'entouraient,
où il ne pouvait faire un pas sans rencontrer l'image toujours
268 REVUE DES DEUX MONDES.
vivante de sa mère, il s'élevait vers Dieu avec plus de confiance.
Lui qui cherchait, dans les choses sensibles, des échelons, pour
monter aux réalités spirituelles, il regardait encore cette nature
familière avec des yeux amis. Des fenêtres de sa chambre, il
voyait les pins de la forêt arrondir leurs têtes comme de petites
coupes de cristal à la tige mince et svelte. Sa poitrine cicatrisée
respirait délicieusement les odeurs résineuses des beaux arbres.
Il écoutait en musicien les ramages des oiseaux. Les scènes
changeantes de la vie rustique l'émouvaient toujours. C'est à
cette époque qu'il écrivait : « Dis-moi, est-ce que le rossignol
ne te semble pas moduler sa voix à ravir? Est-ce que son chant,
si nombreux, si suave, si bien d'accord avec la saison, n'est pas
la voix même du printemps?... »
IV. AUGUSTIN PRÊTRE
Celte halte fut de courte durée. Bientôt va commencer, pour
Augustin, l'ère des tribulations, celle des luttes et des voyages
apostoliques.
Et d'abord il eut à pleurer son fils Adéodat, ce jeune homme
qui promettait de si grandes choses. Il est infiniment probable,
en effet, que le jeune moine mourut à Thagaste, dans l'inter-
valle des trois années que son père y passa. La douleur d'Au-
gustin fut profonde, mais, comme pour la mort de sa mère, il
domina son chagrin de toute la force de son espérance chré-
tienne. Sans doute, il aimait son fils autant qu'il était fier de
lui. On se souvient dans quels termes il a parlé de ce génie
adolescent, dont la précocité l'épouvantait. Peu à peu, sa dou-
leur s'apaisa, pour faire place à la plus douce résignation. Quel-
ques années après, il écrira, à propos d' Adéodat : « Seigneur,
tu l'as promptement retiré de cette terre, mais c'est d'un esprit
tranquille que je pense à lui. Mon souvenir n'est mêlé d'aucune
crainte, ni pour l'enfant, ni pour l'adolescent qu'il fut, ni pour
l'homme qu'il eût été. » Aucune crainte! Quelle différence avec
les habituels sentimens de ces jansénistes, qui se crurent ses
disciples! Tandis qu'Augustin pense à la mort de son fils avec
une joie calme et grave qu'il dissimule à peine, ces messieurs de
Port-Royal ne pensaient au jugement de Dieu qu'avec tremble-
ment. Leur foi ne ressemblait guère à la foi lumineuse et con-
fiante d'Augustin. Pour lui, le salut c'est la conquête de la joie.
SAINT AUGUSTIN. 269
A Thagaste, il vivait en joie. Chaque matin, en s'éveillant
devant les pins de la foret, embuée par la rosée de l'aube, il pou-
vait dire, de tout son cœur : « Mon Dieu, donne-moi la grâce de
demeurer ici, sous ces ombrages de paix, en attendant ceux de ton
paradis I «Mais on continuait à l'épier. Une foule de gens avaient
intérêt à ce que cette lumière ne restât pas cachée sous le bois-
seau. Peut-être qu'un piège lui fut délibérément tendu. En tout
cas, il eut l'imprudence de quitter sa retraite pour aller à Hip-
pone. Il s'imaginait y être en sûreté, parce que, cette ville étant
pourvue d'un évèque, on n'y avait aucun prétexte pour le faire
consacrer malgré lui.
Un habitant d'Hippone, un agent d'affaires de l'Empereur,
implorait son assistance spirituelle. Des doutes, prétendait-il, le
retardaient encore sur la voie de la conversion totale. Augustin
seul serait capable de l'aider à en sortir. Celui-ci, escomptant
déjà une nouvelle recrue pour son monastère de Thagaste, se
décida à se rendre à l'appel de ce fonctionnaire.
Or, s'il y avait un évêque, àllippone, — un certain Valérius,
— les prêtres manquaient. En outre, Valérius prenait de l'âge.
Grec d'origine, il savait mal le latin et ignorait totalement le
punique : gros empêchement, pour lui, dans 'ses fonctions de
juge, d'administrateur et de catéchiste. La connaissance des
deux langues était indispensable à un ecclésiastique, en un
pays, comme celui-là, où la majorité de la population rurale ne
parlait que le vieil idiome carthaginois. Tout cela nous prouve
que le catholicisme se trouvait en mauvaise posture dans le
diocèse d'Hippone. Non seulement, il y avait disette de prêtres,
mais l'évêque était un étranger, mal familiarisé avec les usages
d'Afrique. L'opinion réclamait, à sa place, un homme du pays,
jeune, actif, suffisamment muni d'érudition et d'éloquence pour
tenir tête aux hérétiques, comme aux schismatiques du parti de
Donat, — et aussi suffisamment habile pour gérer les intérêts
de l'église d'Hippone et surtout pour les faire prospérer. N'ou-
blions pas qu'à cette époque aux yeux de la multitude des
misérables, le christianisme est d'abord la religion qui donne du
pain. Dès ce temps-là, l'Église s'employait de son mieux à
résoudre l'éternelle question sociale.
Pendant le séjour d'Augustin à Hippone, Valérius fit, dans
la basilique, un sermon, où il déplorait justement ce manque de
prêtres, dont souffrait la communauté. Mêlé aux auditeurs, Augus-
270 REVUE DES DEUX MONDES.
tin écoutait, confiant dans son incognito. Mais le secret de sa
présence avait transpiré. Tandis que l'évêque prêchait, des gens
le désignèrent. Aussitôt, des énergumènes se saisirent de lui, et
le traînèrent au pied de la chaire épiscopale, en criant :
— Augustin prêtre! Augustin prêtre!
Telles étaient les habitudes démocratiques des églises d'alors.
On en voit assez les inconvéniens. Ce qu'il y a de sûr, c'est
qu'Augustin aurait risqué sa vie, en résistant, et que l'évêque
aurait provoqué une émeute, en lui refusant la prêtrise. En
Afrique, on ne badine pas avec les passions religieuses, surtout
lorsque la politique et l'intérêt les exaspèrent. Au fond, l'évêque
était enchanté de cette brutale capture, qui allait lui valoir un
si éminent collaborateur. Séance tenante, il ordonna le moine
de Thagaste. Et ainsi, comme dit son élève Possidius, le futur
évêque de Guelma, — « cette lampe brillante qui recherchait les
ténèbres de la solitude, fut placée sur le lampadaire... » Augus-
tin, qui reconnaissait, dans cette aventure, le doigt de Dieu,
s'inclina donc devant la volonté populaire. Néanmoins, il se
désespérait et il pleurait à l'idée de la charge qu'on voulait lui
imposer. Alors, quelques assistans, se méprenant sur le sens de
ses larmes, lui dirent, pour le consoler :
— Oui, tu as raison! La prêtrise est indigne de tes méritesi?
Mais tu peux être certain que tu seras notre évêque!
Augustin savait tout ce que la multitude entendait par là et
ce qu'elle exigeait de son évêque. Lui qui rêvait de sortir du
monde, il s'effrayait des soucis pratiques qu'il lui faudrait assu-
mer. Et la partie spirituelle de son administration ne l'effrayait
pas moins. Parler de Dieu! Annoncer la parole de Dieu! il se
jugeait indigne d'un si haut ministère. Il y était si mal pré-
paré 1 Pour remédier, autant qu'il le pouvait, à ce défaut de
préparation, il aurait souhaité qu'on lui accordât un peu de
loisir jusqu'à la Pàque suivante. Dans une lettre adressée à
Valérius et, sans doute, destinée à être rendue publique, il
exposa humblement les raisons pour lesquelles il demandait un
délai. Elles étaient si justes et si honorables pour lui que, très
probablement, l'évêque céda. Le nouveau prêtre reçut l'autori-
sation de se retirer dans une maison de campagne, voisine
d'Hippone. Ses ouailles, qui se défiaient de leur pasteur, ne lui
auraient pas permis de s'éloigner trop.
Le plus tôt possible, il entra en fonctions. Peu à peu, il devint
SAINT AUGUSTIN^ 271
le véritable coadjiiteur de l'évêque, qui se déchargea sur lui de
la prédication et du soin d'administrer le baptême aux catéchu-
mènes. Parmi les prérogatives épiscopales, c'étaient les deux plus
importantes. Les évêques y tenaient extrêmement. Quelques col-
lègues de Valérius .se scandalisèrent même de ce qu'il permît à un
simple prêtre de prendre la parole devant lui, dans son église.:
Bientôt, d'autres évêques, frappés des avantages de cette inno-
vation, imitèrent l'initiative de Valérius et permirent à leurs
clercs de prêcher, même en leur présence. Tant d'honneurs
n'enivrèrent point le prêtre d'Hippone. Il en sentait surtout les
périls, et il les considérait comme une épreuve infligée par
Dieu : <( On m'a fait violence, disait-il, sans doute en punition
de mes fautes ; car, pour quel autre motif pourrais-je croire
qu'on m'ait confié la seconde place au gouvernail, moi qui ne
savais même pas tenir une rame !... »
Cependant, il n'avait point renoncé à ses intentions de vie
cénobitique. Prêtre, il entendait rester moine. C'était un crève-
cœur, pour lui, que d'avoir été contraint d'abandonner son mo-
nastère de Thagaste. Il fit part de ses regrets à Valérius qui, com-
prenant l'utilité du couvent comme séminaire de futurs prêtres,,
lui donna un verger, appartenant à l'église d'Hippone, pour y
établir une nouvelle communauté. Ainsi fut fondé ce monastère,
qui allait fournir un grand nombre de clercs et d'évêques à
toutes les provinces d'Afrique.
Parmi les ruines d'Hippone, vieille cité romaine et phéni-
cienne, on cherche, sans grand espoir de le retrouver jamais,
l'emplacement du monastère d'Augustin. On voudrait le voir
sur cette colline où se déversait autrefois, dans des citernes
colossales, l'eau, amenée par un aqueduc, des montagnes pro-
chaines, et où se dresse, aujourd'hui, une basilique toute neuve
qui, de la haute mer, attire les regards. Derrière la basilique,
un couvent, où les Petites Sœurs des Pauvres entretiennent
une centaine de vieillards. Ainsi se perpétue, au milieu des
Africains musulmans, le souvenir du grand marabout chré-
tien. On aurait peut-être souhaité là un édifice d'un goût plus
purement et plus sobrement antique. Mais, en somme, la piété
de l'intention suffit. Cet hospice convient parfaitement pour
évoquer la mémoire de l'illustre évêque, qui ne fut que cha-
rité. Quant à la basilique, l'Afrique a fait tout ce qu'elle a pu,
afin de la rendre digne de lui. Elle lui a donné ses marbres les
272 REVUE DES DEUX MONDES.
plus précieux, et, pour l'encadrer, un de ses plus beaux paysages.
C'est le soir surtout, au moment du crépuscule, que ce pay-
sage prend toute sa valeur et tout son charme signifiant. Les
rougeurs du couchant découpent le profil noir des montagnes,
qui dominent la vallée de la Seybouse. Glacée de reflets, la
rivière pâle descend avec lenteur vers la mer. Le golfe, immen-
sément, resplendit, pareil à une plaque de sel étrangement rosée.
Dans cette atmosphère sans vapeurs, la netteté des rivages, l'im-
mobilité figée des lignes ont quelque chose de saisissant. C'est
comme un aspect inconnu et virginal de la planète. Puis, les
constellations s'allument, avec un éclat, une matérialité hallu-
cinante. Le Chariot, couché au bord de l'Edough, semble un
chariot véritable, en marche à travers les vallons du ciel. Une
paix profonde enveloppe la campagne agricole et pastorale, où
montent, par intervalles, les aboiemens des chiens de garde...
Mais on peut le placer n'importe où, aux environs d'Hippone,
ce monastère d'Augustin : partout la vue est aussi belle. De tous
les points de la plaine, gonflée par l'amas des ruines, on aper-
çoit la mer: une large baie, arrondie en courbes molles et
suaves comme celle de Naples. Tout autour, un cirque de mon-
tagnes : les étages verdoyans de l'Edough, aux pentes fores-
tières. Le long des chemins en corniche, de grands pins sonores,
où passe la plainte éolienne du vent marin. Azur de la mer,
azur du ciel, nobles feuillages italiques, c'est un paysage lamar-
tinien, sous un soleil plus brûlant. La gaité des matins y est un
rafraîchissement pour le cœur et les yeux, lorsque la lumière
naissante rit sur les coupoles peintes des maisons et que
des voiles d'ombre bleue flottent entre les murs, éclatans de
blancheur, des ruelles montantes.
Parmi les orangers et les oliviers d'Hippone, Augustin aurait
pu couler des jours heureux, comme à Thagaste. La règle,
qu'il avait instituée dans son couvent et à laquelle il se sou-
mettait le premier, n'était ni trop relâchée, ni trop austère, —
telle enfin qu'elle devrait être pour des hommes qui ont vécu
dans la culture des lettres et les travaux de l'esprit. Nulle affec-
tation d'excessive austérité. Augustin et ses moines portaient des
vêtemens et des chaussures très simples, mais convenables à un
évèque et à des clercs. Comme les laïques, ils se couvraient du
byrrhus, manteau à capuchon, qui semble bien l'ancêtre du
burnous arabe. Tenir le juste milieu entre la recherche et la
SAINT AUGUSTIN. 273
négligence du costume, observer la mesure en tout, voilà ce que
voulait Augustin. Le poète Rutilius Numatianus, qui attaquait
alors, avec une sombre ironie, les moines sordides et lucifuges,
n'aurait pu qu'admirer, dans le monastère d'Hippone, une de'cence
et une sobriété qui rappelaient l'es mœurs antiques, en ce qu'elles
avaient de meilleur. Pour la table, pareille modération. On y
servait habituellement des légumes, et quelquefois de la viande,
quand il y avait des malades ou des étrangers. On y buvait un
peu de vin, contrairement aux prescriptions de saint Jérôme, qui
condamnait le vin comme un breuvage diabolique. Lorsqu'un
moine manquait à la règle, il était privé de sa part de vin.
Par un reste d'élégance chez Augustin, — ou peut-être
parce qu'il n'en possédait pas d'autres, — les couverts, dont il
se servait, étaient d'argent. En revanche, la vaisselle et les
plats étaient en terre cuite, en bois, ou en albâtre vulgaire.
Très sobre dans le boire et le manger, Augustin, à table, ne pa-
raissait attentif qu'à la lecture ou à la discussion. Peu lui im-
portait ce qu'il mangeait, pourvu que cette nourriture n'excitât
point la sensualité. Il avait coutume de répéter aux chrétiens
qui affichaient un rigorisme pharisaïque : « C'est la pureté du
cœur qui fait la pureté des alimens. » Enfin, avec son perpétuel
souci de charité, il proscrivait, au réfectoire, toute médisance
dans les conversations. En ce temps de luttes religieuses, on se
dénigrait férocement entre clercs. Augustin avait fait inscrire,
sur le mur, un distique ainsi conçu :
Celui qui se plaît à déchirer la vie des absens,
Qu'il sache qu'il est indigne de s'asseoir à cette table.
(c Un jour, dit Possidius, quelques-uns de ses amis intimes,
de ses collègues même dans l'épiscopat, ayant oublié cette sen-
tence, il les reprit vivement et s'écria, tout ému, qu'il allait
effacer ces vers du réfectoire, ou se lever de table et se retirer
dans sa cellule. J'étais présent avec plusieurs autres, quand ce
fait s'est passé. »
Ce n'étaient pas seulement des médisances, des dissensions
intérieures qui troublaient la tranquillité d'Augustin. Il cumu-
lait les fonctions de prêtre, de supérieur de couvent et d'apôtre.
Il lui fallait prêcher, instruire les catéchumènes, batailler contre
les dissidens. La ville d'Hippone était très agitée, pleine d'héré-
tiques, de schismatiques, de païens. Ceux du parti de Donat
TOME XV. — 1913. 18
214 REVUE DES DEUX MONDES.
triomphaient, chassaient les catholiques de leurs églises et de
leurs propriétés. Quand Augustin arriva dans le pays, le catho-
licisme y était bien bas. Et puis, les indéracinables manichéens
continuaient à y recruter des prosélytes. Il ne cesse pas d'écrire
des traités, de disputer contre eux, de les accabler sous la logique
minutieuse de son argumentation. A la demande des donatistes
eux-mêmes, il eut. à Hippone, dans les thermes de Sossius, une
conférence avec un de leurs prêtres, un certain Fortunatus : il
le réduisit au silence et à la fuite. Les manichéens ne se décou-
ragèrent pas pour cela : ils envoyèrent un autre prêtre.
Si les ennemis de l'Eglise se montraient tenaces, les propres
ouailles d'Augustin étaient singulièrement turbulentes, diffi-
ciles à gouverner. La faiblesse du vieux Valérius avait dû laisser
s'introduire bon nombre d'abus dans la communauté. Bientôt,
le prêtre d'Hippone eut un avant-goût des difficultés qui l'atten-
daient dans son épiscopat.
A l'exemple d'Ambroise, il entreprit d'abolir la coutume
des festins dans les basiliques et sur les tombeaux des martyrs.
C'était là une survivance du paganisme, dont les fêtes s'ac-
compagnaient de bombances et d'orgies. A chaque solennité
(elles étaient fréquentes), les païens mangeaient dans les
cours et sous les portiques qui entouraient les temples. En
Afrique surtout, ces repas publics donnaient lieu à des scènes
répugnantes de gloutonnerie et d'ivrognerie. D'habitude, l'Afri-
cain est très sobre, mais, quand il se décarême, il devient ter-
rible. On le voit bien aujourd'hui, dans les grandes fêtes mu-
sulmanes, lorsque les riches distribuent des bas morceaux de
boucherie aux indigens de leurs quartiers. Dès que ces gens,
habitués à boire de l'eau et à manger un peu de farine bouillie,
ont goûté à la viande, ou bu seulement une tasse de vin, il est
impossible de les tenir : ce sont des rixes, des coups de cou-
teau, la ruée générale dans les bouges. Qu'on se représente
cette débauche populaire s'étalant dans les cimetières et dans
les cours des basiliques, et l'on comprendra qu'Augustin se soit
efforcé de mettre un terme à de pareils scandales.
Il se concerta, pour cela, d'abord avec son évêque, Valérius,
puis avec le primat de Garthage, Aurelius, qui sera désormais
son plus ferme auxiliaire dans sa lutte contre les schismatiques.
Pendant le carême, — le sujet étant de circonstance, — il
parla contre ces orgies païennes : ce qui souleva, au dehors.
SAINT AUGUSTIN. 27)
bien des protestations. Pâques se passa sans encombre. Mais, h;
lendemain de l'Ascension, le peuple d'Hippone avait coutume
de célébrer ce qu'il appelait « la Réjouissance » par des buve-
ries et des ripailles traditionnelles. La veille, jour de la fête
religieuse, xVugustin, intrépidement, parla contre (( la Réjouis-
sance. » On interrompit le prédicateur. Quelques-uns crièrent
qu'on en faisait autant à Rome, dans la basilique de Saint-
Pierre. A Carthage on dansait autour de la tombe de saint
Cyprien. Au nasillement des flûtes, parmi les coups sourds des
tambourins, des mimes se livraient à des contorsions obscènes,
tandis que les assistans chantaient, en claquant des mains...
Augustin savait tout cela. Il déclara que ces abominations
avaient pu être tolérées autrefois, pour ne pas décourager les
païens de se convertir, mais que, dorénavant, le peuple,
devenu tout entier chrétien, devait s'en abstenir. Enfin, il
trouva des accens d'une éloquence si touchante que son audi-
toire fondit en larmes. Il crut le procès gagné.
Le lendemain, tout fut à recommencer. Des meneurs
avaient travaillé la foule, tellement qu'une émeute était à
prévoir. A l'heure de l'office, Augustin, précédé de son évêque,
se rendit néanmoins à la basilique. Au même moment, les
donatistes banquetaient dans leur église, qui était à proximité.
Derrière les murs de la leur, les catholiques entendaient le
vacarme du festin. Il fallut les adjurations les plus pressantes
du coadjuteur pour les empêcher d'imiter leurs voisins. Les
derniers murmures se calmèrent, et la cérémonie s'acheva dans
le chant des hymnes sacrées.
Augustin l'emportait. Mais le conflit en était venu au point
qu'il avait dû menacer le peuple de donner sa démission, et,
comme il l'écrivait à Alypius, de « secouer sur lui la poussière
de ses vêtemens. » Tout cela était de bien mauvais augure pour
l'avenir. Lui qui considérait déjà la prêtrise comme une
épreuve, il voyait approcher l'épiscopat avec terreur.
Louis Rertrand.-
[La cinquième partie au prochain numéro.)
LES CHOSES VOIENT
(1)
PREMIÈRE PARTIE
PROLOGUE
C'était une maison d'aspect honnête, parcimonieux et cossu,
une de ces maisons de province en pierre de taille qui semblent,
comme les objets qu'elles abritent, avoir été longtemps gardées
dans un papier soigneusement ficelé.
Il devait y avoir cent cinquante ans, à peu près, qu'elle était
installée là et que de ses cinq fenêtres, trois au premier et deux
au rez-de-chaussée, elle regardait les boules absurdes dont
Sambin a coiffé Saint-Michel.
Un siècle et demi n'est rien pour une maison. Celle-ci n'avait
donc pas de rides et pas de style. Elle n'était pas un hôtel, car
sa porte ne possédait qu'un battant. Ce n'était pas non plus un
de ces immeubles qu'on loue en partie et qui servent, tant bien
que mal, à parfaire l'équilibre budgétaire de qui les posséda :
non, elle était d'un seul tenant, très bourgeoise. Rien qu'à l'aper-
cevoir, enserrée entre le long hôtel de La Bretonnière et l'hôtel
de Chavaines, on sentait que pour avoir pris, fût-ce un si petit
espace, en ce coin aristocratique du vieux Dijon, ses habitans
avaient appartenu au tiers surélevé, parlementaire ou baso-
chard.
(1) Copyright by Perrin et C'% 191.'i.
LES CHOSES VOIENT. 217
Elle en avait gardé un air de fierté. Elle paraissait dire :
« Regardez-moi : je n'ai pas de lignes somptueuses, je suis
incommode, j'ai poussé sur un terrain allongé qu'on a utilisé
avec difficultés ; du moins, je fais honneur à mes relations. »
A mesure que le temps avait passé, d'ailleurs, ces relations
s'étaient dispersées. On ne sait trop aujourd'liui où ont échoué
les Bretonnière. Quant aux Chavaines, ils cachent à Paris le
regret de leur fortune dissipée. Les êtres ont la mobilité et l'éphé-
mère durée des vagues : seules, les choses qui leur ont servi de
témoins sont comme la mer et demeurent immuables.
Les maisons, de même que les hommes, ont un visage.
Le visage de celle-ci était étroit et correct. C'était un visage
de bon ton, buriné par les mœurs régulières.
Il reste encore en province de vieilles dames qui donnent
l'impression d'être attachées au monde, tout en traversant la vie
avec des pas de couvent; semblablement, le voisinage des Bre-
tonnière et des Chavaines avait bien pu donner à la maison un
^ir mondain : cependant son àme véritable était rivée à l'ombre
de Saint-Michel.
A peine si, le matin, la maison échappait à cette ombre.
Dès dix heures celle-ci, trottinant à petits pas, avançait vers
la place. Lentement, elle déjeunait avec les bancs qui entou-
rent le bassin et le pré d'herbes qui pousse entre les pavés.
Puis, elle faisait un saut brusque sur le trottoir et, tout d'un
coup, avalait la façade. Elle demeurait là jusqu'à quatre heures ;
après quoi, au lieu de repartir, elle s'évaporait; et, comme de
l'humidité restait ensuite sur les pierres, on pouvait croire que
chacune d'elles pleurait son départ.
Toute la journée aussi, les cloches sonnaient.
Ce n'était pas seulement pour les fêtes, les angélus ou les
messes. Il ne pouvait survenir un événement sérieux dans la
ville, qu'elles ne le criassent par-dessus les toits avec une force à
briser les vitres. Noces, enterremens, baptêmes, elles annonçaient
tout avec une égale certitude que de tels changemens survenant
dans la bonne société avaient le devoir d'intéresser la ville.
Chaque fois, la maison prenait sa part de ces excellentes
nouvelles. Même, à force d'écouter, elle avait appris à les redire.
A chaque coup, les châssis de ses fenêtres répondaient par un
sourd grésillement. Quand le bourdon entrait en branle, la
porte, elle-même, daignait s'agiter. Quelle que fût la sonnerie.
278 REVUE DES DEUX MONDES.
l -S cordes tendues au galetas pour sécher le linge se mettaient à
danser.
Ainsi il apparaissait que la maison n'était pas seulement
l'abri de gens qui se respectent, mais gardait encore la mémoire
d'une société perdue. Elle semblait toujours attendre qu'on l'in-
terrogeât pour fixer des généalogies. Elle pouvait décréter que
celui-ci était du monde et tel autre, pas. Elle était mieux que
distinguée : elle inspirait du respect et résumait des traditions.
A l'intérieur, sa disposition était singulière.
Un escalier de pierre installé au milieu la dévorait presque
en entier. Il passait, au premier, entre un énorme salon éclairé
par trois fenêtres qui donnaient sur la place et une chambre à
peu près aussi vaste. x\u rez-de-chaussée, mêmes dispositions,
mais avec des dimensions moindres, à cause du couloir d'accès.
Le second était formé par un grenier unique, haut comme une
salle de chapitre. Un petit corps de logis installé au fond de la
cour et relié au précédent par une série de pièces étroites com-
plétait les communs. Cette cour enfin n'était qu'un puits oblong,
limité, en guise de margelle, par les trois bâtimens et un mur
nu d'égale hauteur.
Dès qu'on entrait, l'air de grandeur s'évanouissait. Gela parais-
sait uniquement triste, quoique toujours convenable. Les ouver-
tures étroites, les enduits verdissans, les pièces en enfilade,
l'absence totale de confort, tout affirmait des habitudes de vie
étroite et l'obligation de réparer les heures d'apparat par une
économie de fourmi. Le résultat d'un tel système est d'ailleurs
évident. Depuis sa construction, les maîtres de la maison s'y
étaient succédé suivant des hasards de lignée, mais chaque fois
par droit d'héritage. Sur la place Saint-Michel, on ne trouvait
donc plus que les cloches et ce lieu singulier qui eussent le
droit de se reconnaître comme n'ayant pas changé. Le temps
aidant, la parvenue s'était transformée en aïeule authentique
et, seule, survivait aux ruines d'alentour.
Or, ce mercredi 21 septembre, la façade se ferma et prit un
air de morte. Le lendemain, vers huit heures, un homme appro-
cha d'elle à pas tranquilles. Une échelle légère sur l'épaule, un
seau à la main, une sacoche en bandoulière, il parcourut des
yeux avec une grande attention l'appareillage des pierres et, n'y
apercevant pas la place lisse qu'il cherchait, haussa les épaules
d'un air mécontent.
ÈES CHOSES VOIENT. 279
Il déposa ensuite son échelle, prit un pinceau, et l'ayant
trempé dans le seau, se mit à badigeonner avec soin le montant
de la porte. Quand la paroi lui parut suffisamment humide et
même un peu plus, il prit dans sa sacoche un placard rouge,
l'appliqua de son mieux à grands coups de brosse, et s'en alla.
Ce fut tout. La maison était à vendre : désormais elle n'était
plus la Maison.
Peu de monde s'en aperçut. A Dijon comme ailleurs, il s'est
fait une prodigieuse levée d'êtres sans traditions et n'ayant d'at-
tache pour aucun sol.
Durant près d'un mois, le placard, tel un soufflet, marqua
de rouge la porte close.
Puis, un soir, deux messieurs vinrent.
L'un d'eux tira de sa poche une clé, la fît jouer avec peine
dans la serrure, et, s'inclinant, dit avec une politesse obsé-
quieuse :
— Entrez chez vous, monsieur.
L'autre dit :
— Après vous, mon cher Maitre.
C'était W Cornet, notaire, pilotant M. Weissgemuth, pro-
priétaire de la Maison, depuis le matin. Ils venaient de concert
la visiter.
Avez-vous constaté qu'il est impossible de pénétrer dans une
maison inhabitée sans que chacun des pas y provoque un écho?
II semble que les choses, faites au silence, se révoltent contre
l'importun qui les dérange. Plus tard seulement, beaucoup plus
tard, elles s'habituent à de nouvelles présences coutumières...
Dès l'entrée, les murs, qui ne voient pas, mais entendent,
répercutèrent les pas des arrivans.
Deux pas, d'ailleurs, très différens. Celui de M® Cornet, no-
taire, était menu, sautillant, pressé ; un pas de moineau en quête
de la becquée. Il était l'image exacte de son possesseur, petit
homme avec de gros mollets, une tête en boule et des yeux en
vrille. Celui de M. Weissgemuth, au contraire, s'appliquait sur
le sol avec un flac sonore. Il avait l'air de prendre possession
de tout ce qu'il touchait et, à cause de cela, s'efforçait d'en toucher
le plus qu'il pouvait.
W Cornet reprit :
— J'estime qu'une belle vente, bien annoncée, sera, quoi
que vous imaginiez, le mode le plus avantageux.
280 REVUE DES DEUX MONÈES.
M. Weissgemuth répliqua :
— Je préférerais deux parts : les meubles courans que l'on
vendrait ici, les autres dont je me déferais à Paris. On n'ima-
gine pas la valeur que prend, à Paris, une vraie vieille chose,
même abimée...
Mieux à portée que les murs et plus sonore, l'escalier s'effor-
çait à son tour de reproduire cette conversation : mais les voix
encore étaient trop différentes. M° Cornet parlait net, se canton-
nant dans le registre supérieur. Ses mots avaient le goût d'un
bonbon acidulé; on pouvait croire qu'il les croquait, et l'escalier
les répétait sans peine. En revanche, la phrase de M. Weissge-
muth s'étalait comme un caramel chaud; elle collait aux mar-
ches et celles-ci, malgré leur bonne volonté, ne parvenaient pas
à la renvoyer intacte.
M. Weissgemuth conclut :
— Quand nous aurons reconnu le mobilier, nous déciderons
du moyen de nous en débarrasser le plus avantageux.
Il ajouta :
— Par principe, je suis de mon temps. Je n'aime que le neuf.
A ce moment précis, il pénétrait au salon et crut percevoir
un léger murmure. Avant même d'être dégarni, celui-ci sonnait
comme une pièce vide. Mais déjà M^ Cornet avait couru vers la
croisée, l'ouvrait triomphalement :
— Regardez!
Il y eut un court silence.
Autour de la pièce, les meubles soigneusement alignés ve-
naient de sortir de la pénombre avec l'air bourru de gens qu'on
dérange dans leur sommeil. On aurait encore pu les prendre
pour des dames distinguées qui, voyant apparaître dans leur
cercle un monsieur mal élevé, se demandent : (( Qui sont ces
gens-là? »
Planté au milieu d'eux, les sourcils froncés, M. Weissgemuth
se demandait aussi : « Qu'est-ce que cela? »
En effet, il n'apercevait aucune de ces vieilles choses, même
abîmées, qu'il s'était fait une fête d'écouler à Paris. Tout ici
était vieux, évidemment, mais pas assez. Point de crédences ;
aucun bois sculpté; rien que des fauteuils et des chaises en
acajou, recouverts d'un velours uni couleur ponceau, tels qu'on
les aimait en 1827.
— Hé bien ? interrogea M" Cornet.
LES CHOSES VOIE^T. 281
— Le reste est-il du même tonneau? répondit amèrement
M. Weissgemuth.
— • Peste I s'écria M*' Cornet, vous êtes difficile ! ils sont
pourtant, comme la maison elle-même, en excellent état.
— Continuons, fit M. Weissgemuth d'une voix sourde, nous
verrons bien...
M^ Cornet referma les volets. Ils parcoururent la grande
chambre, les petites pièces qui font suite du côté de la cour,
descendirent à la cuisine, arrivèrent enfin à la salle à manger.
Partout le même murmure les accueillait à l'entrée.
M. Weissgemuth, définitivement édifié, repassa en imagina-
tion les pendules qu'il avait aperçues. Elles étaient plutôt de
1845, et représentaient soit des bergères gothiques assises au
pied d'une croix dressée sur un rocher, soit des dames, égale-
ment gothiques, et caressant leur lévrier. Il frappa ensuite le sol
avec sa canne, et parce qu'il avait pour habitude de chiffrer ses,
impressions :
— Agréable surprise ! le tout ne vaut pas trois cents francs.
Bien qu'il n'accusât pas précisément M'^ Cornet de l'avoir
trompé, celui-ci piqué se redressa de toute la hauteur de sa
courte taille :
— Les souvenirs aussi ont leur valeur, répliqua-t-il sèche-
ment, et cette maison en est pleine.
Peut-être parce qu'une bouffée arrivait de la cour au même
instant, il sembla que la poussière dansait.
M. Weissgemuth haussa les épaules.
— Quels souvenirs?... historiques?...
M^ Cornet ne répondant pas, il reprit :
— Allons ! les gens qui habitaient ici étaient de pauvres gens!
M" Cornet continuait de rester silencieux.
— Vous les avez connus... naturellement?
— Clions de l'étude, depuis...
Cette fois M^Cornet^hésita légèrement avant de forcer la note.
— ... depuis deux siècles.
— Ruinés? poursuivit impitoyablement M. Weissgemuth.
— Je ne le crois pas, soupira encore M® Cornet.
M. AVeissgemuth sourit, réconforté soudain par une combi-
naison nouvelle.
— Soil! fit-il avec un geste coupant, on vendra tout, mais
aux enchères et sur la place publique.
282 REVUE DES DEUX MONDES,
Si ces gens, en effet, pouvaient payer, ils n'hésiteraient pas
à racheter en bloc leurs souvenirs de famille, plutôt que de les
voir dispersés de la sorte avec ignominie.
M^ Cornet s'assit délibérément sur une chaise, non sans avoir
au préalable soufflé dessus pour éviter de salir son pantalon.
— Vous aurez tort, dit-il simplement.
— Pourquoi? Serait-ce parce que vous toucherez moins?
— Vous aurez tort, répéta M® Cornet.
Il promena son regard sur le plafond et reprit après une
courte pause :
— Quand on est nouveau venu, à Dijon ou ailleurs, il vaut
mieux s'abstenir de certains gestes qui prêtent à interprétation
discourtoise.
— Je ne saisis pas, dit M. Weissgemuth avec sécheresse.
— Pourquoi le nierais-je? poursuivait M'' Cornet : je ne puis
me défendre d'un certain attendrissement a la pensée que ces
meubles ont vu vivre une famille qui n'était pas, quoi que vous
en auguriez, la première venue. De même, quand je vois un
vieux lit, je me demande quelquefois avec émotion qui y est né
et qui y est mort... Savez-vous bien, monsieur, que si cetlo
table pouvait répéter quelques-uns des propos qui se tinrent
devant elle, nous serions peut-être stupéfaits? Oh! ce qu'elle
dirait, évidemment, n'aurait rien de tragique! Elle n'a jamais
dû écouter que de braves gens, très méticuleux au point de vue
de l'honneur et de la dépense, et qui étaient, comme ces,
meubles, inconfortables, mais solidement posés sur leurs pieds...
M. AVeissgemuth, énervé par cette éloquence inattendue,
interrompit :
— ... A moins que, pour ne pas faire exception, ils n'aient
été de parfaits misérables!
— Allons donc ! Tout ici crie la vie saine, les traditions saines
comme elle. Ne pas le voir est une folie, de même que juger le
passé avec nos idées du présent. Tandis que l'un ne s'alimente plus
que de spéculations et de fièvre, l'autre était embaumé dans son
immobilité vertueuse. Vous-même, d'ailleurs, ne croyez pas à
ce que vous dites, car, en achetant la maison, c'était un peu sa
réputation que vous co!inptiez acquérir!... Dès lo-rs, à votre place,
croyez-moi, je ne vendrais rien. Tant pis pour mes honoraires!
Je ferais monter au grenier... A propos, nous ne l'avons pas
visité !
LES CHOSES VOIENT. 283
— Inutile...
— Je mettrais donc au grenier qui est très vaste le plus gros
du paquet. J'utiliserais le reste pour garnir les débarras, et je
respecterais tout entière l'odeur de vertu que fleure la maison.
M. Weissgemuth haussa les épaules :
— Mille regrets! On vendra la vertu sur la place, seul
moyen de savoir au juste ce qu'elle vaut.
— Sans compter, continuait ^M*' Cornet tenace, que tout
Dijon les connaît, ces meubles I et les reconnaîtra. Ah ! si ce
n'étaient que des reliques de morts ou de disparus! ou encore,
si on pouvait les écouler à la nuit, sans tapage... Mais des
vivans sont là, qui les ont aperçus depuis leur enfance, qui les
aiment peut-être... Et tenez, moi-même, presque à cette" place,
je me souviens d'avoir un certain soir causé pour la première
fois avec une femme qui, plus tard...
Les cloches de Saint-Michel, qui commençaient de sonner au
même instant, couvrirent la fin de la phrase.
— Il y a de quoi gagner la migraine! fît M. Weissgemuth,
exaspéré à la pensée de renoncer à sa combinaison. Est-ce
qu'elles font toujours autant de bruit?
— ' Je ne le crois pas : cependant, on est si près de l'église...
— Sortons : nous n'avons plus rien à faire ici.
Déjà M. Weissgemuth gagnait le corridor d'entrée. M^ Cornet
se leva pour le suivre.
— Alors, votre décision?
Mais la réponse ne lui parvint pas, car la porte de la salle
à manger venait de se fermer violemment. Ce fut au tour de la
porte d'entrée de battre ensuite avec un grand coup sourd. Les
intrus étaient repartis...
Alors un silence inaccoutumé écrasa la maison. C'était un
silence tel que l'ombre même, en cheminant, l'aurait troublé. Il
semblait que les choses immobiles fussent devenues plus immo-
biles que de coutume. En vain les cloches amies continuaient au
dehors de sonner à la volée, pour la première fois depuis qu'elle
existait, la maison ne répondait plus.
Cela dura cinq minutes peut-être : le temps nécessaire pour
que la porte d'entrée, qui avait mis un véritable emportement à
chasser M^ Cornet et son compagnon, cessât de trembler.
Puis un bruissement à peine perceptible commença.
Ce n'était rien que l'attouchement léger d'un peu d'air qui
284 REVUE DES DEUX MONDES.
rase les murs, le trottis d'une goutte qui descend l'escalier par
le limon : moins encore, un souffle dans les serrures comme
au fond d'un coquillage, de la poussière qui s'agitait sans
marcher...
Aucune oreille humaine n'aurait perçu cet impalpable ;
pourtant cela sourdait partout, dans chaque pièce, sous chaque
siège, le long des plinthes, autour des fenêtres refermées, au
pied des cheminées. De la girouette aux poutres de la cave, tout
reprenait vie.
Le bruissement grossit. D'où venait-il? Est-ce qu'on sait?
Cette fois, c'étaient les paravens qui, s'agitant devant le foyer,
avaient l'air de respirer. Dans le corridor, l'air venu par le
vasistas faisait : » Psst ! psst! » Il sifflait aussi au pied des croi-
sées mal jointes, faisait frissonner les vitres, retroussait le
volant des housses. Les parquets crissaient, rongés par d'invi-
sibles tarets. Les murs tremblaient tout bas.
Tout à coup, une pincette, probablement mal remise en
équilibre par M^ Cornet, tomba sur le marbre du garde-feu.
Aussitôt, ce fut un branle-bas. Eveillées à une vie inconnue,
toutes les choses s'elîaraient. Des voix soufflèrent :
— Etes-vous folle?
— Qu'est-ce qu'il y a?
— Pourquoi cette crise?
Une chaise leva son dossier avec mépris :
— C'est bien la peine de se vanter de n'avoir que deux
pieds, quand on ne peut rester d'aplomb!
La pendule placée sur la cheminée fit : « Crrr... » comme
pour sonner l'heure.
Un petit nuage de poussière accourut auprès de la pincette :
— Après tout, vous serez mieux, étendue ainsi.
Le tabouret, auquel ce grand bruit avait fait si peur qu'il en
avait sauté sur ses quatre pieds, répliqua d'un air agacé :
— Il s'agit bien de cette pécore ! Avez-vous entendu la
nouvelle? Ils veulent nous vendre sur la place!
Le mot vola :
— Nous vendre 1... nous vendre !...
Nul doute que le vent ne le portât d'étage en étage. Subite-
ment, pareille à un violon, la maison résonnait jusqu'au faite.
Tout parlait.
— Oui, c'est chose décidée, déclarait le canapé dans le salon.
LES CHOSES VOIENT. 285
— Non, répliquait la table dans la salle à manger, rien n'est
plus incertain.
Ventru et pondéré, le bulTet suggérait :
— Interrogez plutôt les patères du couloir. C'est en sortant
que la décision fut prise. Elles ont dû l'entendre parfaitement.
Mais plantées sur leur barre d'attache comme des perroquets
sur un bâton, les patères répondirent :
— La porte d'entrée a fait un tel tapage que nous n'avons
rien perçu.
Impassible, celle-ci affectait de regarder la place sans écouter.
— Espèce de folle, cria le paillasson, plutôt que de m'em-
pêcher de voir les pavés que vous apercevez tout le temps, ou
de battre stupidement quand il ne faudrait pas, parlerez-vous?
La porte agita orgueilleusement le pêne dans sa serrure :
— Je les ai mis dehors : que souhaitiez-vous de plus?
— Enfin, nous vendront-ils?
— Oh! moi, je suis bien trop solide pour être enlevée!
Un concert irrité accueillit la réplique :
— Elle s'en moque! — Hypocrite ! — Égoïste ! — Entremet-
teuse !
— Moi? grinça la porte.
— Avez-vous jamais dit qui vous laissiez passez?
Le paillasson hurlait :
— Assez souvent, bien que je sois jeune, je l'ai vue laisser
sortir la bonne, au milieu de la nuit!
— Elle n'est jamais plus muette que lorsqu'elle favorise
une aventure louche, renchérissait l'escalier.
Cependant la rampe, tremblante, précisait la nouvelle :
— C'est décidé : on vendra tout sur la place!
— Qu'est-ce que cela fait? ripostaient les casseroles dans la
cuisine : nous en venons, on s'y trouvait très bien!
Le salon gémit :
— M'expulser, quand à mon âge on est aussi bien
conservé! C'est une dépense absurde.
Un flambeau ricana :
— Vous avez bien expulsé votre prédécesseur !
— Il n'était même pas digne du grenier!
— Au fait, reprit l'escalier, ils l'ont oublié, le grenier...
- — Vous verrez qu'on ne songera pas au secrétaire !
— Ni au miroir!
286 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ni à l'horloge !
— A quoi servent-ils, là-haut?
— On les brûlera, peut-être!
— On ne sait pas qu'ils existent!
Encore les voix s'entre-croisaient, tel un essaim d'abeilles.
— Le grenier! On a oublié le grenier!
Si bien que dans ce grenier, enfin, ceux dont on s'occupait
ainsi commençaient d'entendre le vacarme.
— Qu'y a-t-il ? murmura le secrétaire, outrageusement sourd.
— La jeunesse qui s'amuse... répondit l'horloge.
— On parle de nous, fit le miroir.
Et s'appuyant de leur mieux contre l'entrait qui les soute-
nait, chacun d'eux s'elVorça d'écouter.
Le salon n'avait pas menti. C'étaient bien trois vieux meubles,
de ces meubles précisément que M. Weissgemuth aurait aimé
trouver, pour les offrir à un brocanteur de Paris. Ils n'avaient
d'ailleurs entre eux aucun rapport de style.
Le secrétaire, né sous Louis XVI, portait encore très beau.
Quoique boiteux, il ne lui déplaisait pas de faire parade de ses
pieds en corne de biche. Il aimait aussi à rappeler que, jadis,
chacun de ses tiroirs était orné d'un bouton ciselé. Une entrée
de serrure, également ciselée et demeurée sur l'abattant, témoi-
gnait de l'exactitude de ce propos. Il était vêtu d'un justaucorps
en bois de rose brodé avec des fleurs de marqueterie, coiffé
d'un beau chapeau en marbre gris, et fermé h clé. Bien qu'il fût
gonflé de papiers, personne ne se rappelait qu'on l'eût jamais
ouvert; sa clé était perdue.
Le miroir était ovale, tout en verre, et biseauté. Un collier
bleu, hérissé de roses vénitiennes dont la plupart étaient bri-
sées, lui tenait lieu de cadre. C'était un miroir lourd, somptueux,
né probablement à Murano aux alentours de 1825. Malgré
l'épaisse couche de poussière qui le recouvrait, il trouvait moyen,
maintenant encore, de happer du soleil quand des rayons pas-
saient entre les tuiles du grenier. Il le renvoyait alors en l'épar-
pillant sur ses voisins, cependant que toutes ses roses, brisées
ou non, s'irradiaient de points d'or.
— Vous avez l'air d'une poule qui trousse ses plumes, disait
chaque fois le secrétaire agacé par cette façon d'éclabousser
inutilement les dessous d'une toiture malpropre.
L'horloge, elle, était une servante de cuisine. Elle en avait
LES CHOSES VOIENT. 287
la tenue, étant engaine'e dans une caisse brune, plate, sans
aucun ornement, comme une femme de service dans son tablier
de toile bleue. En guise de poids, elle portait encore une grosse
pierre suspendue à sa chaîne ; et jadis, quand elle marchait, son
tic tac était si lent qu'il ressemblait au pas lourd d'une cam-
pagnarde chaussée de sabots. Un cercle en cuivre repoussé,
placé autour de son cadran, était le seul ornement dont elle
s'enorgueillit. Il représentait des faisceaux avec des tambours,
des lances et des drapeaux entrelacés. Gomme aux paysannes
usées par le travail, on n'aurait pu lui donner un âge.
Venue la première au grenier, elle y avait passé de longues
années de solitude. Seules les toiles d'araignée tissées fil à fil et
qui, parfois, venaient s'appuyer sur elle, modifiaient l'aspect
de sa prison. Encore, une fois l'an, venait-on les enlever.
Les premiers jours, il lui avait paru qu'on respirait là beau-
coup mieux que près du fourneau. Sans doute, il y faisait moins
clair; en revanche, on était loin du feu qui fait tant souffrir les
planches. D'autre part, ce grenier était énorme. Grâce à la pente
du toit et à la hauteur du faite, il ressemblait à une nef d'église.
Puis, peu à peu, une nostalgie avait accablé l'horloge. Le
silence affreux qui avait gagné jusqu'à son cœur, lui était devenu
une telle souffrance qu'elle bénissait les vers qui la rongeaient.
Eux, du moins, la nuit, mettaient un peu de bruit dans le
noir.
Un jour enfin, ô bonheur, des gens étaient venus et avaient
apporté le miroir. Le secrétaire était arrivé le dernier.
Depuis lors, ils vivaient côte à côte, pareils à ces retraités
qui, assis sur un banc de promenade, y restent des heures
silencieux, cuvant à la fois leur tristesse de ne plus servir et le
délice de ne rien faire. Ils avaient d'ailleurs l'orgueil d'être les
seuls meubles du grenier, car ils ne comptaient pas pour tels
un pot à l'eau fêlé, des vases égueulés, des malles, des tréteaux
ou des planches à rallonge. D'autre part, ils avaient fini par
mépriser le reste des meubles, certains qu'ils portaient en eux
l'histoire de la maison.
— Aucun doute, reprit le miroir, on parle de nous.
A travers la chatière, percée dans la porte d'accès du gre-
nier, l'escalier répondit :
— En effet, on en parle !
— De quoi s'agit-il ?
288 REVUE DES DEUX MONDES.
— Attendez que les cloches aient fini leur tintamarre : tout
ce fretin d'en bas s'agite, mais ne sait rien : il n'y a que moi qui
sois au courant.
— Encore les bavardages de l'escalier! gronda le secrétaire.
— Eh ! là I le pot à l'eau ! finirez-vous ? fit l'horloge agacée
par le petit bruit continu que faisait celui-ci en frottant contre
une assiette fêlée, chaque fois que le bourdon de Saint-Michel
donnait de la voix.
L'escalier reprit :
— 11 paraît que l'on doit vendre tous les meubles du rez-de-
chaussée et du premier. On vous a oubliés : vous êtes si vieux
que cela ne m'étonne pas.
Le miroir jeta un rayon de travers du côté de la chatière :
— Insolent ! au train dont vont les choses, à votre place, je
tremblerais pour mes marches. Elles sont tellement usées qu'on
en fera des pavés !
L'horloge s'interposa :
— Paix! quand on a duré ce que nous avons duré, chacun
est de même âge. Mais savez-vous au moins pourquoi l'on veut
tout vendre?
L'escalier bavard souffla par la chatière :
— ■ Parce que l'acheteur n'a besoin que de la façade! La ré-
putation de celle-ci suffira pour couvrir son passé qui doit être
douteux.
Il attendit un instant :
— Vous ne comprenez pas? C'est pourtant simple.
Le secrétaire eut un sourire de mépris :
— Bref, il achète l'odeur de vertu qui s'exhale d'un passé
qu'il ignore. Jobard !
L'horloge reprit :
— Marché de dupe! C'est d'ailleurs très bien fait. Tous les
hommes sont des bandits. Si je parlais!
Le miroir dit à son tour :
— Les hommes sont très petits : j'arrive sans peine à en
réfléchir un tout entier.
— La philosophie m'ennuie, siffla l'escalier. Une autre fois,
je ne dirai plus rien. D'ailleurs, la nuit vient.
Il poursuivit avant de disparaître complètement dans l'obs-
curité :
— Surtout ne parlez pas trop! on s'apercevrait que vous
LES CHOSES VOIENT. 289
existez encore, et on vous vendrait, — comme les autres, — sur
la place publique!
— Qu'on s'en avise t répliqua le secrétaire.
Un silence suivit. Les cloches enfin s'étaient arrêtées. Les
bruits de la maison n'arrivaient plus ici que faiblement. Ceux
de la rue n'existaient pas, faute de passans. Une couleur cen-
drée filtrait entre les tuiles disjointes, preuve que le soleil
venait de se coucher et que l'escalier n'avait pas menti en
annonçant la nuit. Les trois meubles, retombés dans leur
immobilité, semblaient songer.
Que ce soit au fond d'une prison ou dans un grenier, qu'il
y ait ou non des fenêtres, un jour qui meurt est un spectacle
poignant. Une angoisse incertaine commençait de flotter. On
eût dit qu'à l'appel de l'ombre, des spectres se levaient, évoquant
le souvenir de ce qui avait été et ne pourrait plus jamais être.
— Espérez-vous dormir? dit tout bas le miroir à l'horloge.
— Je ne pourrais, répondit celle-ci.
— Ni moi, fît le secrétaire.
Le silence croissait. Dans la lumière morte, le faitage du
grenier devenait presque invisible. Il avait l'air de se perdre
au ciel, et l'on craignait en môme temps de le toucher du front
au premier pas.
Une heure s'écoula.
Soudain le secrétaire murmura tout haut :
— Il achète l'odeur de vertu qui s'exhale du passé I
Le miroir et l'horloge, qui n'avaient cessé de veiller, parti-
rent d'un rire douloureux :
— Le passé !
Le secrétaire reprit :
— S'il savait !
Doucement, le miroir et l'horloge répétèrent :
— S'il savait !
Pensif, le secrétaire poursuivait, sans les entendre :
— On ne se méfie pas des choses; on ne se doute pas qu'elles
ont des yeux, ni qu'elles regardent, ni qu'elles retiennent... C'est
nous, pourtant, les vrais témoins de l'homme, les seuls devant
lesquels il n'hésite pas à se découvrir tout entier, les seuls
aussi qui n'oublient pas...
Alternativement, comme s'ils égrenaient un rosaire, le
miroir et l'horloge répliquèrent à voix basse :
TOME XV. — 1913. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
— Malgré notre silence, notre mémoire est implacable.
— Nous sommes la vie des morts!
— L'àme où le souvenir dort, comme en un cofTre, sans
s'altérer.
— L'àme de la maison, pleine de mystère et durable comme elle.
Le secrétaire acheva :
— Et l'homme ne le sait pas !
— L'homme pour qui, si patiemment, je comptais le temps,
."^a première illusion, répondit encore l'horloge.
— L'homme pour qui je n'ai jamais cessé de produire des
images vaines ! dit le miroir.
— L'homme me fait horreur ! reprit l'horloge.
— J'aime l'homme, répliqua le miroir!
— Je le plains, soupira le secrétaire.
Il sembla qu'un écho léger s'emparait du mot pour le répéter
dans le lointain.
— Ah! ah! dit l'horloge, on voit bien que vous mentez.
Vous parlez comme des gens qui ont oublié ce qui se passa dans
<'ette demeure vertueuse!
— J'ai vu souffrir, dit le miroir assombri.
— J'ai vu des misérables et des héros, affirma le secrétaire
d'un ton grave.
L'écho, cette fois, répéta clairement :
— Des misérables et des héros!...
— On nous épie! fit l'horloge effrayée.
— Point : c'est le vent qui passe.
— La girouette a grincé !
Les trois meubles se turent.
Depuis si longtemps qu'ils causaient en bons voisins, ils
n'avaient jamais osé parler de l'homme. Parce qu'ils s'y étaient
résignés, ils tremblaient maintenant comme à la minute d'un
sacrilège. Etait-ce pourtant l'annonce que la maison passait en
d'autres mains ou la crainte de la tourmente qui menaçait de les
disperser, ils éprouvaient un désir violent de continuer.
Ce fut l'horloge qui y céda la première. Elle chuchota :
— J'ai toujours eu peur des hommes. Ils nous obligent à
faire des choses que nous ne comprenons pas. Mais, chaque
fois que j'ai compris, j'ai frémi d'horreur au spectacle qui
m'était donné.
Le miroir continua :
LES CHOSES VOIENT. 291
— C'est un phénomène inexplicable que, bien que l'homme
nous ait faits, ce soit nous qui lui survivions. Tant qu'il e.st
pre'sent, nous n'avons de raison d'être que de servir ses fan-
taisies. Il a aussi tant de mépris pour nous qu'il ne daigne
même pas se cacher en notre présence. Cependant, à peine est-il
disparu, nous ne vivons plus que pour perpétuer sa mémoire.
L'horloge reprit :
— Les hommes aussi prétendent se souvenir. C'est leur pré-
texte pour nous prendre, nous envelopper soigneusement, et
nous enfermer ensuite, — dans un tiroir, si l'on est petit, —
sinon dans une chambre où l'on ne pénètre plus. Qui peut
connaître les pensées de l'homme!
Le miroir interrompit :
— Elles n'ont pas de secret pour moi. Je lis sur son visage!
Le secrétaire poursuivit :
— Je lis ce qu'il écrit ! Je suis plein de lettres mortelles.
— Alors, qu'est-ce que l'homme? souffla l'horloge.
Elle parlait de plus en plus bas, mais, si étouffée que fût sa
voix, la phrase encore avait voltigé dans la nuit. A leur tour,
les poutrelles, les entraits, les tuiles sur leurs lattes, tout,
dans le grenier, frissonna. Des sifflemens passèrent à travers les
fentes.
— Comme il y a du vent, ce soir! fit le secrétaire.
— Vous ne répondez pas? insista l'horloge. Au fond, vous
êtes comme moi : vous ne savez qu'une chose : c'est qu'il est
redoutable... Cependant, le croirez-vous ? Tout à l'heure, lorsque
l'escalier a dit qu'on nous avait vendus, et que les fils de ceux
que j'ai toujours vus ne reviendraient plus, mon poids a trem-
blé. Il me semble que les temps vont finir; je ne me sens plus
d'âme...
Le secrétaire murmura :
— Horloge, ma chère, vous avez aimé ces hommes qui vous
ont fait tant peur !
— Non.
Un murmure sourd répéta :
— Vous les avez aimés...
Aucun doute : la Maison, plutôt que de dormir, écoutait les
trois meubles. Çà et là, des phrases légères reprirent :
— Ceux qui sont partis ont emporté notre vie !
— La maison ne sera plus la maison.
292 REVUE DES DEUX MONDES.
— A chaque génération, j'étais sur de les reconnaître, car
tous avaient le même pas, murmurait le cadenas.
— Étaient-ils si médians? interrogeait le faitage. Je ne les
ai aperçus qu'une fois : ils s'étaient mis à cheval sur moi. C'étaient
des enfans...
Et tout à coup, du premier, une lamentation vint :
— Eux disparus, arriverons-nous à nous rappeler?
Alors, brusquement, les trois meubles comprirent que la
Maison épouvantée venait de se tourner vers eux.
Le secrétaire eut un sourire désabusé :
— Il parait, murmura- t-il, que cette nuit, les vieux parais-
sent bons à quelque chose...
Puis, devenu très grave :
— Silence, dit-il, écoutez-moi!
Sa voix était solennelle et tremblait :
— Écoutez! vous, les pierres, qui faites à la Maison une
façade et grâce à qui elle a pu rester jusqu'à ce soir fermée à
tous les regards; et vous aussi les meubles, qui nous mé-
prisiez parce que vous demeuriez dans les chambres ou au
salon, mais qui, demain, serez vendus à l'encan sur une place
publique ; écoutez, ô vous, toutes les choses menacées de mou-
rir, car personne ne tiendra plus aux souvenirs que vous portez
et qui vous rendent vivantes...
Obéissante et muette, la Maison demeurait suspendue à ces
paroles impérieuses : jamais d'ailleurs le secrétaire ne s'était
exprimé si haut ni avec une telle autorité. Il reprit :
— Réunies, vous formiez la Maison et résumiez son histoire.
Mais, dispersées, vous ne serez plus que des morceaux d'âme,
et vous cesserez d'exister. Pour échapper à la mort, il faudrait
que chacun de vous emportât la mémoire entière de ce qui a
vécu dans ces lieux. Or, seuls ici, le miroir, l'horloge et moi,
avons tout vu. Tendez l'oreille, nous consentons a parler...
— Oh! s'écria l'horloge, ce que je sais est effroyable. Je
n'oserai pas !
— Qu'importe! nous dirons tout! fit le secrétaire avec une
secousse violente. Il faut tout dire, car les hommes ne sont
point ce que l'on s'imagine. Ce ne sont ni des dieux, ni des
démons, ni des nains, ni des géans : ce ne sont que de pauvres
bouchons flottant à la surface mouvante de la vie. Pareils à la
terre vierge qu'ensemence le hasard, ils portent des fruits de
LES CHOSES VOIENT. 293
rencontre et obéissent aux circonstances. Il n'y a pas un hon-
nête homme qui ne soit, à une heure donne'e, capable de com-
mettre un assassinat, pas un malfaiteur qui ne porte en lui le
pouvoir d'un miracle sublime. Toute demeure humaine, quelle
que soit sa renomme'e, a caché des vertus et des crimes. Nous
dirons tout!
Il se tut.
Et d'abord, nulle réponse ne vint. La maison restait sans
parole, épouvantée peut-être à la pensée de se retrouver elle-
même. Mais bientôt le même bruit sourd recommença. Les
choses se consultaient :
— Il a raison !
— Gomment survivre à la dispersion, si l'on ne connaît
qu'une partie du passé?
— Quand on sait, on n'a plus rien à craindre...
L'escalier, soudain, se décida pour tous.
— Qui parlera le premier? fit-il à travers la chatière.
— L'horloge, déclara le secrétaire.
Un dernier silence suivit. Tout était redevenu immobile. La
Maison ressemblait à un sanctuaire...
Au même instant, deux personnes qui passaient sur la place
s'arrêtaient devant l'affiche rouge collée sur la porte et pronon-
çaient :
— Encore une maison du vieux Dijon qui se ferme... Les
traditions d'honneur disparaissent, le passé s'effondre et ne
reviendra plus...
— C'est l'histoire d'un crime que je vais dire, fit l'horloge
d'une voix morte.
La Maison, comme pétrifiée, sembla ne pas entendre : tout
à coup, elle se souvenait.
L'HORLOGE
I
Je suis entrée dans la maison en 1831. C'était en décembre,
vers le soir. Une neige épaisse couvrait la ville que des quin-
quets fumeux éclairaient de loin en loin. Quand j'arrivai sur
29i REVUE DES DEUX MONDES.
la place, aucune lumière ne luisait aux fenêtres de la façade.
Celle-ci, toute noire au-dessous du toit blanc, avait l'air d'un
drap mortuaire et me fit peur.
Tout de suite on me conduisit dans la cuisine. M. Virot,
l'horloger, enleva la couverture de lit dont il s'était servi pour
m'envelopper et m'épargner les chocs. Il remonta ensuite mon
poids, mit en branle mon balancier et, doutant peut-être que
par un tel froid je fusse en état de marcher, écouta mes
premiers battemens d'une oreille attentive.
J'étais déjà, — heureusement! — robuste et ponctuelle. Je
partis sans hésiter. J'allais marcher de la sorte tant qu'on me
le demanderait. Je ne m'en vante pas, mais je tiens à détruire
la légende qui veut que j'aie été remisée au grenier parce que je
serais devenue incapable de servir. Aujourd'hui encore, mon
cœur est intact. Si l'on m'a cachée ici, c'est précisément pour
m'être obstinée à battre, après avoir compté les heures que je
vais révéler. Il faut que nous autres, les choses, soyons tout à
fait muettes pour être supportées par l'homme. Dès qu'une
apparence de vie nous anime, il nous rejette. Les seuls rappels
qu'il tolère de notre part, sont ceux qui se font en silence.
Derrière M. Virot, j'aperçus deux femmes et un homme.
Les deux femmes étaient vêtues de deuil avec des robes
semblables ou à peu près. Elles portaient, chacune, un bonnet
de mousseline cachant leurs cheveux. A première vue, on pou-
vait les prendre pour les servantes; cependant, je ne m'y trom-
pai pas et compris aussitôt que si elles habitaient, l'une et
l'autre, la cuisine, ce devait être à des titres très difïérens.
La plus vieille, Nanette, paraissait environ soixante ans.
Rien qu'aux regards d'admiration qu'elle me jetait, j'aurais
deviné qu'elle était illettrée et naïve. Une bonté bourrue s'exha-
lait de ses traits masculins, de sa bouche barbue, de son corps
épais de grenadier. En fait, elle servait depuis sa jeunesse les
Clerabault et, à force de vivre dans la maison, avait lini par
prendre un peu de notre air. Peu à peu, elle était devenue, elle
aussi, une chose qui ne compte pas et regarde en se taisant.
La seconde était au contraire fort jeune : vingt-cinq ou ving-
six ans au plus. Elle était grande, élancée. Je ne peux plus
dire si elle était jolie parce que, depuis lors, je ne l'aperçois
qu'à travers les évënemens que je dois raconter. Je me rappelle
seulement que je fus frappée par ses yeux noirs et l'intensité
LES CHOSES VOIENT. 295
de leur regard. C'étaient vraiment des yeux de flamme, où
passaient avec une incroyable rapidité les nuances les plus
contradictoires. Ils étaient tour à tour caressans, voluptueux,
volontaires, menaçans, menteurs et sincères. Quoi qu'ils expri-
massent, ils avaient l'air de dévorer le reste du visage et empê-
chaient de le voir.
Aucun doute n'était possible au sujet de l'homme. Ce ne
pouvait être que le maître de la maison, M. Marcel Clerabault,
fils de Léon Clerabault, jadis greffier au Parlement, dépouillé de
ses charges à la Révolution, mais assez avisé pour avoir sauvé
de la bourrasque sa tête et son argent, si bien qu'on l'avait
entouré à Dijon d'un respect unanime, dû pour le moins autant
à son habileté financière qu'à la constance de ses convictions
royalistes.
Ce fut d'ailleurs vers Marcel Clerabault que M. Virot, ayant
achevé de fermer ma caisse, se tourna respectueusement pour dire :
— Elle marche. Il y en a maintenant pour dix ans, car je la
garantis le même temps.
M. Clerabault se contenta d'approuver d'un signe de tête. 11
se tourna ensuite vers la femme la plus jeune et demanda d'une
voix grêle :
— Ètes-vous satisfaite, Noémi?
Noémi Pégu, — car c'était elle, — au lieu de répondre, se
rejeta sur Nanette :
— J'espère, fit-elle, que désormais vous servirez à l'heure.
Nanette haussa les épaules :
— Je l'entendais aussi bien sonner à Saint-Michel !
Sur ce, M. Clerabault reprit :
— Bonsoir, monsieur Virot, M"° Noémi se chargera de vous
porter l'argent.
Et il sortit. Il portait une robe de chambre à fleurs qui flottait
jusqu'à mi-jambe, laissant apercevoir par instant sa culotte de
Casimir. Je fus frappée par le ton particulier qu'il avait pris en
prononçant ces mots : « Mademoiselle Noémi. » Sa voix, natu-
rellement aigre, s'était adoucie. Je vis aussi que, malgré son âge,
— quarante ans à peine, — il était affligé de calvitie précoce. Son
crâne, au moment où il parlait, se mit à luire comme une boule
de verre dans un jardin. Je n'aurais pu déterminer enfin s'il
me paraissait sympathique ou s'il me déplaisait. Il laissait une
impression incertaine, ni bonne ni mauvaise. Il n'avait pas l'air
296 REVUE DES DEUX MONDES.
malheureux : cependant, on avait l'intuition qu'il pouvait être
à plaindre. Il paraissait d'une politesse exquise, mais ses mou-
vemens avaient de la rudesse. Enfin, sous des dehors corrects,
on pressentait en lui de l'ironie et comme un elTort secret pour
masquer, sous une froideur d'emprunt, des pensées de'sor-
données.
Ne croyez pas que je m'attarde inutilement à raconter ces
menus détails. Sans eux, en effet, vous ne pourriez comprendre
ce qui doit suivre. Il était écrit d'ailleurs que, dès ce premier
soir, je serais entièrement au fait de la maison, et que, dernière
venue, j'en apprendrais d'un seul coup plus que tous les
meubles installés par M. Glerabault, greffier au Parlement...
Donc, comme je sonnais six heures, M. Yirot sortit, accom-
pagné par Noémi. Nanette se précipita vers son fourneau, pré-
para un potage, puis sur un coin de table installa un napperon
de grosse toile et un couvert. Elle cria, ensuite :
— Monsieur est servi I
Au bout de cinq minutes, Noémi revint dans la cuisine et
s'assit devant le couvert. Nanette, après avoir servi Monsieur
dans la salle à manger, rentrait avec le plat et servait Mademoi-
selle à son tour.
Je vis ainsi clairement que Mademoiselle, comme on disait,
occupait dans la maison une place à part. Evidemment ce
n'était pas une parente : elle aurait figuré au repas de M. Glera-
bault. Ce n'était pas non plus une véritable domestique, car
Nanette aurait partagé son repas. Était-ce une femme de charge
puisqu'elle payait M. Virot? C'était possible; pourtant, M. Glera-
bault m'avait achetée pour lui faire plaisir, et ce n'est pas la
coutume de se préoccuper ainsi des fantaisies d'une gouver-
nante à gages.
Aucune indication nouvelle ne me vint pendant ce repas. Les
deux femmes ne se parlaient pas. On devinait en revanche que
dans cette cuisine si nette, si propre, si bien rangée, une
atmosphère de discorde sourde régnait. Le visage de Nanette
paraissait se hérisser, chaque fois qu'elle approchait de Made-
moiselle. Celle-ci, de son côté, semblait ignorer complètement
la domestique, et s'absorbait dans des pensées lointaines.
Au moment du dessert seulement, elle s'éveilla et remar-
quant que Nanette lui présentait une jatte de fruits intacte,
demanda :
LES CHOSES VOIENT. 297
— Monsieur ne mange donc pas ce soir? Je croyais qu'il
aimait beaucoup les pommes.
— Probable qu'il n'a plus faim, re'pliqua Nanette sèchement.
Sans toucher à la jatte, Noémi plia sa serviette et se leva :
— Tâchez de ne pas être trop lente, fit-elle en s'en allant,
j'ai des comptes à faire, ce soir, après votre départ.
Alors j'assistai à un spectacle singulier. Devenue libre,
Nanette, au lieu de diner, se mit à marcher dans sa cuisine. Elle
proférait des injures que je distinguais mal, mais dont le sens
n'était pas douteux, et c'était à Mademoiselle qu'elle les jetait.
Elle disait :
— Traînée!... Ça sort on ne sait d'où!... quand elle était
ouvrière, allez voir si on la servait! Tant que j'y serai, ça ne se
fera pas !
Elle ajouta encore, cette fois d'une voix claire :
— Une folie suffit : j'avertirai Marcel plutôt que de le laisser
recommencer.
A ce moment, je sonnai sept heures. Je voulais l'avertir que
j'entendais, mais elle se retourna vers moi, me montra le
poing.
— Elle t'a voulu : cependant, toi aussi, je saurai te faire taire!
Rageusement ensuite, elle entreprit sa vaisselle. Les assiettes
heurtées criaient sous ses doigts. L'eau rejaillissait en gouttes
noires sur les carreaux. On eût dit qu'une tempête s'emparait
des objets et que, pareils à des feuilles sèches, ils s'enfuyaient
en tourbillons. Quand ce fut terminé, Nanette prit sa chandelle,
passa la porte et disparut.
Je restai un long moment dans le noir.
Pour la première fois, j'étais libre d'écouter le silence de la
maison. Il était, comme toujours, grave, reposant. Rien qu'à
l'entendre, on devinait que tout ici était à sa place, en bon
ordre : un silence de vieille chose qui se respecte et dont la vie
s'écoule suivant des lois. Pourtant déjà mon cœur changeait de
rythme et s'accélérait. J'avais la prescience que cette paix mentait.
Quelsévénemens justifiaient cela? Aucun. Tout, au contraire,
m'assurait de l'inverse. Je viens de vous dire que la maison
était, à cette époque, ce qu'elle n'a jamais cessé d'être, rangée
comme une boutique de pharmacien. Rien qu'à examiner la
cuisine, il était é\ident qu'on s'y trouvait à l'abri des incidens
imprévus, et que même le moindre bruit l'aurait irritée. Quant
298 REVUE DES DEUX MONDES.
aux habitans, impossible d'imaginer un groupe plus paisible,
plus normal. Le maître, Marcel Glerabault, sur le retour de
l'âge, veuf, sans enfans, — cela, je le tenais de M. Virot, — et
vivant au premier, solitaire; pour le soigner, deux femmes,
l'une encore jeune, il est vrai, mais tenue à son rang de pre-
mière servante et ne mangeant pas à la table, l'autre vieille,
bougonne, — n'est-ce pas le propre des gens âgés qui veulent
tout faire et n'admettent pas de ne le plus pouvoir? — adorant
Glerabault et le nommant, à part soi, par son nom de baptême,
ce qui montrait qu'elle avait dû l'élever...
Ainsi, j'aurais dû être parfaitement rassurée, heureuse du
hasard qui m'avait conduite là : pourtant, je le répète, une
véritable angoisse m'étreignait : j'aurais voulu n'être jamais
venue.
Vers huit heures et demie, comme je croyais la maison en-
dormie, la porte se rouvrit. Cette fois, ce n'était pas Nanette,
mais Mademoiselle, un gros cahier sous le bras.
Était-ce une illusion de ma part? J'eus tout de suite la cer-
titude qu'elle s'était recoiffée. Elle avait changé de tablier. Je
crus voir aussi sur son visage ce je ne sais quoi d'inexprimable
qui rayonne chez la femme, chaque fois qu'elle a résolu de
jouer une partie redoutable où son cœur est en jeu.
Avec des mouvemens très lents, elle approcha de la table, y
déposa son cahier qu'elle ouvrit, puis alla tirer un encrier du
placard qui, aujourd'hui encore, est à gauche de l'office. Elle
s'assit ensuite, peut-être avec le désir d'apurer ses comptes,
ainsi qu'elle l'avait annoncé, mais, au lieu d'écrire, resta, la
plume en main, à me considérer.
Elle me regardait avec une joie mal réprimée, comme si
j'avais été pour elle la messagère d'une bonne nouvelle long-
temps espérée : elle me regardait avec ses yeux profonds, bril-
lans, devenus tout à coup incroyablement allègres. Mais, bien
que je fusse l'unique objet de son examen, je sentais qu'elle
voyait à travers moi autre chose qui était sa vraie pensée. Évi-
demment, je continuais d'être pour elle un objet indifférent :
seulement, elle y accrochait sa joie.
Gela vous est arrivé souvent, n'est-ce pas ? d'être ainsi
regardés non pour vous-même, mais pour quelqu'un qu'on ne
voit ni ne .soupçonne. Moi, je ne sais rien de plus douloureux.
Les yeux pèsent sur vous avec une expression si particulière que
LES CHOSES VOIENT. 2410
l'on est tenté d'abord de se demander : » Suis-je encore moi ? »
Puis un malaise vous étreint. On a l'intuition nette que l'on est
devenu deux. Sans vous prévenir, un être invisible s'est collé
à vous. A mesure que les yeux s'obstinent, il vous enveloppe,
vous étoulîe. On voudrait crier, surtout on voudrait savoir quel
il est : vains efforts! plus on se débat, plus l'étreinte se resserre,
et plus aussi on comprend qu'on ne saura jamais.
Soudain Mademoiselle tressaillit et vivement commença
d'écrire. Je perçus en môme temps un léger bruit de pas dans
l'escalier. A chacun d'eux, distinctement, le cœur de Noémi bat-
tait. Enfin, la serrure tourna doucement. Une silhouette se des-
sina dans l'ombre. Marcel Clerabault à son tour venait d'entrer.
Mademoiselle n'avait pas bougé et continuait d'aligner ses
chiffres. Il semblait qu'elle n'eût rien entendu et ignorât cette
présence.
— Vous êtes restée là? dit Marcel Clerabault, se décidant à
s'approcher.
Elle poussa un cri de peur vite étouffé. Il reprit :
— Excusez-moi si je vous dérange. Je faisais ma tournée du
soir. D'ailleurs, vous avez tort de travailler si tard.
Sa voix à lui me parut encore plus grêle, mais elle ne trem-
blait pas. De même son visage continuait de rester neutre ;
pourtant, je ne sais pourquoi, j'eus l'impression fugitive que
cet homme était de ceux qui haïssent ou aiment mortellement.
Voyant que Mademoiselle poursuivait ses écritures, il resta
debout, affecta d'examiner si tout était en ordre et reprit la
lampe à huile qui lui servait pour s'éclairer, comme s'il voulait
repartir.
— A propos, fit-il de nouveau, est-ce qu'elle marche?
Il me désignait du doigt. Mademoiselle releva la tète :
— Vous le voyez.
Il attendait autre chose, car, après avoir laissé passer un
instant, il poursuivit :
— J'espère que maintenant vous ne vous plaindrez plus
d'ignorer l'heure. Il n'est d'ailleurs pas désagréable d'entendre
une horloge marcher à côté de soi. C'est une compagnie. Je
n'ai jamais pu supporter qu'une pendule fût arrêtée dans ma
chambre.
Mademoiselle, se décidant à lâcher son écriture, murmura :
— J'ai été comme vous, mais un temps vient où l'on ne
300 REVUE DES DEUX MONDES.
cherche plus la vie, sous quelque forme qu'elle apparaisse...
— Que voulez-vous dire ? interrogea Marcel Glerabault.
Et il s'assit. A l'évidence, il n'avait attendu qu'un prétexte
pour le faire. Mademoiselle, au surplus, ne parut pas s'aperce-
voir qu'il s'installait. Je ne doutai pas que ce ne fût dès long-
temps une habitude prise. Elle avait mis ses coudes sur la table.
Ses yeux erraient comme à la recherche d'un paysage invisible
et 1res lointain. Elle avait l'air parfaitement paisible, mais ses
mains jointes tremblaient.
— Expliquez-vous, reprit Marcel Glerabault, je n'aime pas les
rébus. Y a-t-il encore quelque chose qui vous manque ici?
— Rien, Dieu merci !
— Alors, pourquoi cet air découragé et cette phrase dont la
signification m'échappe ?
Elle continua de regarder au loin, s'obstinant à ne pas
répondre. Il lit un geste d'impatience :
— Je crains, ma chère Noémi, que vous ne vous montiez la
tête en lisant trop. Les romans ne valent rien pour les jeunes
filles.
Elle eut un haussement d'épaules :
— Je n'en lis pas depuis que vous me l'avez reproché, et je
ne suis plus une jeune fille.
— Alors?
Leurs yeux, cette fois, venaient de se rencontrer. Tous deux
étaient séparés par la table, presque dans la même position et se
faisant face. Je ne perdais aucun des mouvemens qui agitaient
leurs traits.
Brusquement, le visage de Marcel Glerabault se crispa :
— Je devine, fit-il d'une voix sifflante, vous songez encore à
me quitter ?
Elle ne répondit que par un signe vague. On ne pouvait
savoir si elle avait voulu dire oui.
— Quelque nouvelle histoire, avec cette folle de Nanette!
reprit Marcel Glerabault.
Gette fois, elle l'interrompit :
— De grâce, ne soyez pas injuste! Nanette ne m'a rien dit.
— Elle a dû faire, ce qui revient au même !
— Si je vous affirme qu'il n'y a rien eu entre nous, me
croirez-vous ?
Les traits de Marcel Glerabault exprimèrent un soulagement :
LES CHOSES VOIE^T. 301
— Dans ce cas, ce n'est pas sérieux. Je ne vois vraiment pas
ce qui pourrait vous pousser à une résolution aussi dangereuse
pour vous... qu'inacceptable pour moi.
— Elle est pourtant nécessaire, murmura Mademoiselle
d'une voix sourde : je ne m'étonne que d'une chose : c'est que
ce soit vous qui ne le compreniez pas.
Elle disait la vérité sans doute, puisque précisément Marcel
Glerabault en avait parlé le premier, mais il secoua la tête d'un
air ennuyé :
— Toujours du roman ! lit-il entre ses dents, vous ne gué-
rirez jamais...
Elle l'interrompit sèchement :
— Vous ne me demandez pas mes raisons parce que vous
les connaissez aussi bien que moi.
— Je vous jure que non.
— Alors, tant pis! je vais vous les dire. J'avais toujours
reculé pour le faire, mais ce soir, il n'est plus temps.
Elle s'était animée. Des soupirs douloureux gonflaient sa
gorge. Je m'aperçus brusquement qu'elle pouvait être belle,
mais c'était une beauté particulière, sans lien avec la forme du
visage et due tout entière à la violence de passion qu'elle
décelait. A cette minute, j'aurais dû déjà prévoir quels abîmes
cette àme pouvait recouvrir.
En face d'elle, Marcel Glerabault m'apparaissait diminué,
tout petit. On aurait dit que son crâne était devenu plus étroit.
L,es deux lumières mettaient dessus deux points brillans d'iné-
gal éclat et ridicules.
Lentement, Noémi commença :
— Voulez-vous que nous résumions ma situation? Je suis
née on ne sait où, de parens dont je ne soupçonne même pas
les noms. On m'a baptisée Noémi Pégu. On aurait pu aussi bien
me gratifier d'un titre, comme au dernier siècle, et m'appeler
de Lespinasse ou La Forêt. Comme il est notoire pourtant que
je viens de la rue, on a*préféré une désignation qui sentît le
ruisseau. Les gens de ma catégorie sont toujours repris dès l'ori-
gine par la crasse initiale : tant pis pour eux !... Remercions la
Providence : au lieu de mourir sur place, je suis recueillie dans
un orphelinat oii l'on m'élève, gagnant ma vie dès que mes
doigts peuvent tenir une aiguille et avec la perspective, —
combien brillante ! — de devenir domestique ou fille de ferme.
302 REVUE DES DEUX MONDES.
Cela me mène jusqu'à dix-huit ans. Allons ! reconnaissez qu'an
moins jusqu'à cette date, je n'ai pas abusé du romanesque.
Je n'ai même connu de l'existence que ses tares. Il y a mille
façons de plonger dans la lie. Je ne m'étendrai pas sur celle
où je me suis crue noyée. D'ailleurs, cela me paraît aujourd'hui
si loin que j'ai presque oublié et que je pardonne...
— Alors, à quoi bon ? interrompit Marcel Glerabault.
Elle l'arrêta d'un geste :
— Laissez-moi finir : cela me fait du bien.
Ayant ensuite repris sa position, elle poursuivit :
— Un jour, je suis appelée par la mère supérieure et
j'apprends que j'entre dans la maison Glerabault. Qu'y ferai-je ?
On ne sait trop : fille de chambre, bonne d'enfant, ou femme
de charge. Peut-être un peu tout cela, peut-être beaucoup moins.
On m'a arrêtée sans me connaître, sur la foi du couvent. Quand
on achète un meuble, on se garderait d'en confier le choix à un
étranger, mais s'agit-il d'un être humain, il ne vaut pas la peine
qu'on se dérange. On avait dit simplement à la supérieure :
« Envoyez-moi ce que vous avez de mieux. » Il paraît que je
représentais ce mieux rêvé. Je suis donc venue ici. C'était un
soir comme celui-ci. Pour me recevoir, on fit moins de frais
que pour installer cette horloge. Nanette seule m'accueillit et
m'indiqua ma chambre. J'y montai. Je ne vous ai vu que le
lendemain...
Elle s'interrompit une seconde. Elle avait cessé de regarder
Marcel Clerabault pour se tourner vers moi. On aurait cru vrai-
ment qu'elle me priait de l'aider à revivre ce passé auquel j'étais
si étrangère!
Une émotion fit ensuite trembler sa voix : elle reprit, presque
pour elle-même :
— Vous étiez alors marié... Ce n'était pas à moi de juger :
pourtant, tout de suite, je compris et, sans attendre qu'on me
demandât rien, je m'efforçai de tenir le rôle qu'une autre négli-
geait de remplir. M'y avez-vous encouragé ? Je ne m'en souviens
pas. Sans que je me rendisse compte moi-même de ce qui
s'était passé, je me trouvai un jour avec la charge des clés.
Une autre fois, ce furent les cahiers de dépense. Puis j'arrêtai
les menus. Quand votre femme s'ennuyait, elle m'appelait pour
lui faire la lecture. Elle n'écoutait pas, mais je m'instruisais.
J'ai passé ainsi quatre ans qui auraient pu être des années de
LES CHOSES VOIENT. 303
paradis, si j'avais su fermer les yeux et ne pas voir. A vingt
ans, malheureusement, on manque d'expérience. Je m'irritais
devant certains aspects de la vie qui m'étaient révélés. J'avais
fini par trop me croire de la maison, et je souffrais... oui, j'ai
soulTert pour vous... souvent... douloureusement...
Marcel Clerabault ne bougeait plus. Il semblait ennuyé
qu'on parlât de son histoire. Les sourcils de Mademoiselle se
froncèrent :
— Puis, vous êtes devenu veuf... Mon Dieu! c'était très
simple : j'étais un objet utile dans la maison ; pourquoi s'en
serait-on débarrassé à cette occasion? Moi-même, si j'avais
désiré partir, où serais-je allée? Vous voyez que je ne vous
cache rien. Je n'avais pas encore pris racine, ni dépouillé ce
détachement des choses qui est le plus clair de l'enseignement
du couvent. Si l'on m'avait offert un autre asile, sans doute je
vous aurais quitté. Ct n'est qu'après, un peu plus tard, qu'à
force de vous voir confiné dans votre chagrin silencieux, et en
même temps si solitaire dans la vie, la pitié m'est venue. Alors
seulement j'ai commencé de vivre! Ah ! vous ne vous doutez pas
du bonheur que je vous dois ! Pour la première fois, grâce à
vous, je savais donc ce que c'est que penser à un autre ! C'est une
chose singulière que mon bonheur ait été fait ainsi de votre
malheur, à vous... Seulement... seulement, c'était trop beau. La
maison vivait dans une paix trop profonde. Comment admettre
que les faits soient aussi» simples et qu'un homme tel que vous
accepte les services d'une femme de mon âge sans exiger d'elle
autre chose ? A certains soirs, d'ailleurs, vous êtes descendu
comme aujourd'hui. Je ne vous le reproche pas, certes ! Il ne vous
déplaisait pas de voir où j'en étais de mon instruction, ni de
rompre sans contrainte le long silence de votre journée. Oh ! j'ai
très bien compris ! Ce n'était même pas pour cela que vous
veniez, mais surtout parce que j'ai vu le passé !... Quoi qu'il en
soit,Nanette s'en est aperçue, elle a parlé. Il y a quinze jours,
en me confessant, M. le curé de Saint-Michel m'a laissé entendre
que je devais lui cacher une faute graye. Le matin, à la messe,
je suis regardée. Vos parens, qui sont vos héritiers, chuchotent
de leur côté des histoires, en attendant de crier au scandale.
Vous n'avez rien à y perdre : soit, mais moi? Le jour où, sous la
poussée de l'opinion, vous aurez dû me congédier, que devenir
avec une réputation salie, et dans l'impuissance d'accepter même
304 REVUE DES DEUX MONDES.
l'aide pécuniaire que vous pourriez provisoirement m'offrir? Je
serais votre parente : le monde se tairait. Je suis une orpheline
recueillie par la charité des sœurs : du même coup, je ne puis
être qu'une intrigante ou une coureuse. Vous demandiez mes
raisons : les voilà. Je vous défie d'en récuser la valeur. Je dois
partir. Je m'en irai d'ici avec le regret de jours que vous avez
su rendre si heureux et la pensée que, si j'ai pu monter un peu
au-dessus de ma condition, c'est à vous encore que je le dois;
mais je m'en irai, dès que j'aurai trouvé la remplaçante que
je cherche et qu'il vous faut !
Pendant ce long discours, Marcel Glerabault avait continué
de rester immobile, les coudes sur la table. Il semblait écouter
ces choses sans surprise. A quoi pensait-il ? Avait-il même suivi
ce que disait Noémi.^ Par instant, j'avais eu l'idée qu'il ne son-
geait peut-être qu'à l'ennui d'un changement d'habitudes dans
sa maison. Puis, vers la fin, son visage était devenu de glace.
Un tel froid s'en était exhalé que Noémi même s'était mise à
parler plus lentement. Enfin, il parut s'apercevoir qu'elle ne par-
lait plus et sortit de sa torpeur. Une ironie fit grimacer sa bouche.
— Vous raisonnez comme un enfant, dit-il en jetant sur
Noémi un regard perçant : je tiens à vous, cela suffit pour que
je vous garde.
Une lueur passa dans les yeux de Mademoiselle, mais ce ne
fut qu'un éclair.
— Vraiment? murmura-t-elle. Si Nenette vous entendait!...
Il haussa les épaules.
— Laissez donc Nanette en paix: vous comprenez fort bien.
— Non.
Il fit un nouveau geste d'impatience :
— A votre tour, vous désirez des explications ? Soit,
Ses bras s'abaissèrent pour se croiser sur la table. Il appa-
raissait cette fois en pleine lumière, encore différent. Une fatigue
démesurée tirait ses traits. Parler devait lui être une souf-
france.
— Vous avez deviné très juste : quand je viens ici le soir,
c'est avant tout le passé que je cherche, reprit-il d'un ton sourd.
La figure de Mademoiselle se décomposa. Elle allait ouvrir
la bouche pour répondre : il l'arrêta d'un geste :
— De grâce, moi aussi, laissez-moi aller jusqu'au bout...
Quelle stupeur dans Dijon, si l'on soupçonnait ce que je ressens
LES CHOSES VOIENT. 305
et qu'aujourd'hui encore, après trois ans de veuvage, le mari
que j'étais, ridicule, de'daigné, malheureux, bafoué, en est encore
à pleurer son supplice ! C'est entendu : Rose ne m'a jamais
aimé ; elle laissait aller la maison à la diable ; elle était impru-
dente, écerveiée, coquette... Qu'est-ce que cela prouve, sinon
qu'il est criminel d'enfermer un oiseau dans une cage ? Depuis
sa mort, il m'est arrivé souvent de regarder dans la glace
l'étrange figure que je fais. Alors je songe que je n'ai pas
vieilli, qu'au jour de notre mariage, j'avais déjà ce teint jaune,
cette face funèbre de magistrat, et non seulement je pardonne,
mais je comprends... C'est quelque chose de monstrueux que,
parce qu'il est riche et bien né, parce qu'elle est pauvre et d'ori-
gine obscure, un homme laid puisse s'acheter le luxe d'une
femme belle !
Mademoiselle eut un sursaut :
— Vous n'avez jamais été laid!
Mais c'était à Marcel Glerabault de ne plus entendre. Emporté
par le flot des souvenirs, il poursuivait :
— J'ai commis ce crime! Elle s'en est vengée... Si peu,
vraiment I que je demeure encore étourdi de mon bonheur,
honteux des délices dont j'ai joui et qui ne m'étaient pas dues.
Savez-vous que, tout à l'heure, quand vous aviez l'air de me
plaindre et de la condamner, j'ai été sur le point de vous chas-
ser? Heureusement, je me suis ressaisi. J'en suis là, en eflet,
que, morte, je la cherche encore à travers les êtres qui l'ont
approchée, parmi les choses qui l'ont regardée vivre. J'ai ainsi
des heures de folie où je me heurte au vide, puis d'autres au
contraire où je crois entendre de nouveau son pas, et j'imagine
alors que son ombre revient, parce qu'elle a découvert enfin ce
que cachaient mon air stupide et la maladresse de mon amour.
Comprenez-vous maintenant pourquoi je n'admettrai jamais que
vous disparaissiez d'ici, vous qu'elle avait prise en affection...
Car, elle vous aimait, vous ! et vous n'avez pas l'air de lui en
être reconnaissante ! La place que vous avez prise dans cette
maison, c'est elle qui vous l'a donnée ! Quand elle allait mourir,
c'est vous qu'elle réclamait, et non pas moi I Vous étiez sa
confidente, presque son amie!...
Il eut un geste coupant :
— Vos objections! Parbleu 1 je les savais d'avance î On dira
que vous êtes ma maîtresse : et après ? Qu'est-ce que cela vous
TOME XV. — 1913. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
fait, à vous, si je vous garde quand même? Les clabaudages?
Vous êtes au-dessus d'eux, j'imagine I Quant à moi, j'ai prouvé,
je pense, à quel point je m'en moque. Quand le fils Glerabault
décida d'épouser la fille d'une gantière à façon et la fit entrer
à son bras dans cette demeure, je suppose que les ossemens des
Glerabault ont dû frémir d'horreur au fond du caveau des
ancêtres : pourtant, ai-je hésité? Ainsi, votre intérêt...
— Mon intérêt! répéta Noémi avec une indicible amertume.
— Évidemment! Avons-nous à parler d'autre chose?
Elle s'était dressée à demi, frémissante :
— Je croyais cependant vous avoir montré combien il comp-
tait peu pour moi !
Mais de nouveau Marcel Glerabault n'entendit pas, ou ne vit
pas.
— Ne supposez pas d'ailleurs que je veuille attendre pour
vous marquer d'une manière efficace ma reconnaissance...
Gette fois, Noémi s'était levée. Un rire nerveux la secouait.
— Ge qui veut dire que vous envisageriez sans effroi une
augmentation de gages que je ne demande pas, et qu'à ce prix
mon honneur vous paraîtra suffisamment payé !
— Votre honneur ! Encore des mots de roman...
Le rire de Noémi s'éteignit, en même temps que celui de
Marcel Glerabault s'élevait, sec comme si l'on avait agité des
noisettes dans un sac.
— A qui en avez-vous, ce soir, ma pauvre Noémi ? Vous
savez aussi bien que moi que, pour des raisons diverses, mais
également impérieuses, nous sommes rivés l'un à l'autre ! Aller
ailleurs ? Redevenir simple domestique, vous qui avez pris désor-
mais, et grâce à moi, des habitudes de dame et, — ce qui est
pis, — une mentalité de bourgeoise ? Vous ne passeriez pas vingt-
quatre heures derrière vos nouvelles casseroles, sans rêver de
suicide !.., Regardez donc la vie en face, et tâchons d'en tirer,
s'il est possible, un minimum de douleurs. Voici près d'un mois
que je sentais venir cette explication et que je l'écartais, sachant
d'avance qu'elle n'aboutirait qu'à des constats inutilement
pénibles. Vous y avez tenu, vous l'avez. Le meilleur, mainte-
nant, est de l'oublier. Au surplus, ne croyez pas que si je parle
raison, je méconnaisse votre affection...
Il laissa passer un temps. Sa voix s'amollit.
— Je sais qu'entre les deux vous aviez fait un choix et que
LES CHOSES VOTENT. 307
c'était elle, — votre amie pourtant, — que vous condamniez. Moi
non plus, je ne supporterais pas sans déplaisir la perspective
d'être privé de vous. Si j'ai parlé un peu durement, n'était-ce
pas en somme une façon de vous le prouver ?
Elle écoutait, pétrifiée. Elle avait cet air absent de la bête
traquée et qui se heurte à un abîme.
Voyant qu'elle ne répliquait rien, Marcel Clerabault se leva:
— Allons, (lit-il, c'est entendu. Nous oublions ce qui s'est
dit ce soir. Demain sera comme hier.
Noémi ne put que répéter dans un souffle :
— Demain !...
On sentait que tout autre mot se serait arrêté dans sa gorge,
même si elle avait souhaité d'en prononcer un autre.
Marcel Clerabault reprit sa lampe.
— Bonsoir. Allez vous reposer. Vous en avez besoin autant
que moi.
Elle redit comme un écho :
— Bonsoir I
Il lui tendit la main. Elle avança la sienne, lentement. Il la
sentit glacée.
— Comme vous avez froid ! Prenez garde de prendre mal.
Puis, sans insister plus, il sortit doucement, marchant du
même pas feutré qui l'avait annoncé.
Alors, elle demeura longtemps debout, comme il l'avait
laissée. Son visage était devenu couleur de cire. Ses yeux fixaient
la place qu'il avait occupée tout à l'heure, mais s'ils apercevaient
quelque chose, ce devait être au delà du réel, dans l'univers des
songes.
Enfin, elle rit ! Les animaux, les choses, tout dans la nature
peut pleurer : l'homme seul parvient à rire, et c'est le plus
souvent un spectacle terrifiant. Dans ce rire de Noémi Pégu,
comment ne pas lire d'avance la destinée qui allait s'accomplir,
tant il s'y trouvait de haine et d'amour exaspérés.
— Imbécile !
Elle avait tendu le poing vers la porte. Mais, à faire ce simple
geste, son énergie sombra. Je la vis s'effondrer sur une chaise.
Elle sanglotait maintenant, tamponnant sa bouche avec un mou-
choir pour ne pas troubler le silence. En même temps, des
mots entrecoupés lui échappaient. Elle ressemblait à un enfant
qui se plaint.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
— L'autre !... Ah ! l'autre !... S'il savait à quel point je suis
encore sa confidente !
De nouveau, elle jeta :
— L'imbécile !
A ce moment, je sonnai dix heures et demie.
Aussitôt, rappelée au présent, elle se tourna vers moi :
— Toi!... commença-t-elle.
Elle aussi, comme Nanette aurait déjà voulu me chasser !
Un bruit interrompit la phrase. La cloche du dehors venait
de retentir violemment. Surprise, Mademoiselle s'arrêta pour
l'écouter. Qui pouvait venir à pareille heure? On se trompait,
ou bien ce devait être quelque farce de gamin en train de
polissonner sur la place. Mais non : après cinq minutes d'attente
vaine, la cloche recommençait.
— Est-ce dehors ? cria la voix de Nanette.
Séchant ses larmes, Mademoiselle répondit :
— Ne l'entendez-vous pas ? Allez voir ce que c'est !
Un quart d'heure s'écoula. Je percevais des allées et venues
sans fin dans le corridor et l'escalier. Seul un événement grave
pouvait ainsi troubler la maison. Toujours immobile, Mademoi-
selle écoutait anxieusement.
Nanette enfin parut, en costume de nuit, affolée :
— Mademoiselle, c'est une dame qui couche ici.
— Une dame!
— Monsieur veut qu'on l'installe dans la chambre du fond.
Heureusement qu'on a nettoyé mardi, mais il n'y a pas de draps.
Perdue dans ses réflexions, Noémi ne répondait pas. Nanette
reprit :
— Mademoiselle a-t-elle entendu ? Il faut des draps.
— Mais enfin, qui est cette femme ? La connaissez- vous ?
— 11 paraît que c'est M™^ Morcins, la cousine Rose, comme
Monsieur l'appelle. Pour les draps...
— Venez, dit brusquement Mademoiselle.
Et ce fut ma première soirée dans la maison. Avant que d'y
avoir passé une nuit, je ne doutais déjà plus de la catastrophe.
II
C'est le lendemain que je fis connaissance avec la cousine Rose.
La matinée s'était écoulée sans bruit. Rien dans la maison
LES CHOSES VOIENT. 309
ne trahissait la présence d'une étrangère. Il semblait au con-
traire que cette arrivée eût provoqué un calme plus grand. Mes
heures tintaient dans le vide. Nanette, comme d'habitude,
vaquait à sa cuisine. Mademoiselle n'avait pas paru. Aucun
mouvement enfin dans la chambre de Marcel Glerabault.
A dix heures, suivant l'usage, on servit le déjeuner.
Répondant à l'appel de Nanette, Mademoiselle descendit. Elle
avait les traits tirés par l'insomnie. Ses yeux, plus mobiles que
d'habitude, guettaient les alentours. Ce fut à peine si elle toucha
au repas. Quand elle eut terminé, au lieu de se lever en hâte,
ainsi qu'elle en avait l'habitude, elle s'attarda, pensive, à
regarder Nanette aller et venir. Peut-être désirait-elle lui parler :
ce qu'elle avait à dire, cependant, devait être singulièrement
délicat, car elle persistait à se taire. Nanette, de son côté, affec-
tait de ne pas soupçonner sa présence.
Soudain la porte s'ouvrit. Je perçus un froufrou de soie, des
pas d'oiseau, un parfum de verveine : la cousine Rose entrait..^
Je la vois encore distinctement. Elle avait un visage d'un
ovale extrêmement pur, des yeux en amande, et, par une sin-
gulière fantaisie, portait les cheveux courts séparés par une
raie. Quand elle souriait, deux rangs de perles se découvraient
entre ses lèvres. Tout en elle était enfantin, matinal. On
n'aurait jamais cru qu'elle pût être mariée. On se demandait son
âge : seize ans ou vingt-cinq? on pouvait choisir. Au surplus,
vous la connaissez aussi. Son portrait est dans la chambre de
M. Glerabault. Il serait ressemblant si un portrait était capable
de rendre la vie du regard, le geste puéril, cette allure de poupée
choyée et toujours en toilette, l'inexprimable enfin qu'est la
mobilité d'un visage où nulle pensée ne s'arrête, parce que trop
de pensées s'y pressent à la fois et tumultueusement.
Elle s'arrêta au seuil et fronça légèrement ses sourcils noirs .
Il était évident qu'elle ne s'était pas attendue à trouver là Made-
moiselle. Puis, faisant contre mauvaise fortune bon visage, elle
salua Noémi d'un geste gracieux, et allant vers Nanette :
— Voilà, ma bonne Nanette, j'ai voulu vous faire visite. C'est
bien le moins, puisque je vous encombre.
Nanette, rouge d'ébahissement, contemplait la cousine Rose ,
ne sachant que balbutier.
— Oui, je vois, reprenait celle-ci, vous ne vous souvenez
plus de m'avoir vue; mais, moi, je ne vous ai pas oubliée.
310 REVUE DES DEUX MONDES.
Rappelez- VOUS : c'était au mariage de Marcel... Je n'étais encore
qu'une petite fille ; alors, on ne me regardait pas. Depuis ce
temps, a mon tour je me suis mariée, mais cela ne m'a pas
réussi. Vous devez me trouver terriblement vieillie : vous, je
vous retrouve pareille, telle que je vous avais laissée... Mon
Dieu ! quelle chaleur ici ! Vous n'ouvrez donc jamais la
fenêtre ?
— Pas en hiver, bien sur : on récolterait le coup de la mortl
Et vous restez dans cette cuisine toute l'année? C'est
effrayant 1... Comment respirez-vous? Moi, chaque fois que je
faisais des confitures, j'étais certaine d'avoir une migraine
atroce. Je crois que je n'en ferai plus, d'ailleurs... Enfin, l'exis-
tence n'est pas gaie pour tout le monde I...
— Je ne me plains pas, bégaya encore Nanette.
Inquiète et ravie, elle dévorait des yeux cette belle dame
venue pour causer avec elle. Une telle attention, si peu dans
les usages, la bouleversait. Elle reprit :
— Et Madame, naturellement, va rester quelque temps?
— Oui... je l'ignore... Enfin cela peut durer... Je compte
sur Marcel : il est si bon !
Distraitement, la cousine agitait son mouchoir garni de
dentelles, pour s'éventer. De nouveau, un parfum de verveine
fusa dans l'air, se mêlant à l'odeur acre des casseroles. Voyant
qu'on ne s'occupait pas d'elle. Mademoiselle se leva :
— Si Madame a besoin de quelque chose dans sa chambre ou
ailleurs, elle n'aura qu'à me le demander, fit-elle d'une voix sèche.
— Ah! Mademoiselle! vous êtes aussi de la maison! Mille
pardons, je ne m'en doutais pas... sans cela...
La cousine Rose s'interrompit. Eut-elle un pressentiment?
Ses jolis yeux s'éteignirent. Son sourire restait en panne. Il lui
fallut un effort pour achever :
— Sans cela, je me serais empressée de faire connaissance.
Vous vous appelez?
— Noémi.
— Hé bien! mademoiselle Noémi, soyez certaine que j'aurai
toujours plaisir à vous rencontrer... Allons! je remonte auprès
de Marcel : nous avons tant à causer d'affaires importantes...
Bonne santé, Nanette... Mademoiselle...
Mais, au moment de disparaître, elle m'aperçut :
— Ah! fit-elle, la belle horloge neuve!
LES CHOSES VOIENT. 311
Et elle repartit comme elle était venue. Un bruissement de
volans tournoyait autour de sa jupe de soie couleur puce : sou-
leve'e par le mouvement de l'air, la guimpe en dentelle qui déco-
rait son col avait l'air de battre comme une aile. C'était déci-
dément un oiseau joli, délicieux, déconcertant. Elle n'était plus
là qu'on la cherchait encore...
Alors, debout toutes les deux, Noémi et Nanette se regar-
dèrent. Le bon visage de Nanette semblait chaufïé par du soleil.
Celui de Mademoiselle exprimait au contraire une exaspération
farouche. Enlin une phrase siffla :
— Elle ment! Elle savait qui je suis!
— Oh! Mademoiselle ! protesta Nanette.
Mais ses yeux ne pouvaient celer leur joie. Elle non plus ne
doutait pas que la cousine Rose n'eût résolu d'ignorer Noémi :
— Qu'est-ce qu'elle vient faire ? reprit celle-ci de la même
voix sifflante.
Et Nanette, cette fois, comprit que c'était là cette question
qui, depuis le déjeuner, dévorait Mademoiselle. Une nouvelle
joie éclaira ses yeux. Dès lors que Marcel n'avait rien dit à cette
femme, celle-ci n'en était pas encore au point qu'on pouvait
craindre.
— Comment le saurais-je? fit-elle goguenarde, demandez-le-
lui.
— Et elle s'installe! poursuivait Noémi.
— Elle n'en est pas bien sûre... glissa Nanette.
— Je vous dis qu'elle s'installe !
— En tout cas, elle ne sera pas gênante, et cela ne pourra
que distraire Monsieur. Avez-vous remarqué? Elle s'appelle
Rose, comme l'autre... J'avais peur que cela ne le tourmentât :
mais je ne le crois plus. Elle est aussi jolie, sans lui ressembler .
— Elle a l'air aussi folle !
— Un air de jeunesse. Ça ne rime à rien et ça fait plaisir.
— Ah! vous croyez, vous!...
Brusquement Noémi s'arrêta. Qu'allait-elle dire ? et quelle
anxiété la troublait pour qu'elle se fût oubliée au point de
prendre presque cette domestique pour confidente ?
— En tout cas, reprit-elle s'efîorçant de reconquérir son
sang-froid, c'est plus de besogne pour vous ; mais, quoi qu'en
pense cette dame, j'espère bien que cela ne durera pas. Ne vous
tourmentez pas.
3J2 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ce n'est pas moi qui me tourmente, répliqua Nanette
d'un ton ambigu.
Et Mademoiselle sortit.
L'après-midi, je la vis passer dans la cour, en chapeau, les
mitaines aux mains et tenant son paroissien. Elle se rendait
soi-disant à l'e'glise.
— Tiens, murmura Nanette, ce n'est pas samedi pourtant.
Puis je n'entendis plus rien, ou plutôt j'entendis marcher
dans la chambre du haut, et je reconnaissais clairement le pas
feutré de Marcel Clerabault, escorté par un autre sautillant, celui
de la cousine Rose évidemment.
La journée s'écoula sans que Noémi reparût. Celle-ci ne
revint qu'après six heures, c'est-à-dire quand le souper com-
mençait.
Elle pénétra directement dans la cuisine ; un air de fête l'en-
veloppait toute.
— Je vous demande pardon, fit-elle, je suis en retard.
Nanette haussa les épaules.
— Oh ! Mademoiselle n'a pas à se gêner.
Cette prévenance inusitée lui avait fait peur.
Hâtivement, Mademoiselle dévora son potage. Je l'exami-
nais pendant ce temps, et de même que Nanette je sentais qu'un
événement était survenu qui l'avait transformée. Elle était
partie défaite : elle rentrait chantant le triomphe. A coup sûr,
elle venait de vivre une de ces heures où l'âme, après avoir ago-
nisé dans la nuit, se réveille en face d'un soleil levant. Cela se
découvrait à ses gestes saccadés : cela s'exhalait d'elle comme
un hymne. Il était impossible qu'elle gardât longtemps son
secret. A défaut de la voix, son regard l'aurait livré !
Et tout à coup, en elïet, elle repoussa l'assiette placée devant
elle, se tourna vers Nanette et jeta :
— Hé bien? cette cousine Rose?... Je sais, maintenant!
Nanette, immobilisée sur place, attendit sans mot dire. Made-
moiselle reprit :
— Elle a un mari, un fils de quatre ans, et elle a lâché le
tout pour un amant qu'on ne connaît pas : voilà!
Nanette laissa retomber ses bras :
— Jé.sus-Dieu !
— Cela court Dijon, tout le monde en parle, c'est le secret
de Polichinelle. Elle les a lâchés et vient plaider ici en sépara-
LES CHOSES VOIENT. 313
tien, car elle a tous les toupets! Elle réclame son fils!
Elle s'arrêta pour éclater d'un rire terrible, presque sem-
blable à celui qui l'avait saisie la veille, après le départ de
Marcel Glerabault. Anéantie, Nanette répéta :
— Jésus-Dieu !
— Et les voilà ses affaires! Gomme on ne reçoit pas ces
gens-là dans les hôtels convenables, elle s'est dit que M. Gle-
rabault, lui, serait moins dégoûté. Heureusement, quand il
saura.. ^
Nanette eut un cri :
— Vous n'allez pas lui dire...
— Ah! non, inutile! Qu'il sorte comme moi cinq minutes,
et il sera fixé !
De nouveau Nanette chancelait :
— Et elle a un enfant !
Un coup de timbre, frappé dans la salle à manger, la tira de
sa stupeur.
— Mon Dieu! à quoi songez-vous? dit Mademoiselle, allez
vite! elle a failli attendre !
Elle riait encore, mais toute seule, cette fois, pour elle-
même.
Elle riait d'avoir désormais la certitude que cette cou-
sine Rose ne pourrait pas rester. Gar ceci était l'évidence . e'ie
ne le pourrait pas! k cette époque, en efîet, mieux eût valu être
lorette que séparée. La femme séparée était une excommuniée
en marge de la loi, hors du monde. On n'allait pas chez elle ;
on aurait changé de route plutôt que de la saluer.
Gependant une ombre légère passait déjà sur cette ivresse
de Mademoiselle. Brusquement une pensée très simple venait
de l'effleurer : était-il bien sûr, après tout, que Marcel Glerabault
ne fût pas au courant?
Elle l'écarta :
— Impossible! Il ne l'aurait pas acceptée chez lui.
— Pourtant, reprenait la voix, ne se vante-t-il pas d'être
au-dessus des préjugés?
Elle secoua la tête :
— Quand il s'agit de lui : pas quand il s'agit des autres!
Elle conclut :
— Si j'ai raison, avant quarante-huit heures, elle sera dehors»
Et comme Nanette rentrait :
314 REVUE DES DEUX MONDES.
— Allons! fit-elle méchamment, j'espère que cette mère
modèle n'a pas perdu l'appétit.
Xanette, tremblante, se recueillit, puis brusquement :
— Non, Mademoiselle, je l'ai bien regardée, ça ne peut pas
rire vrai.
— Vous avez l'habitude en efïet de ne croire qu'à ce que
vous ne voyez pas, repartit sèchement Mademoiselle.
Et ce fut tout pour ce soir-là. Noémi ne revint pas apurer
ses comptes. En revanche, vers onze heures, j'aperçus éeux
lumières qui passaient dans la cour. Marcel Clerabault ramenait
la cousine Rose à son appartement. La nuit ensuite couvrit
définitivement la maison. Je vis celle-ci s'endormir avec une
sérénité d'enfant : on aurait pu croire qu'elle n'abritait que des
cœurs paisibles...
Avez-vous songé parfois que la grâce du sommeil est accordée
à tout ce qui est, sauf à l'horloge? Je ne me plains pas de la
fatigue. Je ne regrette pas les rêves : on rêve aussi tout éveillé.
Ce qui est terrible, la nuit, c'est d'être seule à vivre. Alors on
nourrit des pensées étranges, déraisonnables. Des peurs insoup-
çonnées vous font blêmir. On craint aussi d'avoir trop tardé à
frapper l'heure, tant la durée du temps semble changée. Quand
l'aube approche enfin, on guette sa lumière avec cette angoisse
du marcheur harassé qui a vu de loin le gite promis et déses-
père de l'atteindre.
Cette fois, contre l'habitude, j'imaginai que tous les habi-
tans de la maison ne cessaient pas de guetter ma sonnerie.
Cependant aucun bruit n'aurait permis de justifier cette suppo-
sition bizarre. D'ailleurs, pourquoi ne pas dormir cette nuit-là,
comme les autres? Revenu dans sa cfiambre, Marcel Clerabault
s'était couché. La chandelle de la cousine Rose avait été soufflée
un quart d'heure après qu'il avait retraversé la cour. Nanette se
vantait d'un sommeil à défier les plus violens orages. Quant à
Mademoiselle, ne l'avais-je pas vue partir heureuse?
Pourtant, non, j'étais sûre que personne ne reposait. Ah!
l'on donnerait beaucoup à certains momens pour être le miroir
et pénétrer la pensée des hommes ! Donc, je savais, j'étais cer-
taine que toute la maison était remplie de pensées anxieuses. Je
les sentais rôder. Je n'aurais pu dire ce qu'elles étaient, mais je
les voyais passer, tels des fantômes.
Je ne me trompais pas.
LES CHOSES VOIENT. 315
Dès quatre heures, je distinguai le pas de Nanette. Chassée
par l'insomnie, elle descendait une heure plus tôt que de cou-
tume. Elle vint directement à la cuisine, s'y promena un
instant, enfin, par habitude plutôt que par nécessité, s'occupa
d'allumer son feu.
A peine avait-elle commencé qu'un nouveau pas se fit entendre.
Cette fois quelqu'un se promenait dans la cour. Même on
approchait de la fenêtre. Une tête se montra derrière le carreau
inspectant les aîtres, puis un coup léger fut frappé.
— Est-ce toi, Nanette?
Effrayée, Nanette lâcha son fourneau, courut à la croisée :
— Monsieur!
— Tais-toi : ouvre la porte.
— Aller dans la cour, à cette heure, par un temps pareil!
Déjà elle se précipitait vers la porte-fenêtre, tournait la clé.
— Ne fais pas de bruit, dit Marcel Glerabault.
Il était en costume de nuit, la tête emmaillotée dans un fou-
lard de coton rouge parsemé d'arabesques noires. Il n'avait
passé qu'un simple caleçon de tricot. Ainsi vêtu, la figure
bouffie, il paraissait grotesque, très vilain.
Il s'assit tout de suite près du fourneau.
— Qu'est-ce que tu fais, si tôt? demanda-t-il.
Nanette secoua les épaules d'un air bourru :
— Au moins, je reste dedans, tandis que vous...
— Moi, j'avais perçu du bruit, je me suis demandé ce que
c'était, et m'étant levé...
Il s'interrompit :
— C'est bon, le feu...
— Chautïez-vous... d'ailleurs, vous devriez aller vous recou-
cher.
— C'est entendu, j'y vais, mais auparavant...
Marcel Clerabault s'arrêta encore, comme pour respirer plus
à l'aise. Il reprit :
— Tu as eu raison de te lever. J'avais à te parler tranquil-
lement. Dans la journée, ce n'aurait pas été aussi commode.
— A qui la faute? murmura Nanette entre ses dents.
Marcel Clerabault fit un geste d'impatience.
— Ne perdons pas de temps, cela vaudra mieux... Sais-tu
où demeure M. Tiphaine?
— Tiphaine?...
316 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, le juge... Au surplus, peu importe. C'est rue du
Petit-Potet. Le premier venu t'indiquera la maison. Voici une
lettre à lui porter.
Il la tirait de sa chemise et la tendait, preuve évidente qu'il
avait menti tout à l'heure en assurant qu'il venait par hasard.
Certainement, il avait guetté l'arrivée de Nanette.
— C'est tout? interrogea celle-ci.
— Oui... ou plutôt, suis-moi bien... J'en aurai d'autres pro-
bablement à faire parvenir à la même adresse. Je te les donne-
rai quand il faudra. Toutefois, pour celle-ci, comme pour les
suivantes, je tiendrais à ce que tu fusses la seule à savoir que
je les envoie. Comprends-tu?
Une joie mal réprimée éclaira le visage de Nanette.
— Rapport à Mademoiselle? demanda-t-elle.
— Si tu le veux : d'une manière générale, à cause de tout le
monde.
— C'est bon, donnez... tout sera remis comme vous le
désirez.
Elle s'empara du pli et le glissa dans son tablier. Ils se
souriaient.
Que d'impressions diverses troublent le cerveau des hommes,
même aux heures où les soucis les accablent ! Je suis sûre qu'à
ce moment, Nanette revoyait Marcel Clerabault en robe courte,
trottinant sous sa garde dans les allées du Parc. De son côté,
celui-ci devait sentir passer sur lui, telle une brise fraîche, le
souvenir de ce dévouement nourri par les années.
— Tu es une brave femme, murmura-t-il soudain, d'une
voix que je ne lui connaissais pas.
C'était, cette fois, une voix chaude, enveloppante, câline. Elle
faisait un contraste navrant avec l'accoutrement de celui qui
parlait.
— Vous savez bien que je fais ce que je peux, repartit
Nanette ; même quand je vous tourmente, c'est toujours pour
vous épargner du souci.
Il ne répondit rien. Il semblait plongé dans ses pensées.
Elle reprit :
— Et puisqu'on est tranquille, j'ai, moi aussi, bien envie
de parler... Depuis le temps que ça me travaille I...
— A quoi bon? fit Marcel Clerabault d'un ton bas.
— Si 1 la première fois, quand vous avez épousé Rose, c'était
LES CHOSES VOIENT. 317
VOUS qui le vouliez et pour votre plaisir : je n'avais rien à dire,
tandis que, maintenant...
Elle he'sitait, cherchant des mots qui résumassent son long-
souci, sans pourtant blesser. Si souvent, depuis une année, elle
avait espéré cette heure! Ne lui était-il pas arrivé, à maintes
reprises déjà, d'enlever son tablier, de monter jusqu'à la porte
de Marcel, puis, vaincue par la crainte de l'accueil qui suivrait,
de redescendre sans être entrée ! Et voici que l'occasion se pré-
sentait, unique. Nulle présence à redouter : auprès d'eux, j'étais
la seule chose qui eût l'air de vivre, témoin muet et qu'elle
aurait découvert bienveillant, si elle avait su regarder!
— Maintenant, voyez-vous, c'est très différent. C'est elle qui
vous veut, et j'ai si peur qu'à force de vouloir, le chasseur ne
force le gibier! Oh! pour sûr! elle est férue de vous. Cela se voit
à des signes qui ne trompent pas une vieille femme de mon
espèce : elle l'a même été du premier jour qu'elle vous a vu :
mais, alors, elle savait bien que le gâteau ne pouvait être pour
elle. C'est seulement depuis la mort de Rose...
Elle disait « Rose » tout court, tandis qu'elle n'osait plus, en
sa présence, appeler Marcel Clerabault par son nom de baptême.
— Ah! depuis cette mort, la route est libre, et c'est cela qui
grise! quand on a comme elle le goût des hauteurs et, par-
dessus le marché, le goût d'un homme! Chaque jour, quand
elle s'imagine que je ne fais pas attention à elle, je vois, rien
qu'à son air, les progrès qu'elle a faits. Lorsqu'elle examine la
vaisselle, ma cuisine, quels regards! On dirait qu'elle les guette.
Elle semble dire : « Il n'est pas possible que tout cela ne soit
pas un jour à moi! » Coucher dans le lit des Clerabault! Elle
n'y songe pas! Si encore elle était jolie! rien que rouée... Par
exemple, comme elle vous prend! Comme elle nourrit votre
chagrin, pour que vous restiez toujours seul... avec elle! Tant
que vous l'écouterez, elle fera le vide autour de vous. Si vous
aviez simplement vu son état parce que la cousine Rose va
demeurer quelque temps, vous vous douteriez...
Marcel Clerabault, qui avait laissé couler le flot, dit encore
d'un air las :
— Je ne doute pas: je sais très bien qu'elle m'aime, et qu'elle
veut m'épouser : mais qu'est-ce que cela peut te faire, du mo-
ment que je ne l'épouserai pas?
Nanette hocha la tête :
318 REVUE DES DEUX MONDES.
— On dit cela, on le croit... puis un jour vient, l'occasion...
— Non.
— Bien vrai?
— Pas plus tard qu'avant-hier, ici même, je le lui ai dit, et
elle a compris.
JNanette ferma les yeux. Elle avait envie d'embrasser son
petiot pour cette parole de salut.
— Alors, dit-elle simplement, tu ne m'en veux pas?
Faute de l'embrasser, elle était revenue au tutoiement des
jours lointains.
— Tu es bien toujours la même, soupira Marcel Clerabault :
tu n'as jamais pu te faire à l'idée que j'avais plus de six ans.
Ils se turent.
Soudain Nanette approcha vivement de la fenêtre.
— Ah! j'ai eu peur en voyant de la lumière. Je craignais
que ce ne fût elle.
— Une lumière?
— C'est dans la chambre de la cousine.
Ainsi la cousine Rose était debout. Quelles inquiétudes
avaient pu réveiller l'oiseau dans son nid?
Revenue près du fourneau, Nanette fourgonna le foyer, puis,
obéissant tout à coup au désir de profiter de cette heure unique :
— Est-ce que la lettre est pour elle? lit-elle d'un air ambigu.
— Gomme tu dis cela! Pourquoi?
— C'est qu'à en croire Mademoiselle...
Marcel Clerabault se redressa vivement :
— Qu'est-ce qu'on t'a raconté?
— Il paraît que ce serait une mauvaise femme : elle a quitté
son enfant pour un amant.
— C'est faux.
— Alors, elle n'est pas séparée ?
Marcel Clerabault eut un sourire énervé :
— Peste! te voilà bien au fait!... Mais comme je le pré-
voyais justement, je voulais te dire encore... C'est d'ailleurs une
brève histoire. Rose... elle s'appelle Rose aussi!... Rose, elfecti-
vement vient pour plaider en séparation. On l'a mariée à seize
ans, sans la consulter, avec un ivrogne et une brute. Imagines-
tu cette petite chose frêle, ce joujou délicat mis entre les griffes
d'un homme de cinquante ans fêtard et gangrené? Partout
ailleurs, cela relèverait des assises, mais, dans la famille, cela ne
LES CHOSES VOIENT. 319
compte pas. Le ménage ainsi assorti a duré ce qu'il a pu. Un
jour, lasse de mauvais traitemens, elle s'est enfuie, mais elle a
laissé là-bas la seule passion sérieuse qu'elle ait au monde : son
fils. Pour le ravoir, il faut que les juges interviennent. Nous
plaiderons. Voilà!
Ébranlée, Nanette examinait Marcel Glerabault.
— Et l'amant? dit-elle enfin.
— Il n'y en a jamais eu.
— Est-ce bien sûr?
— Mais, malheureuse, il suffit de la regarder: elle n'a jamais
aimé que l'enfant 1
— Je pourrai, en conscience...
Marcel Glerabault se leva :
— Tu le peux.
Il repartait, ayant dit sans doute tout ce qu'il souhaitait, l'air
content. Qui sait si la pensée de rendre service à la cousine
Rose ne lui donnait pas aussi du plaisir?
En passant, il jeta un coup d'œil vers la chambre de celle-ci.
De la lumière continuait d'y briller, et cette lueur menue don-
nait à la cour solitaire une vie inaccoutumée. Marcel Glerabault
eut l'intuition que la maison lui souriait, et sourit. Au lieu de
quitter la cuisine, il se tourna encore vers Nanette :
— Je suis sur qu'elle pense à lui. On n'imagine pas l'inten-
sité que peut prendre une passion unique chez ces êtres frêles :
si elle ne l'obtenait pas, elle serait capable d'en mourir !
— Oh ! monsieur ! elle est bien trop jolie, répliqua Nanette
définitivement conquise.
— G'est vrai qu'elle est jolie, répéta Marcel Glerabault,
presque aussi jolie que l'autre... Mais si différente! Allons! je
vais me recoucher. Je n'avais pas dormi. Je suis très las...
Nanette l'escorta jusqu'à la porte :
— Oui, vous aurez raison, reposez-vous et comptez sur moi.
Elle écouta ensuite le pas de Marcel Glerabault qui remon-
tait vers sa chambre. Quand il s'éteignit, elle revint près de la
croisée, s'assit et, regardant à son tour la lumière qui luisait
chez la cousine Rose, tomba dans une longue rêverie.
— Gomme il s'en occupe ! murmura-t-elle.
Peut-être revoyait-elle la délicieuse apparition venue la
veille, dans la cuisine; peut-être encore songeait-elle à cet en-
fant dont Tiphaine devait décider le sort et qui, sans doute.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
était pareil au Marcel d'autrefois. Mais sa coiffe oscilla. Peu à
peu le sommeil descendait sur elle, d'un vol furtif. Elle sou-
pira. Ses paupières battirent. Puis, ce fut un silence profond,
et j'eus la sensation que personne n'était plus là. Tout dormait.
Oui, tout était retombé dans le calme coutumier, dans la
muette agonie de la nuit, et pourtant le jour venait, un jour
d'hiver au ton froid, dont le ciel ne s'aperçoit pas.
De nouveau, j'étais seule à vivre dans la maison. Sans mes
battemens réguliers on aurait pu se croire au fond d'un sépulcre.
Mon Dieu! les hommes soupçonnent-ils quelles pensées nous
bouleversent à ces minutes de solitude absolue ? Tandis que
mon balancier allait et venait, je me faisais l'effet, ce matin-là,
d'un oiseau entré par mégarde dans une chambre et qui s'alîole,
allant d'une glace à l'autre heurter ses pauvres ailes, sans jamais
trouver l'issue.
C'est probablement aussi parce que le temps, pour moi, est
toujours d'une valeur égale que je juge mieux des événemens.
Ce que j'avais entendu depuis la veille n'avait fait qu'accroître
mon anxiété. Que voulait Marcel Glerabault tenant à Noémi et
se cachant d'elle? Nanette, par vengeance, songeait-elle à jeter
la cousine Rose dans les bras de son maître ? Et quels projets
atroces Noémi pouvait-elle nourrir contre cette dernière, venue
en trouble-fète à travers son beau rêve ?
Mais tout dormait, je vous l'ai dit. Pareil à ces gros cylindres
qui écrasent les cailloux sur une route, le sommeil à ce moment
faisait rentrer dans les âmes toutes les aspérités de la haine ;
au réveil seulement, on s'en apercevrait à la dureté plus grande.
Cinq heures... Cinq heures et demie... Six heures... Soudain
les cloches qui sonnent. C'est l'angelus à Saint-Michel. Allons!
éveillez-vous, Nanette I rallumez ce feu qui s'est éteint: le jour
est levé.
Le jour!... A peine si une clarté blafarde frissonne à travers
les carreaux. Cela ressemble à un reflet de la neige tombée ces
jours derniers. Et c'est si triste ! si glacial ! dans cette cuisine,
avec ce fond de cour pour paysage !
Il y a des choses heureuses, le miroir par exemple, qui
presque toujours reflète du soleil ; d'autres voient des arbres,
les nuages... Moi, dans ce coin sombre je n'ai jamais pu
quécouier l'aube !
Elle a d'ailleurs des bruits bien à elle, des bruits ouatés,
LES CHOSES VOIENT. 321
mystérieux, et qui vous suggèrent l'envie de chanter, même si
l'on a le cœur serré! Ce matin-là, j'entendis ainsi la ville
s'éveiller...
C'est presque toujours la girouette qui commence parce que
Ijiir chautîé sort le premier de sa torpeur et court aussitôt le
long des rues. Puis viennent des souffles, des sons amortis,
comme si, dans le lointain, chaque demeure arrachée à son
somme s'étirait au fond d'une alcôve bien fermée. Alors se lèvent
aussi les bruits des vivans, isolés, — quelquefois un sabot qui
fait crier le pavé, un juron de chiffonnier qui a mal culbuté sa
hotte, un aboi de chien, un hennissement... A mesure, la
lumière croit. Elle se coule subrepticement vers les creux,
semble caresser la pénombre, afin d'obtenir qu'elle s'éloigne.
Enfin, brusquement, sans qu'on sache à quel instant précis, on
voit clair !...
J'aperçus ainsi Nanette définitivement réveillée, qui instal-
lait une casserole d'eau sur le feu, non sans avoir au préalable
vérifié avec soin que la lettre pour M. Tiphaine était bien dans
la poche de sa robe.
Je distinguai ensuite le pas décidé de Mademoiselle ; elle
traversait la cour se rendant comme d'habitude à la première
messe.
Après ce passage, une croisée grinça: la cousine Rose, cer-
tainement qui, ayant soufflé sa chandelle, examinait avant de se
recoucher la couleur du temps... Quelle idée passa dans la tète
de Nanette? Soudain, je la vis faire des signes et se précipiter
vers la cour. Un chuchotement suivit. On parlait presque à
voix basse. Cependant quelques phrases me parviennent entières.
— S'il est à Brazey, c'est peut-être facile d'avoir de ses nou-
velles !
— Mon Dieu ! Nanette, vous êtes adorable, mais comment
ferez-vous ?
— J'ai une amie au marché. Elle vient de Brazey, chaque
mercredi et chaque samedi.
Encore des exclamations, et Nanette reparaît en coup de
vent, un sourire de triomphe sous ses moustaches. A la volée,
elle jette son tablier, raffermit son bonnet, tâte ses clés. Avant
de partir, elle se tourne vers moi, semble me défier :
— C'est pardieu vrai, me lance-t-elle, elle adore son petit
et je lui en aurai des nouvelles !
TOME XV. — 1913. 2i
322 REVUE DES DEUX MON DE S. ^ «
Quoi ! Nanette ! Vous n'aviez pas cru Marcel ? Il a fallu que
vous vissiez par vous-même en interrogeant la cousine Rose ?
Maintenant, c'est deux commissions dont vous voici chargée :
porter la lettre et courir au marche', afin de remplir votre pro-
messe. Or vous avez oublié de me bien regarder : voyez comme
le temps passe : je vais sonner la demie !
— Dépêchons-nous !
Elle s'enfuit.
Quand elle revint. Mademoiselle attendait à la cuisine.
— Huit heures bientôt, Nanette, et rien n'est encore prêt.
— Dame! j'ai fait comme Mademoiselle, je reviens de la
messe.
— Je ne vous y ai pas aperçue.
— Mademoiselle ne voit pas tout.
— En revanche, j'entends...
On entendait en effet une voix de clochette tlùtée qui chantait :
Il était une bergère
Et ron ron petit patapon
11 était une bergère...
Les notes en s'envolant avaient l'air de dessiner la ronde.
Elles s'échappaient à travers la cour comme des écoliers sor-
tant d'une classe. Pour célébrer sa chance, la cousine Rose n'avait
trouvé que cette chanson d'enfant.
— Et elle a planté là son lils ! dit Mademoiselle.
Une joie perfide éclairait ses yeux sombres. Il lui semblait
impossible que Marcel Clerabault n'entendît pas aussi. Cette
écervelée, pour se perdre, n'aurait pas besoin qu'on l'aidât!
— Elle compte peut-être qu'une bonne âme va lui en donner
des nouvelles !
Nanette riait aussi, mais du bout des lèvres, déjà plus
récompensée par cette chanson que si la cousine Rose l'avait
embrassée.
Mademoiselle, inquiétée par cette façon d'accueillir sa
remarque, fronça les'sourcils. Cette fille, par hasard, en aurait-
elle appris plus qu'elle ne disait ?
— C'est compter sans les juges, reprit-elle d'un ton sec.
Mais, cette fois, je fus seule à répondre. Sans me soucier de
la chanson, je m'étais mise à sonner...
Le prologue du drame était joué.
LES CHOSES VOIENT. 323
m
L'entr'acte dura trois semaines : trois semaines où l'on ne
vit rien, où tout avait repris sa marche accoutumée. Pendant
cette période, on aurait cru la maison enfouie dans un sommeil
agité par des rêves, ses habitans transformés en somnambules.
Aucun mot, sinon par nécessité, quand les besoins de la vie
journalière ne permettaient plus de se taire. Une régularité de
couvent. Chacun se levait, sortait, se couchait aux mêmes heures.
Moi-même, j'imaginais être enfermée au fond d'un tiroir en
compagnie de paquets étiquetés et qui, utilisés chaque jour,
chaque jour aussi sont remis soigneusement à leur place.
Pourtant, comment ne pas reconnaître dans cette paix je ne
sais quoi d'artificiel et un air de volonté tel qu'à chaque minute
on attendait un éclat? Si tout se passait suivant la règle, il était
clair que certaines choses qui avaient existé, n'existaient plus.
Telles des intermittences dans un cœur malade, des arrêts brus-
ques interrompaient le cycle des occupations normales. Cette
existence unie était pleine de soubresauts dont personne ne
semblait se douter, parce que personne ne se souciait de les
remarquer.
Il faut une longue expérience pour se convaincre que l'essen-
tiel réside précisément dans ce que l'on ne voit pas. Ce n'est
donc que plus tard, beaucoup plus tard, que j'ai compris. A ce
moment, n'apercevant rien ou presque rien, je ne me doutais
pas que ce rien forgeait l'avenir.
De l'extérieur, voici à peu près ce qui frappait des yeux nou-
veaux comme l'étaient les miens...
Nanette d'abord. Une Nanette pas tout à fait la même, affec-
tant avec Mademoiselle une politesse inaccoutumée, ayant évi-
demment suspendu les hostilités, mais aussi qui gardait sous ses
moustaches un petit air de supériorité agressif.
Fréquemment, durant cette période, il lui arriva d'oublier
en cours de sortie une ou deux commissions essentielles. A
peine rentrée, elle s'en apercevait, geignait sur son manque de
mémoire.
— Est-ce que vous êtes malade? interrogeait Mademoiselle,
impatientée par ces absences qu'elle attribuait à la vieillesse.
— Non, mais je ne sais ce qui me prend. Par momens, je
324 REVUE DES DEUX MONDES.
me sens tout étourdie, murmurait Nanette d'un ton ambigu,
— C'est bon : reposez-vous. J'irai à votre place.
— Jamais de la vie! répliquait vivement Nanette. En y retour-
nant, je veux me punir. Peut-être ensuite parviendrai-je à mieux
me souvenir.
Et elle repartait aussitôt.
D'autres fois, elle rentrait avec de longs retards dont elle
s'excusait h peine. Les jours de marché enfin, au lieu d'attendre
Mademoiselle suivant la coutume, elle sortait de grand matin,
A son retour, elle rencontrait souvent la cousine Rose.
A côté de Nanette, Mademoiselle plus silencieuse que jamais,
la face close comme une armoire, ne faisant d'ailleurs aucune
allusion au prolongement inattendu du séjour de la cousine
dans la maison.
Au début, cinq ou six jours de suite, je la vis revenir le soir
à la cuisine. Elle arrivait avec son livre de comptes, tirait du
placard la plume et l'encrier, puis s'installait face à la porte,
guettait les bruits du dehors. Elle demeurait ainsi près d'une
heure, perdue dans ses songes, parfois les yeux fermés, puis
tout à coup se décidait à tracer rapidement une page de chiffres
et s'en allait. Un soir, elle ne descendit pas. Elle ne revint plus,
et ce fut là tout le changement apparent survenu dans sa vie,
Marcel Glerabault, lui, était devenu invisible. Il n'accom-
pagnait jamais la cousine Rose, ne quittait que rarement son
appartement, et toujours quand celle-ci était sortie.
Je ne l'entrevis qu'une fois : le temps pour lui d'entre-bàiller
la porte, de s'assurer que Nanette était seule et de lui glisser une
lettre. Précisément, une heure après, Nanette fut victime d'une
de ces défaillances de mémoire qui inquiétaient Mademoiselle.
J'appris ainsi à compter les missives adressées à M. le juge
Tiphaine et pus constater que, vers la fin de la deuxième semaine,
le nombre s'en accrut notablement.
La cousine Rose, enfin, ne chantait plus. Enfermée dans la
chambre de Marcel Glerabault, sortant à peine pour de courtes
promenades, elle ne faisait aucun bruit. Vraiment, j'aurais pu
m'imaginer qu'elle n'était plus là. Un jour, cependant, elle
parut à la fenêtre de la cuisine, affolée, cherchant des yeux
Nanette qui lisait auprès de moi.
— Hé bien? demanda-t-elle, avez-vous imaginé quelque
chose ?
LES CHOSES VOIENT. 325
Et comme Nanette ne répondait pas aussitôt :
— Ah! ma bonne Nanette, je crois que je deviendrai folle :
jamais je n'attendrai jusqu'à samedi.
Nanette alla vers elle. Son vieux visage se pencha maternel-
lement par-dessus le chambranle vers celui de la cousine Rose
que je devinais en pleurs :
— Voyons, madame, pour une rougeole 1 Vous n'allez pas
vous mettre la cervelle à l'envers 1 Ça n'est méchant qu'avec les
grandes personnes, mais les enfans s'en moquent!
Désespérée, la cousine Rose reprit :
— Nanette! je vous en conjure! tâchez de m'avoir des nou-
velles avant samedi, il le faut. Le médecin peut-être pourra
vous renseigner... C'est affreux : ne pas même savoir si ce petit
a beaucoup de fièvre! Je suis morte d'anxiété et tout me man-
que à la fois. Jusqu'à mon mari qui a inventé des horreurs! on
m'accuse maintenant de choses que Marcel ne veut pas me ré-
péter... Tenez, il y a des heures où je me demande si lui-même
ne doute pas quelquefois...
— Lui! Allons donc! moins que tout autre!
Et Nanette, prenant presque M™*' Rose dans ses bras, ajouta :
— Je vous jure que, même si c'était vrai, il refuserait d'y
croire !
Mais un bruit insolite les interrompit :
— Prenez garde! quelqu'un...
— Je me sauve. Alors, pour les nouvelles?
— Promis.
C'était une fausse alerte, mais la cousine Rose avait dis-
paru. Si bref qu'eût été ce dialogue, il m'apprit donc que Na-
nette, les jours de marché, tenait ses promesses. Je savais aussi
que si M""® Rose ne chantait plus, c'est que son fils était malade
et que le procès traînait.
Tel était l'extérieur.
Moi-même, lasse de n'être plus regardée, vaguement inquiète,
je m'efïorçais pour me distraire de causer avec les autres
meubles. La nuit, je les interrogeais, mais en vain. Ils se mon-
traient d'autant plus discrets que j'étais nouvellement arrivée.
Cependant, même des apparences aussi unies, une telle
continuité dans la paix succédant aux menaces d'orage qui
m'avaient effrayée, la simple logique enfin auraient dû m'aver-
tir de l'existence de courans profonds. Que Mademoiselle soit
326 REVUE DES DEUX MONDES.
venue attendre le soir Marcel Glerabault, puis ait renoncé à cette
attente ; que Nanette fut reste'e fidèle correspondante de M. le
juge Tiphaine, et renseignât la cousine Rose sur le sort de son
fils, cela ne prouvait-il pas qu'aucun des êtres demeurés là
n'avait renoncé à suivre son chemin? Le fleuve roulait toujours
son flot, mais souterrainement : marche cachée, d'autant plus
redoutable qu'elle mine le sol sans qu'on l'entende !
En elîet, tandis que s'écoulaient ces journées quiètes, toutes
ces âmes, fermentant dans le vide, se cherchaient elles-mêmes,
et choisissaient la route fatale qui devait les conduire à l'abîme.
Il en est de l'homme tout autrement que des choses. Nous, au
moins, savons ce que nous sommes, d'oîi nous venons, pourquoi
nous sommes faites. L'homme, lui, s'ignore absolument. Non
seulement il ne soupçonne pas son origine et doute de sa des-
tinée, mais le présent lui échappe. Viennent les heures troubles,
il s'épuise à se diriger à travers un torrent de pensées contra-
dictoires. Il cherche encore son chemin qu'il roule, emporté par
le courant des faits, entraînant avec lui tout ce qui l'approche,
à la fois inconscient du sort qui l'attend, et lourd de la destinée
d'autrui. Si j'avais su lire à ce moment, j'aurais vu non pas le
tableau que je viens de vous rendre, mais un autre déjà tragique,
et que voici.
Attachée à M™" Rose et détestant Mademoiselle, Nanette ne
rêvait plus que d'une aventure imprévue qui rapprocherait les
deux cousins et chasserait Noémi. Elle, si honnête pourtant, ne
réfléchissait pas à ce qu'une telle combinaison avait de suspect
ou d'inquiétant.
De leur côté, Marcel Glerabault et M'"^ Rose, à force de pré-
parer ensemble le procès, peut-être aussi et plus simplement
parce qu'elle était jolie et lui sevré depuis longtemps d'une pré-
sence de femme, éprouvaient un plaisir sournois à prolonger
leur tète-à-tète. Ni l'un ni l'autre ne savaient encore quel péril
ils couraient en s'abandonnant au charmç de pareilles réunions.
Tous deux se seraient refusés à s'en passer. Ils ne s'apercevaient
pas d'ailleurs que chaque minute de leur intimité était sur-
veillée, et que Mademoiselle était autour d'eux, regardant. Les
amoureux sont aveugles : seuls, ceux que le désespoir a touchés
de son aile, deviennent clairvoyans.
Parce qu'elle était désespérée. Mademoiselle enfin était
devenue le témoin auquel rien n'échappe. Mieux qu'eux-
LES CHOSES VOIENT. 327
mêmes, elle savait et sachant continuait de regarder sans trêve.
Mon Dieu ! je voudrais vous faire comprendre ce que ces trois
mots peuvent résumer d'effroyable ; à quelles tortures, à quels
cris de révolte, à quels besoins de vengeance ils peuvent cor-
respondre !
Imaginez une femme qui, durant huit années, a souhaité pas-
sionnément d'être aimée par un homme dont tout la séparait,
situation, fortune, habitudes, éducation... Il est entendu que
cette femme adore cet homme pour lui-même, que si, plus tard,
elle a désiré aussi devenir riche et considérée, c'est unique-
ment pour diminuer les distances et lui permettre de réaliser
son rêve. Il est entendu encore que cette femme n'est pas mal-
honnête, ni méchante, au sens précis de ces mots; que son
amour même, à défaut de morale, la préserverait de toute ré-
bellion contre l'ordre social établi. INon, elle n'est qu'une femme
passionnée comme la plupart, sans penchant déterminé pour le
bien ni pour le mal. Elle est même très pieuse; elle croit en
Uieu ; elle pratique la religion avec minutie et sans esprit de
critique... Supposez maintenant que, par un jeu du hasard, cette
femme ait vu peu à peu l'homme qu'elle adore se rapprocher
d'elle, qu'elle ait pu se croire même à la veille du triomphe,
puis que, tout à coup, par un autre jeu du hasard, parce qu'une
étrangère passe, — qui aurait pu ne pas venir, qui pourrait ne
pas rester, — elle voie l'abîme se reformer et l'homme pour qui
elle vit, s'éloigner d'elle !
Je m'exprime encore mal.
Le supplice de Mademoiselle était plus raffiné, car, dès le
premier jour, et depuis, sans arrêt, avec la clairvoyance que
donne la jalousie, elle avait pressenti ce qui allait arriver. Alors
que ni Marcel Glerabault ni la cousine Rose ne soupçonnaient
encore la passion qui les minait, Mademoiselle l'avait déjà lue
dans leurs yeux. Elle savait avant eux-mêmes, mieux qu'eux, à
quel point ils en étaient. Elle dosait leur amour. Chaque matin,
elle pouvait se dire : « Aujourd'hui, il y a cela de plus qu'hier. »
Elle se le disait, elle était certaine de ne pas se tromper, elle
en mourait de désespoir, et elle devait se taire !
Je ne m'étonne plus si, durant ce temps où rien ne semblait
se passer, j'étais surtout frappée par le silence de la maison :
ce n'était pas la maison qui se taisait, c'était Mademoiselle !
Ce silence projetait autour de lui une contagion de peur. En
328 REVUE DES DEUX MONDES.
élevant la voix, on avait la certitude de troubler on ne savait
où, mais tout près, un être qui se mourait de ne pouvoir
parler !
Était-ce bien vrai, pourtant? Était-il possible que Marcel
Clerabault, qui gardait Mademoiselle parce qu'elle incarnait le
souvenir d'une femme aimée follement, était-il possible qu'un
pareil homme, rude, méthodique, averti, se laissât prendre aux
charmes d'un oiseau joli, mais sans cervelle, de passé douteux
et plus désireux de ravoir son enfant que de courir à nouveau
les mauvaises fortunes de l'amour?
Cette question, Mademoiselle avait dû se la poser mille fois:
toujours, la même réponse était venue.
Certes, une autre femme aurait tenté sciemment la conquête
de Marcel Clerabault: il l'aurait chassée I Mais celle-là! ne
disant mot, toujours occupée d'autre chose et si loin de l'amour;
celle-là, agissant à toute heure, sans même en avoir conscience,
par son air évaporé qui rappelait l autre, son nom identique à
celui àeTautre, sa joliesse dilïérente de l'autre et pourtant si
voisine!... Ah! celle-là n'avait qu'à être présente pour rallumer
à son profit l'incendie des souvenirs: Marcel Clerabault ne pou-
vait pas ne pas l'aimer! Comment d'ailleurs se défendre contre
un péril qu'on ignore? Il aurait fallu, pour arrêter Marcel Clera-
bault, qu'il vit clair en lui-même : or tout, dans la cousine
Rose, contribuait à l'aveugler; son passé même était un attrait,
prétexte à forfanteries philosophiques pour un homme se piquant
de libéralisme et qui, au surplus, ne s'y trouvait pas intéressé.
Cependant, si le danger ne tenait qu'à l'ignorance de Marcel
Clerabault, pourquoi ne pas parler?
Parler... soit, mais de quel droit? où? quand? Depuis que la
cousine Rose était venue, Marcel Clerabault ignorait Mademoi-
selle. Jadis, presque chaque soir, il descendait à la cuisine : il
n'y venait plus. Dans la journée, il n'était jamais seul. L'occa-
sion serait-elle venue, que dire? Pouvait-on définir cet inexpri-
mable qui faisait la certitude de Noémi Pégu?
Elle imaginait Marcel Clerabault l'écoutant. Quels regards
d'ironie scandant chaque mot qu'elle prononcerait, puis peut-
être pour unique réponse, ce mot qu'elle redoutait plus que
tout :
— Restez à votre place!
A sa place, c'est-à-dire à une place de servante gagée, quand
LES CHOSES VOIENT.
329
on a cru devenir la maîtresse! Non, elle ne parlerait pas!
Alors, entreprendre la cousine Rose?... Gela semblait accep-
table à première vue. Au fond, n'était-ce pas une inconsciente?
Elle n'agissait que guidée par son instinct de femme, courant
comme l'alouette au premier rayon du miroir et prête à fuir
aussi au premier coup de fusil. Allons! il fallait s'adresser à
celle-ci, l'obliger à partir, au besoin en l'effrayant...
Mais aussitôt une objection surgissait : si, dans son émoi, la
cousine Rose allait droit à Marcel Clerabault pour demander
conseil?... Et de nouveau l'issue se fermait : Mademoiselle se
retrouvait murée dans ce caveau de silence dont elle avait cru
un instant pouvoir s'évader, mais qui la tenait bien prisonnière,
ivre d'impuissance et de chagrin.
.Avez-vous compris, cette fois, que lorsqu'on regarde, comme
regardait Mademoiselle, tout devient possible, la colère, la folie,
la haine, le meurtre?
Pourtant, il faut rendre justice à chacun. Si cette àme était
labourée à vif, je ne crois pas qu'il y ait poussé à ce moment
autre chose que des fleurs de désespoir. Mademoiselle souffrait
trop pour avoir encore une volonté réfléchie de libération. On
prétend que toutes les résolutions tragiques sont conçues dans
le délire. Ce délire, si c'en est un, est souverainement lucide.
Il faut, pour faire un choix et surtout s'arrêter à certaines solu-
tions, avoir la perception aiguë de la valeur relative des faits.
Mademoiselle ne percevait encore que sa propre souffrance. Elle
en était au premier degré, c'est-à-dire à cette heure où, faute
de réfléchir, toutes les imprudences paraissent naturelles, où
après avoir répété cent fois : « J'aurais tort d'agir ainsi, » on
oublie ses belles résolutions et l'on perd tout.
Or l'occasion vint le dimanche l^"" janvier, et c'est ce dimanche
qui décida du reste.
Edouard Estaunié.
[La deuxième partie an prochain numéro.)
LA VILLE ET LA COUR
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE
EXTRAITS DU JOURNAL
DU COMTE RODOLPHE APPONYI
(1)
I[(2)
ANNÉE 1832
^ février. — Voilà encore un grand bal à la Cour passé
heureusement; nous dansons toujours sur un volcan; cette fois-
ci, on a découvert une conspiration à 10 heures du soir; quel-
ques minutes plus tard, il n'était plus temps. Douze personnes
devaient être poignardées : le Roi, le Duc d'Orléans, Casimir
Perier, Sébastiani et les autres ministres, Soult excepté.
La famille royale et ses entourages avaient l'air bien tristes.
Le Duc d'Orléans m'avoua lui-mêm€ qu'il se sentait si fatigué
qu'il n'attendrait pas la fin du bal. Il a fort peu dansé, s'est
assis bien souvent à côté de la Reine, ce qui n'est pas son habi-
tude et a témoigné d'une préoccupation extrême.
Déjà, dans la matinée d'hier, le bruit s'était répandu qu'on
avait l'intention d'attaquer les Tuileries pendant le bal pour
assassiner le Roi et sa famille, que la conspiration avait été
découverte et que le Roi, pour sa défense, avait fait entrer
(1) Copyright hij Ernest Daudet.
(2) Voyez la Revue des 1" et 15 octobre 1912 et du 1" mai 1913.
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 331
8000 hommes au château et qu'ils étaient cache's dans les caves
et dans l'orangerie.
On a ajouté d'abord peu de foi à ce bruit; cependant, il est
arrivé à la Cour plus d'excuses pour cause d'indisposition qu'à
l'ordinaire. Au bal, la disproportion entre le nombre d'hommes
et celui des femmes était frappante; celles-ci étaient beaucoup
moins nombreuses que les hommes. Tout ce monde avait l'air
fort inquiet, et cette inquiétude, loin de diminuer, fut augmen-
tée par les nouvelles qui arrivaient du dehors, annonçant des
attroupemens et des charges de la troupe. La disparition de
gardes nationaux et d'officiers de ligne, qui étaient rappelés
d'urgence à leur corps, mit le comble aux anxiétés; les pauvres
mères ne savaient si elles devaient s'en aller ou bien rester; en
quittant les Tuileries, elles s'exposaient à se trouver dans l'émeute
et empêchées de rentrer chez elles. Lady Granville était dans ce
cas, puisque des charges se faisaient dans la rue Saint-Honoré
et aux Champs-Elysées. Elle suivit donc mon conseil et se
résigna à rester, au grand contentement de ses filles. Mais
laissons parler un de mes correspondans qui, ordinairement, est
bien informé. Voilà ce qu'il me dit sur les nouvelles du jour :
« Moi, qui suis sceptique, j'ai peine à croire tout ce que
l'on débite sur la conspiration du 1®' février. Ce que je vais avoir
l'honneur de vous dire, venant de personnes dignes de foi, je
vous avoue que je ne sais plus que penser. — Le coup serait
manqué et ajourné; les auteurs de la conspiration restent incon-
nus, ils sont à Paris. Un journal, La Tribune, affirme qu'un
maréchal de France est mêlé au complot dans lequel plus de
10000 individus étaient enrôlés. On leur avait dit qu'il s'agissait
seulement de proclamer un gouvernement provisoire à la têta
duquel on aurait vu le duc de Bellune, Martignac, et peut-être
Chateaubriand. Quatre courriers étaient prêts pour la Duchesse
de Berry, pour l'empereur d'Autriche, pour le roi de Prusse et
pour l'empereur de Russie. Huit conjurés, qui étaient au bal et
qu'on me nommera demain, devaient faire monter Louis-
Philippe en voiture et on devait l'emmener à Vincennes. On
aurait pénétré aux Tuileries par la Galerie des Tableaux; on
avait déjà la clef. »
A ces détails, je suis en mesure d'ajouter qu'à dix heures
du soir seulement, la police a appris par deux transfuges ce qui
allait arriver. Les chefs de la conspiration l'ont su, et contre-ordre
332 REVUE DES DEUX MONDES.
a été donné à ceux de leurs complices qui étaient postés aux
Tuileries. Ils étaient sans armes, mais ils avaient reçu chacun
10 cartouches; on devait leur distribuer des fusils de munition
au dernier moment. Un cocher de cabriolet, dont je me sers
quelquefois pour mes courses lointaines m'a montré les 10 car-
touches et m'a dit qu'il en était et qu'il avait reçu 25 francs pour
sa part. Ceci est donc du positif. Il n'a voulu me nommer per-
sonne. Le 16*= régiment de ligne devait se porter de Rueil et de
Courbevoie sur le Louvre, deux régimens d'Issy devaient appuyer
le mouvement. Le gouvernement est, dit-on, si troublé des
complicités qu'il rencontre dans l'instruction, que le Moniteur
d'aujourd'hui ne dit mot. La garde nationale est très mal dis-
posée. Il y a eu beaucoup d'argent distribué.
Mon armurier m'a dit qu'il avait vendu presque tous les pis-
tolets de la fabrique de Liège, qu'il avait dans sa boutique ; que
ses confrères en avaient aussi vendu considérablement; on a
acheté également beaucoup de sabres, épées et fusils sur les
quais. J'y suis allé hier et j'y ai interrogé à ce sujet un nommé
Moreau, marchand de vieilles armes, qui m'a confirmé ce qu'on
m'avait dit. La garnison de Soissons est très compromise dans
tout ceci; elle se compose d'un bataillon du 11^ régiment d'in-
fanterie légère, les deux autres bataillons de ce régiment sont
au château de Ham où ils gardent les anciens ministres. Ce ba-
taillon de 895 hommes est là avec deux batteries du 8° régiment
d'artillerie dont l'esprit est ultra-républicain.
'2 avril. — J'ai eu la première nouvelle de l'arrivée du
choléra à Paris dans la soirée du mardi où il y a eu grande et
nombreuse réunion chez nous; ce fut entre la tasse de thé et la
brioche qu'on nous l'annonça; cela ne nous empêcha pas de
prendre de l'un et de manger de l'autre. On n'a pas la moindre
frayeur ou tout au moins si peu, que diners, raouts, spectacles,
bals, concerts, tout va son train sans interruption ; la seule pré-
caution qu'on prenne et qui est même devenue à la mode, c'est
de porter sur soi des sachets de camphre que les belles dames
offrent aux jeunes cavaliers et de petites cassolettes avec une
pastille odoriférante composée de menthe et de camomille; il
est de bon genre de porter cette petite boite dans la poche de son
gilet et de la respirer de temps en temps. Il n'y a que très peu
de maisons qui changent leur régime. Chez nous, l'eau à la glace,
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 333
la salade, les truffes, et les glaces sont abolies; tout le reste est
comme à l'ordinaire. La progression de la maladie a été parti-
culièrement sensible entre hier et avant-hier. Hier, il y a eu
deux cent un cas, tandis que, les jours précédens, il n'y en avait
eu que cinquante au plus. On compte en tout quatre cent cin-
quante malades et cent quarante et quelques morts.
Le bas peuple, ici comme partout, croit qu'on empoisonne les
fontaines, le pain, etc., etc. Les chiffonniers, qui ne trouvent plus
autant d'immondices à ramasser dans les rues depuis qu'on les
nettoie un peu plus soigneusement, n'ont pas de quoi vivre et
s'ameutent; ils brisent les tombereaux de la nouvelle entreprise
et les jettent dans la Seine, trop heureux le cheval et son con-
ducteur s'ils n'éprouvent pas le même sort.
Il y a bien quelques personnes qui désertent Paris, mais pas
autant que j'aurais cru, surtout avec ce beau temps et à l'ap-
proche de la saison qu'on aime à passer à la campagne. Nous
autres, nous resterons tranquillement ici, nous avons un beau
jardin et une grande et belle maison facile à aérer. Personne
de nous n'a peur.
3 avril. — Nous avions le projet de passer une partie de
notre soirée chez la Reine, mais les attroupemens étant devenus
plus forts et plus sérieux dans la journée, nous avons remis
notre visite à un autre jour. On nous dit que la Cour n'est pas
inquiète, mais que la Reine est indignée contre les misérables
qui profitent d'une calamité publique terrible, pour agir contre
le gouvernement. Ayant renoncé à paraître aux Tuileries, nous
allâmes tout droit chez M""® de Labriche, qui nous avait priés
pour entendre un superbe concert. Entre le chant divin de
Rubini, de Lablache, et la musique de Kalkbrenner, des nou-
velles nous arrivèrent de tous les côtés sur les mouvemens dont
les rues Saint-Denis, Saint-Martin, Saint-Antoine, les places du
Ghâtelet, de l'Hôtel-de-Ville et de Grève étaient le théâtre.
En commentant ces rumeurs, on fut conduit à parler de
fontaines empoisonnées et du vin mêlé d'arsenic qu'on accuse le
gouvernement de laisser vendre et qui tue ceux qui en font
usage. M™^ de Lespinasse a raconté qu'une amie de sa femme
de chambre est morte dans les crampes les plus horribles après
avoir bu du vin qui provenait de la boutique du marchand qui
fournit sa maison. Naturellement, elle a donné l'ordre de ne
334 REVUE DES DEUX MONDES.
plus acheter de ce vin, mais de donner à ses gens du cidre qui
se trouve dans sa cave.
■— Alors, madame, dis-je à la comtesse, vous ne ferez que
changer de poison, car le cidre en est un en temps d'épidémie.
— Ah! vraiment! s'écria-t-elle; alors je mettrai mes gens à
l'eau.
Toutes ces histoires et le bulletin de la maladie qui constate
pour la journée d'hier deux cent cinquante cas, n'ont pas empê-
ché l'enthousiasme qu'ont excité Rubini et Lablache de se ma-
nifester; on les a applaudis à outrance. La comtesse Pozzo et sa
cousine, la princesse de Chalais, étaient resplendissantes de
diamans; elles avaient des robes superbes en blondes et ont
causé beaucoup d'ombrage à une autre jeune mariée, M'"" de
Maillé, qui avait une robe en moire couleur de rose et gapnie
en blondes, des diamans et des plumes dans les cheveux, mais
pas avec autant de profusion que les deux autres. Cependant,
elle est encore plus belle, et sa mise plus simple rehaussait, à
mon avis, les charmes de sa figure si belle avec cette expression
4e modestie qui pare tant les femmes.
En quittant ces splendeurs à une heure et demie, j'ai fait
une ronde à travers Paris. J'ai trouvé sur le boulevard, devant
la porte du général Sébastiani, les trois bataillons du 3^ de
ligna; à la porte Saint-Denis, le l"'' et le 2^ bataillon du l'"'' de
ligne. La, il y avait déjà un attroupement fort considérable et, à
deux pas, un escadron du 2° dragons; à la porte Saint-Martin, les
3® et i"" bataillons du 1^'de ligne et un bataillon de la 1" légion ;
mais c'est tout ce qu'il y avait en fait de garde nationale. A la
Bastille stationnaient deux bataillons du IG'' de ligne, arrivés de
Courbevoie pour remplacer le 52'^ qui part et sur la place, outre
ces bataillons, deux escadrons du 2'' drngons et du 6® de la même
arme.
J'ai vu arriver le Duc d'Orléans précédé de 23 carabiniers et
suivi d'un escadron du même régiment; il était au milieu d'un
état-major où figurait le maréchal Lobau. J'ai continué ma
course jusqu'à la barrière du Trône, confiée à la garde d'un
bataillon du 2^)" de ligne. Là, l'émeute m'a semblé plus hideuse ;
j'y ai vu des chilîonniers et les débris de tombereaux qui ont été
brûlés.
C'est là que j'ai lu le placard suivant, à moitié déchiré par la
police :
la ville et la cour sous louis-philippe. 335
Remède contre le choléra morbus
« Prenez WO têtes de la Chambre des Pairs, 150 de celles des
Députés, qiion vous désignera, celles de C. Perier, Sébastiani et
d'Argoiit, celles de Philippe et de son fils, faites-les rouler sur la
place de la Révolution et l'atmosphère de la France et de la Bel-
gique sera purifiée... — Signé : U> décoré de Juillet. »
La prison de Sainte-Pélagie était gardée par la garde muni-
cipale à pied et à cheval. Je suis revenu le long des quais où
j'ai vu les tambours de la garde nationale battre en vain le
rappel; il n'arrivait que des officiers. Les rues Saint-Denis et
Saint-Martin sont veuves de leurs réverbères, qui sont tous bri-
sés. On promenait sur les quais un ouvrier blessé ; il avait reçu
d'un dragon du 6^ régiment un coup d'épée dans l'œil. Cette
promenade lui a valu des aumônes. Moi-même, arrêté dans mon
cabriolet, j'ai été forcé d'y contribuer. On répète toujours dans
les groupes que le gouvernement et le Roi lui-même font em-
poisonner le peuple.
6 avril. — Nous avons passé hier une grande partie de notre
soirée chez la Reine. Sur les escaliers, nous avons rencontré
Casimir Perier et d'Argout ; ces deux ministres avaient l'air
assez préoccupés. Le premier nous dit que le nombre des
malades augmentait prodigieusement et qu'on n'en guérissait
presque pas. Dans la galerie de Diane, nous avons vu M'"^ de
Boigne qui venait de quitter la Reine et qui nous dit qu'elle
avait laissé Sa Majesté, pour la première fois de sa vie, non seu-
lement triste et douloureusement affectée, mais même irritée
contre la méchanceté atroce de l'esprit de parti qui exploite
ces tristes circonstances pour essayer d'en tirer avantage. La
comtesse nous dit aussi que l'ambassadeur de Russie n'était
malade que pour avoir pris trop de précautions contre le cho-
léra, telles que quatre jattes de chlorure dans la même pièce,
puis un régime très échauffant, que tout cela avait fait remon-
ter sa goutte qui, d'ailleurs, depuis ce matin, reprend son siège
dans les jambes.
La Reine et Madame Adélaïde étaient, comme à l'ordinaire, à
côté de la cheminée, par conséquent là où il y a le plus de cou-
rans d'air. Ni elle, ni le Roi, ni personne de la famille royale
336 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ont apporté de changement dans leur régime. Ils n'ont même
pas cessé de prendre de l'eau glacée pendant et entre les repas.
Sa Majesté nous a soutenu qu'il fallait avant tout ne rien
changer à sa manière de vivre, que leur médecin le lui avait
fortement recommandé et qu'elle abondait dans ce sens. Sa
Majesté nous a rassurés aussi sur les empoisonnemens qu'elle
taxe de pure invention. Elle prétend que les recherches minu-
tieuses de la police ont prouvé que ce n'était qu'une très mau-
vaise plaisanterie imaginée par quelques individus ou bien un
moyen de répandre la terreur en jetant de la poudre blanche
tout à fait inoffensive sur les comestibles et dans le vin pour
faire croire qu'il n'y a point de choléra, mais bien des empoi-
sonneurs.
— Il est déplorable, nous a dit la Reine, que le peuple de
Paris ajoute foi à des mensonges et y trouve prétexte pour se
livrer à des excès atroces.
M"""^ du Roure m'a parlé de l'attaque de choléra qu'elle a eue
et dont elle a heureusement conjuré les effets en provoquant par
tout son corps une forte transpiration qu'elle a maintenue pen-
dant seize heures. J'ai su par Madame Adélaïde qu'il y a eu six
cas dans la domesticité du château : deux des malades sont
morts ; les autres ont été sauvés.
Nous avons fini notre soirée chez la marquise de Rellissen.
Chaque personne qui arrivait nous apportait une mine de cir-
constance et quelque histoire épouvantable. La plus écoutée
était celle qui donnait sur l'épidémie les détails les plus
sinistres. Dieu! combien, par le temps où nous sommes, sont
heureux les gens sans imagination ! A quoi bon exagérer le mal
quand il est déjà si terrible?
7 avril. — Malgré le choléra, il y avait foule hier chez nous.
La seule chose que j'aie remarquée, c'est qu'on a pris deux fois
plus de thé qu'à l'ordinaire. Au reste, on n'a servi ni glaces ni
boissons acides ou glacées. On était d'une gaîté folle, et cepen-
dant la journée d'hier est faite pour inspirer les plus tristes, les
plus douloureuses réflexions sur les forfaits qu'engendre l'es-
prit de parti. Les perturbateurs voyant que le choléra ne répan-
dait pas assez de terreur dans le public, ont imaginé d'augmen-
ter la mortalité en empoisonnant le v in, les fontaines, etc. : on
a poussé la cruauté jusqu'à distribuer dans les rues des bonbons
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 337
et des gâteaux empoisonne's à des enfans qui, après en avoir
mangé, meurent dans des douleurs atroces. Ces horreurs rendent
le peuple comme fou. Hier, dans la rue Saint-Denis, on a mis en
pièces un individu qu'on accusait d'être un empoisonneur. La
police et la troupe, rien n'a pu soustraire ce malheureux à la
rage de la populace. Etait-il coupable, était-il innocent? On
l'ignore : l'événement n'en est pas moins horrible.
Deux marchands de vin m'ont assuré que, ce soir, des agens
de police leur ont recommandé de bien surveiller les personnes
qui viendraient chez eux leur demander un verre d'eau ; que
ces individus, au moment où l'on ne s'y attend pas, jettent un
poison dans les fontaines de la boutique. Dans un café de la
rue des Petits-Champs, on avait surpris un de ces misérables
au moment où il jetait un petit paquet de poudre blanche dans
une de ces fontaines et on aurait trouvé sur lui douze paquets
de cette poudre qu'on a reconnue être de l'arsenic.
8 avril. — La populace de Paris est en train de prouver que
le peuple reste toujours peuple et qu'en tous les pays du monde,
dans les mêmes circonstances, il se livre aux mêmes excès. Les
médecins de Paris, comme partout ailleurs, ont été en butte
aux soupçons les plus affreux. Ici, pas plus que chez nous,
qu'en Russie et que partout ailleurs, on ne veut croire au cho-
léra; on crie au poison, on parle d'aller délivrer les malades des
hôpitaux où, dit-on, on les assassine. L'esprit de parti a profité
de la frayeur populaire pour pousser au désordre et répandre
la terreur. Soit qu'on ait vraiment empoisonné quelques per-
sonnes, soit qu'on ait fait semblant, on est parvenu à exaspérer
le peuple et il en est résulté des faits profondément regret-
tables.
En voici un, cependant moins tragique que beaucoup
d'autres qu'on raconte. Un des prétendus empoisonneurs a été,
l'autre jour, jeté du haut du Pont-Neuf dans la Seine. Heureu-
sement pour lui, c'était un excellent nageur, et il se dirigea vers
le pont des Arts. La populace rassemblée sur les quais et les
ponts, qui, tout à l'heure, criait : « A l'eau I à l'eau! » l'applau-
dit à outrance ; on se porta à son secours et on le promena en
triomphe à travers les rues, distinction toute faite pour lui
donner le choléra; cependant, il en échappa fort heureusement
et se porte aujourd'hui aussi bien que nous tous.
TOME XV. — 1913. 22
338 REVUE DES DEUX, MONDES.
9 avril. — Le baron de Delmar, riche étranger, d'origine
prussienne, e'tabli à Paris, nous a donne', ces jours derniers, un
superbe concert : on y a exécute' La Création de Haydn avec la
plus rare perfection. Rossini en était le directeur, ayant autour
de lui Lablache, Rubini, Consul, Benatti et autres artistes et
amateurs, parmi lesquels le duc de Montesquiou-Fezensac, qui
conduisait les chœurs d'hommes. Du côté des dames, il y
avait, outre les artistes, M"'^ de Delmar, la duchesse de
Rauzan, la marquise de Garaman, M^'^ de Fezenzac, la
comtesse Potocka, la comtesse de La Redorte, M^^^ Grefïulhe
et la duchesse de Vallombrosa ; une soixantaine de musiciens
composaient l'orchestre ; en un mot, rien ne manquait à un
ensemble parfait, à une exécution qui ne laissa rien à désirer.
Il y avait donc de tout, musique divine et ce qu'il faut pour la
fafre valoir, et cela dans un local admirable, magique, et pour
la vue des spectateurs, un demi-cercle de femmes charmantes
sur une estrade. Le choléra semblait bien oublié.
Dans les hôpitaux, on compte de 1 000 à 1 200 malades par
jour, mais on n'en avoue que 826 dans le bulletin d'aujour-
d'hui. Les cholériques ne sont point spécifiés, car le nombre
serait par trop effrayant. Cependant, la vie mondaine n'est
changée en rien; visites, dîners, spectacles, soirées, concerts,
enfin réunions de toute espèce se continuent comme à l'ordi-
naire.
Nous avons depuis hier un cholérique à l'ambassade : c'est
le domestique du baron Koller, qui est malade, à ce qu'il paraît,
pour avoir bu une trop grande quantité d'eau de framboises ;
on lui a mis cinquante sangsues sur le bas-ventre, on lui donne
des infusions de menthe à boire avec quelques gouttes d'extrait
de camphre.
Jusqu'à présent, les médecins sont très malheureux dans
leurs essais ; les malades meurent comme des mouches, on ne
comprend rien à cette maladie. KorefT m'a dit hier que les
autopsies n'apprenaient rien du tout, qu'il avait ouvert dans la
matinée d'hier dix cadavres de cholériques et qu'il n'y avait
trouvé aucun symptôme de destruction intérieure, aucune
lésion dans aucune partie et que tout est encore mystère dans la
maladie.
Le comte de Caumont-La Force a été attaqué et est resté pen-
dant trois jours entre la vie et la mort. Koreff" a été assez
LA MLLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. o3î)
heureux pour le sauver du choléra, mais il n'est pas encore hors
d'affaire : il souffre ordinairement d'une maladie de cœur et on
craint pour lui l'effet des remèdes qu'on a dû lui administrer ;
on l'a frictionné d'une manière si forte que son corps ne pré-
sente qu'une plaie.
Casimir Perier parait sauvé. Le médecin Broussais l'a traité
par des sangsues et de la glace pilée administrée à fortes doses.
Hier soir, chez M""' de Delmar, la comtesse de Saint-Maurice
m'a dit qu'un médecin, depuis le matin, avait guéri nombre de
malades avec du charbon pilé. En réalité, les médecins n'y
comprennent rien, et c'est pur hasard si le malade ne meurt
pas. Les enfans ne sont pas plus épargnés que les grandes per-
sonnes. M'"® de La Ferronnays vient de perdre le sien, une
petite fille de vingt-deux mois.
1^2 avril. — Après avoir parlé de toutes les horreurs com-
mises au début de l'invasion du choléra, il est juste de parler
de tout le bien qui se fait, de tout l'argent qu'on donne pour les
pauvres et pour les malades. Les dons en argent se montent à
60 000 francs par jour; outre cela, on envoie des couvertures
de laine, des lits complets, des chemises, des chaussettes. Cer-
taines personnes ont cédé leur maison pour y établir des am-
bulances. D'autres ont organisé des refuges soit à l'aide de
souscriptions dont ils ont pris l'initiative, soit en fournissant
eux-mêmes les fonds nécessaires. Il en est de tout rang, de tout
âge qui se font inscrire dans les infirmeries pour y faire le
service de garde-malade. L'ambassadeur a remis 1 000 francs en
argent au Préfet de la Seine et des couvertures de laine pour
600 francs au bureau de secours de notre arrondissement.
15 avril. — Les expériences auxquelles se livrent les savant
pour décomposer l'air n'ont rien produit qui puisse expliquer
l'épidémie. Mais ce qu'on sait, c'est que personne ne revient
du choléra asiatique. Les médecins sont au bout de leur latin,
et les plus habiles se perdent en conjectures.
M'"'' de Laverdine, sœur des Anisson, s'est couchée bien por-
tante ; pendant la nuit, un frisson la prend ; les médecins
accourent à l'appel de son père, Hippolyte Anisson, et arrivent
juste à temps pour la voir expirer. M. de Chauvelin, membre
de la Chambre des Députés, a été également enlevé en peu
340 REVUE DES DEUX MONDES.
d'heures. M"'^ deCouronnel, fille du duc de Laval-Montmorency,
au moment d'accoucher, a eu la cholérine.
— Sa pauvre mère, m'a dit le duc, et M™« de Mirepoix ont
manqué mourir de frayeur ; heureusement pour nous tous, ma
pauvre fille va mieux en ce moment.
Un médecin me dit dernièrement :
— Mangez, buvez tout ce que vous voudrez, sans faire
d'excès cependant; enfin, vivez comme à l'ordinaire et vous
n'aurez pas le choléra, si vous n'avez pas la disposition ; mais,
si la disposition est dans votre corps, il n'y a rien au monde
qui vous préservera, et vous êtes perdu sans retour si le choléra
asiatique vous prend, car jamais personne n'en est revenu.
— A la bonne heure, docteur, vous parlez franchement, en
honnête homme.
— Avez-vous peur? me demanda-t-il.
— Pas le moins du monde ; il faut bien mourir une fois ; je
ferai comme les autres.
i6 avril. — M"'^ de Ghamplàtreux, fille cadette du comte
Mole, mariée depuis deux ans à peine à M. de La Ferté-Meun,
frère du marquis de ce nom, qui a épousé la sœur ainée, vient
de mourir en peu d'heures du choléra. Son père l'idolâtrait;
c'est à elle qu'il voulait léguer son nom et sa belle terre de
Ghamplàtreux, Elle n'est plus, et laisse après elle une petite
fille âgée de neuf mois. La pauvre femme n'avait pas vingt ans.
Le désespoir de la famille est difficile à dépeindre; la pauvre
mère est comme folle et M™" de Labriche, la vieille grand'mère,
se meurt de chagrin.
]y|me ]\Jolé et ses deux filles avaient une peur horrible de la
maladie régnante et décidèrent de partir pour la Suisse. M'"^ de
Labriche, leur mère et grand'mère, ne voulant pas se séparer
d'elles, se décida à les accompagner, bien que n'approuvant pas
ce voyage, à la condition toutefois qu'on emmènerait le médecin
ordinaire de la maison. Celui-ci, non seulement déconseilla le
départ, mais encore déclara au comte Mole qu'il ne pourrait
quitter Paris en ce moment, sans se faire accuser par ses
confrères d'avoir déserté son poste au moment du danger. Le
projet de voyage fut donc abandonné.
Le jour même de la mort de la pauvre M™^ de Ghamplà-
treux, le samedi, j'ai rencontré, vers les quatre heures, M. Mole
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 344
chez M'"*" Alfred de Noailles, qui reçoit ses amis tous les samedis
matin. Il nous raconta le refus de son médecin et ajouta :
— Je sais bien une chose, c'est que jamais une épidémie ne
m'attrapera plus : je saurai la fuir à temps.
A son retour chez lui, vers six heures, sa pauvre lille com-
mençait déjà à souffrir; mais les symptômes étaient encore si
peu alarmans que M"'® de Labriche la quitta à neuf heures pour
faire ses visites. Elle se trouvait encore à minuit chez la prin-
cesse de Vaudémont, à qui elle dit que sa petite-fille de Cham-
plâtreux était malade et qu'elle irait la voir avant de se
mettre au lit. Lorsque la pauvre grand'mère arriva chez sa
petite-fille, le choléra s'était déjà déclaré; le mal, malgré tous
les soins, fit de tels progrès que, trois heures après, il ne restait
de M'"^ de Champlâtreux qu'un cadavre défiguré. Il y a de quoi
devenir fou de douleur.
17 avril. — Nous sommes à 45 000 décès depuis le début de
l'épidémie. Le jour où l'on avait annoncé dans le Moniteur
4 009 malades, il y avait eu 4 0G4 morts et, depuis, le nombre a
été de 800, 900, 700 et enfin 600 depuis peu de jours. Le gouver-
nement compte qu'à la disparition du fléau, il y aura eu près de
30 000 décès. Nous ne sommes encore qu'à la moitié. On était
dans la ferme persuasion qu'à Paris, le choléra ne serait rien ; à
entendre messieurs nos médecins, ils étaient sûrs de le guérir
comme un rhume de cerveau ; or, l'un d'eux avouait l'autre
jour que, pour son compte, il avait eu 800 cas mortels et que
ces malades avaient expiré sous ses expériences. Après tant de
malheureux essais,il n'est pas plus avancé qu'au premier malade
qu'il a traité.
La Duchesse de Berry ayant envoyé 42 000 francs à M. de
Chateaubriand pour être distribués en secours, les ministres
ont refusé le don. Le vicomte s'est alors adressé aux maires des
arrondissemens. Ils lui ont répondu qu'ils n'osaient accepter ce
que le gouvernement venait de refuser. Devant cette réponse, il
a pris le parti de distribuer lui-même la somme. Mais il
annonce une brochure qui sera, paraît-il, virulente.
Le prince de Castel-Cicala, ambassadeur de Naples, vient de
mourir, non du choléra, mais d'une inflammation du tube in-
testinal, à ce que les médecins prétendent. Il n'est pas moins
mort et la pauvre princesse et M"^ Dorothée Ruffo, sa fille, sont
3i2 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la plus profonde douleur. L'ambassade d'Autriche a mis
un appartement à la disposition de la princesse ; mais elle a
déclaré qu'elle ne quitterait pas les restes de son mari jusqu'à
son enterrement.
18 avril. — La marquise de Montcalm, sœur du feu duc de
Richelieu et de la marquise de Jumilhac, s'est trouvée incom-
modée hier soir à quatre heures. Nous y avons envoyé à huit
heures afin d'avoir de ses nouvelles ; elle était déjà au plus mal
et, à dix heures, elle expirait dans les plus affreuses souffrances.
M'"^ de Montcalm était une de ces femmes qui ont le grand
art de conserver leurs amis; elle avait une société d'hommes et
de femmes, qui la soignait beaucoup. L'ambassadeur de Russie
y allait tous les soirs depuis trente ans qu'il la connaît. La con-
versation de la marquise était spirituelle et nourrie ; elle avait
un esprit véritablement français, gai, aimable et prompt en re-
parties et saillies. Ses souffrances continuelles, résultant d'un
désordre dans les organes de son côté gauche, qu'elle appelait
son petit enfer, la faisaient paraître capricieuse ; dans ces mo-
mens, elle brusquait un peu son monde, elle grognait, elle
disait même des duretés ; mais, le lendemain, on était sûr de
recevoir d'elle un charmant billet tout rempli d'excuses et de
regrets, avec l'invitation la plus aimable de venir le soir. Elle
ne sortait presque plus; c'était un événement de la voir aux
Tuileries, chez la duchesse de Gontaut, son amie de jeunesse,
ou chez la comtesse de Chastenay, qui logeait dans la même
maison qu'elle, ou bien chez nous, en tout petit comité.
On ne parle plus que de morts, on ne fait autre chose que
se lamenter. Le marquis de Vence a perdu sa sœur ; sa fille a
perdu le dernier de ses trois fils. M™^ de Rougemont, la mère,
a perdu sa sœur cadette. On a enterré sept à huit pairs, quatre
à cinq députés. Tout le monde souffre ou croit souffrir. Les
églises tendues de noir, des cercueils, des corbillards, des bières
dans toutes les rues, dans toutes les maisons, des équipages,
des hommes, des femmes en deuil, partout enfin la mort ou
ses emblèmes, voilà le lugubre spectacle que présente Paris.
La nuit, on voit arriver de loin, dans les rues désertes, des
hommes vêtus de noir, des torches à la main, avancer douce-
ment à la triste lueur vacillante ; on voit jusqu'à cinq cercueils
entassés sur un corbillard fait pour n'en recevoir qu'un seul.
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHTLIPPE . 343
Un réverbère rouge frappe vos yeux; il de'signe le bureau de
secours contre le chole'ra. C'est là qu'on trouve des médecins,
des médicamens; combien de mères, de fils, de frères, de
pères, de maris et d'amans ont vainement espéré y trouver le
salut d'un être cher!
Tant d'horreurs devraient anéantir les passions de l'homme,
imposer silence à l'esprit de parti. Tout au contraire, c'est la
même rage des uns contre les autres; c'est un plaisir infernal
que d'apprendre la mort de celui qui, pendant sa vie, professait
d'autres opinions que vous ; il ne vous a fait personnellement
aucun mal; vous ne l'avez pas même connu et vous éprouvez
une véritable satisfaction en écoutant la nouvelle de son trépas.
Le gouvernement a eu la faiblesse, la gaucherie de ne point
accepter l'aumône de la Duchesse de Berry, envoyée de sa part
à M. de Chateaubriand pour être distribuée dans les douze
arrondissemens de Paris. M. de Chateaubriand en est furieux :
— Comment, dit-il, on refuse le denier de la veuve!
Il a fait insérer aujourd'hui dans la Quotidienne une lettre
fort désagréable pour le gouvernement.
5 juin. — Déjà, depuis quelques jouis, on avait annoncé un
mouvement républicain, à l'occasion des funérailles du général
Lamarque. Le convoi, partant de sa demeure, passa par la place
Vendôme ; là, des gens en veste qui précédaient et suivaient en
foule le cortège de troupes et de gardes nationaux poussèrent
des cris séditieux : Vive la République I A bas Louis-Philippe!
A bas la poire molle! Pendant qu'ils poussaient ces cris, on
agitait au milieu d'eux un drapeau rouge portant l'inscription :
(( Fraternité, liberté. » On força le cortège à faire trois fois le
tour de la colonne delà place Vendôme, ce qui devait commé-
morer les adieux de Lamarque à Napoléon, le dernier hom-
mage du général à son empereur. On obligea aussi le poste mili-
taire placé à l'état-major, qui se trouve sur cette place, à se
mettre sous les armes et à battre la caisse, honneur qu'on ne
rend qu'au Roi seul.
Cependant les groupes des perturbateurs, des criailleurs
augmentaient à chaque pas et, déjà, on remarquait parmi eux un
grand nombre de gens bien vêtus, quelques uniformes d'infan-
terie et d'artillerie de la garde nationale, des élèves de l'École
polytechnique et de l'École d'Alfort. Arrivés au boulevard, vis-
344 REVUE DES DEUX MONDES.
à-vis de la rue de Grammont, où fee trouve le Club des étrangers,
les manifestans voulurent forcer le duc de Fitz-James et les
autres membres du Club à ôter leur chapeau au moment où
passait le corbillard du général Lamarque. Ces messieurs et le
duc de Fitz-James surtout, ne voulant absolument pas se sou-
mettre aux ordres de la populace, des pierres furent lancées sur
le balcon et dans les croisées de la maison; en une minute,
toutes les vitres furent cassées, de même une cinquantaine de
chaises qui se trouvaient au café Tortoni. Les tapageurs s'em-
parèrent des débris de ces chaises et s'en servirent en guise
d'armes; puis ils escaladèrent le Club, y brisèrent les glaces et
autres objets et ce ne fut qu'après s'être convaincus que le duc
de Fitz-James et ses amis avaient pris la fuite par une autre
porte qu'ils se retirèrent pour continuer la marche funèbre. Je
tiens ces détails de Greffulhe, qui était présent à la scène et qui
fut légèrement blessé à la main gauche par une pierre lancée
du boulevard. Il est au nombre des courageux qui sont venus
nous voir dans la soirée.
Le corbillard éprouva quelques difficultés pour arriver à la
place du pont d'Austerlitz, à cause du rétrécissement du che-
min fermé par le pont du canal de la Bastille. C'est sur ce pont
qu'aurait dû avoir lieu la grande scène toute préparée, mais qui
n'a réussi qu'en partie.
Le plan était de se faire attaquer et charger par la troupe de
ligne, de tirer sur elle et de la forcer par là à faire la même
chose. De cette manière, les gardes nationaux et la ligne qui se
trouvaient dans le cortège, derrière les tapageurs, auraient été
exposés au feu tout comme les républicains et on avait espéré
que, plutôt que de se faire tuer ainsi, ils passeraient du côté de
ceux-ci ; on avait encore le projet de jeter en même temps le
cercueil dans la Seine, afin d'augmenter la confusion et d'ir-
riter le peuple.
Mais ce plan, dont la police était avertie, fut entièrement
déjoué. On coupa la foule, de manière qu'elle se trouva isolée
et sans armes. Cependant, après une espèce de nécrologie du
général Lamarque lue par M. Lepelletier du haut d'une estrade
érigée sur cette place et tendue en noir, un jeune homme vêtu
en noir prononça un discours très véhément dans lequel il pro-
posa de porter le corps du général au Panthéon. Le corbillard
fut à l'instant couvert des drapeaux des réfugiés étrangers, parmi
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 345
lesquels on distinguait le polonais et celui de la nouvelle Ger-
manie : rouge, noir et or. Il fut également parlé du haut de cette
tribune des fautes du gouvernement, de l'inexécution de ses
promesses et l'on proposa de proclamer la République, de me-
ner le général de La Fayette à l'Hôtel de Ville et de là aux Tui-
leries, proposition qui fut accueillie par des cris de: Vive la
République ! A bas Louis-Philippe! Un fiacre fut aussitôt dételé.
La Fayette y monta plus mort que vif, à ce que m'ont assuré
les personnes qui l'ont vu dans cette singulière équipée ; de la
véritable canaille entourait ce fiacre avec son héros dedans; des
gens déguenillés le traînaient et le héros des deux mondes salua
ses chers amis, tout pâle, tout tremblant, tout défait.
Dans ce moment, on aperçut plusieurs drapeaux rouges dont
l'un portait l'inscription : La liberté ou la mort et un autre sur-
monté d'un bonnet rouge, autour duquel l'on dansait la Carma-
gnole, accompagnée de chants révolutionnaires. Parmi ces gens,
se trouvait une femme qui proposa d'ôter le coq des drapeaux'
et de le remplacer par un crêpe noir. Cette proposition fut im-
médiatement exécutée; on couronna aussi d'immortelles le bon-
net rouge et les chefs de la révolte promirent le pillage à la
populace.
Sur ces entrefaites, les dragons arrivèrent et chargèrent les
mutins ; on tira de part et d'autre deux cents coups environ. Le
désordre et la confusion se répandirent partout, des barricades
furent improvisées, des jeunes gens, dans une exaltation diffi-
cile à dépeindre et armés de pistolets chargés, faisaient entendre
les exclamations les plus singulières.
— Aux armes! criaient-ils; on nous massacre. La Fayette
vient d'être assassiné par les dragons ; il faut le venger. A l'Hôtel
de Ville, à l'Arsenal I
Ils s'adressaient surtout aux gardes nationaux et leur
disaient :
— Nous abandonnerez-vous? Nous laisserez-vous massacrer?
Venez avec nous ou donnez-nous vos armes.
Dès ce moment, les révoltés parcoururent les rues Saint-
Antoine, Saint-Denis, le Marais et les faubourgs aux cris répétés
de : <( Aux armes ! »
En quelques instans, la terreur devint générale. Partout où
passaient des bandes d'agitateurs, les réverbères étaient brisés;
plusieurs postes furent désarmés ; des barricades s'élevaient
3i6 REVUE DES DEUX MONDES.
dans beaucoup de rues ; on battit la générale pour réunir la
garde nationale ; le gouvernement se trouvait attaqué comme
celui de Charles X ; on prit la poudrière, déjà on avait désarmé
le poste de la Banque et cela sous la direction d'un colonel polo-
nais, qui voulait s'emparer de l'argent qu'il y avait. On parvint
cependant à le repousser lui et ses satellites. La Mairie aussi a
manqué être prise par une bande ayant à sa tête un élève de
l'École polytechnique, qui venait parlementer au nom du gou-
vernement provisoire.
Cependant le maréchal Soult donnait ordre aux troupes
stationnées à Paris et dans les environs de prendre les armes.
A sept heures du soir, à l'Ambassade, nous venions de nous
lever de table, lorsqu'un grand nombre de canons avec leur
escorte, la mèche allumée, passèrent au grand galop devant la
terrasse de notre hôtel qui donne sur l'esplanade des Invalides.
Nous entendions en même temps les fusillades plus ou moins
rapprochées et la générale qu'on battait dans les rues de notre
quartier.
A huit heures et demie, nous arrivèrent M""^* les comtesses
de Vaudreuil et de Vignolles, très efîrayées ; elles ne restèrent
que très peu de temps, de peur d'être coupées soit par l'émeute,
soit par l'artillerie qui obstruait toutes les issues. Il fut décidé
cependant que nous recevrions, malgré le canon qui grondait,
toutes les personnes qui viendraient à notre réception, mais
nous étions persuadés que nous prendrions notre thé et nos
brioches, seuls, en partie carrée. Plusieurs cependant furent assez
courageuses pour venir non seulement de notre quartier, mais
même de l'autre côté de la Seine : d'abord le baron et la baronne
de Werther avec leur fille, l'ambassadeur de Sardaigne avec la
marquise de Brème, la princesse de Béthune avec sa fille, la
vicomtesse Alfred de Noailles avec M"« Cécile, M"^ de Vaudreuil,
la belle-sœur de celle que j'ai nommée tout à l'heure, la com-
tesse de Virieu avec ses deux filles, la marquise de Garaman ; en
fait d'hommes, les ducs de Noailles, de Montmorency, de Cara-
man, puis le comte Medem, le marquis de Bartillat avec son
fils, Jean Greffulhe, le comte de Grigny et autres jeunes gens.
On courait aux croisées pour voir si l'on n'avait pas encore mis
le feu aux quatre coins de Paris. Le canon grondait toujours et,,
malgré cela, la conversation fut encore assez animée. Voilà une
belle journée, j'en suis fatigué et ne sachant pas trop si je ne me
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 347
réveillerai pas avec la Re'publique, je prends avant tout le parti
de me coucher.
6' juiîi. — Le gouvernement déploie une force imposante :
partout des bivouacs, des canons braqués, ou attelés, tout prêts
à se rendre, au premier signal, là où l'on en aurait besoin. On
se bat toujours; les boutiques sont toutes fermées. Je reviens
des boulevards; je me trouvais entre les portes Saint-Denis et
Saint-Martin, plusieurs individus s'étaient postés sur cette der-
nière en tirant sur la troupe qui se trouvait dans la rue et
sur les boulevards. Une barricade, avec un groupe nombreux,
les défendit pendant quelque temps; mais, se voyant repoussé de
tous les côtés, le groupe a dû se retirer en abandonnant à la
troupe de ligne la barricade et les frères placés en haut de la
porte. Le colonel du régiment les fit descendre et fusiller sur-
le-champ.
Comme des coups de fusil sifflaient de tous les côtés et que
j'avais rendez-vous chez la marquise de Caraman, dans notre
faubourg, j'allai retrouver mon cabriolet pour descendre le
boulevard des Italiens et me rendre dans la rue de Grenelle.
Au coin de la rue de Richelieu, je rencontrai le Roi précédé et
suivi de plusieurs détachemens militaires et de garde nationale.
En tête de la troupe, se trouvait le comte de Ghabannes, qui
ouvrait la marche en uniforme de colonel. Il me salua en sou-
riant et en haussant les épaules. Le Roi et le Duc de Nemours
me rendirent mon salut avec un air de contentement et de
triomphe. Parmi les aides de camp, le seul qui eût l'air triste,
c'était M. de Laborde. Le comte de Ghabot passa si près de mon
cabriolet qu'il put me tendre la main en disant :
— Gela va bien, nous n'avons plus rien à craindre.
Le rappel avait battu aussi h la campagne et les gardes natio-
nales de la banlieue s'était mises en mouvement. Plusieurs
bataillons sont arrivés sur la place des Victoires, où ils ont été
accueillis avec joie et cordialité par leurs frères de la garde
nationale de Paris. G*est eux qui ont le plus souffert à l'affaire
du Gloitre Saint-Merry. Le mouvement général des troupes avait
principalement pour but de cerner les postes occupés par les
insurgés, de manière à leur fermer toute retraite. Gette tactique
a eu, non sans beaucoup de peine, un complet résultat sur la
plupart des points. Le passage du Saumon était enlevé à quatre
348 REVUE DES DEUX MOiNDES.
heures du matin. Parmi les individus arrêtés au quartier Mont-
martre, se trouvent, dit -on, deux élèves de l'École polytechnique,
un prêtre déguisé, quelques étudians et beaucoup de vagabonds.
Une immense barricade s'élevait à l'entrée du faubourg Saint-
Antoine; elle avait plus de neuf pieds d'élévation et était si
bien construite avec des pavés et des planches qu'il fallut force
boulets pour la démolir ; on a remarqué que les barricades étaient
beaucoup mieux construites cette fois-ci qu'aux grandes jour-
nées. Celle dont je parle a résisté depuis huit heures du matin
jusqu'à deux heures après-midi. C'est alors seulement que ses
défenseurs ont cédé à la force de l'artillerie et aux troupes nom-
breuses qui arrivaient de tous les côtés. Je me suis trouvé près
de la porte Saint-Martin sur les boulevards et vis à- vis de la
scène ; il était près de une heure, et la barricade n'était point
encore enlevée.
Les révoltés se sont défendus avec un acharnement et un
courage extraordinaires; des jeunes gens de quinze à seize ans
franchirent les barricades, s'approchèrent à deux pas de la
troupe de ligne qui tirait toujours, se jetèrent comme des tigres
enragés sur les soldats et les gardes nationaux, en tuèrent plu-
sieurs à bout portant pour se faire hacher en pièces quelques
minutes après. Un cafetier de la rue Saint-Denis, un homme à
formes athlétiques, républicain enragé, qu'on avait fait dans le
temps capitaine de la garde nationale, espérant le gagner au
gouvernement, a passé du côté de la révolte dès les commence"-
mens. Il combattait en uniforme de capitaine de la garde natio-
nale; il se précipitait dans les rangs de ses camarades d'au-
trefois avec une rage féroce, il en tua sept avant qu'on put
s'emparer de sa personne.
L'insurrection, repoussée de la rue Saint-Martin, était, dès
lors, concentrée dans les quartiers des Lombards et de l'Hôtel de
Ville. Les étudians et les élèves des écoles, au nombre de trois
cents, se trouvant abandonnés de la population de Paris, ren^
Irèrent chez eux vers midi. Cet exemple n'a pas été suivi par
les principaux meneurs. Chassés de tous les points, délogés de
toutes les rues adjacentes à la rue Saint-Martin, ils ont concentre
leurs forces derrière la grande barricade élevée dans le qua-
drangle formé par cette même rue et celles de Saint-Merry et
d'Aubry-le-Boucher. Les charges successives d'infanterie ayant
été insuffisantes pour emporter cette barricade, on a employé
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 349
l'artillerie ; une pièce de huit, placée au marché des Innocens
en face de la rue Aubry-le-Boucher, a commencé, vers une heure
de l'après-midi, à battre en brèche le parapet. Obligés d'aban-
donner leur dernier retranchement, les insurgés se sont retirés
dans la maison faisant face, dans laquelle ils avaient établi leur
quartier général. La lutte déjà si sanglante et si acharnée sem-
blait arriver à son terme, lorsque, contre l'attente générale, elle
a pris un caractère d'opiniâtreté et de rage qui a prolongé le
carnage depuis trois heures jusqu'à cinq heures et quart.
C'est par des compagnies du li" léger et du 1^' de ligne,
soutenues par des gardes nationaux de la banlieue, qu'a été rem-
portée cette victoire si douloureuse, disputée avec un courage
dont tout homme raisonnable doit déplorer le funeste abus.
Depuis ce moment, le calme, l'ordre et la tranquillité se réta-
blissent partout et les rues retentissent des cris : Vive le Roi, vive
la ligne, vive la garde nationale !
Nous avions aujourd'hui quelques personnes à diner; dans
le nombre se trouvaient le duc et la duchesse de Noailles, le
duc de Laval-Montmorency, le duc de Garaman, Maurice de
Noailles, etc. Après diner, il a été beaucoup moins question
des événemens de Paris que de ceux de la Vendée et de la mal-
heureuse présence de M'"^ la Duchesse de Berry dans ce pays,
présence si compromettante pour ses amis et si peu favorable
pour sa cause et celle de Henri V.
M. de Laval nous a raconté que, dans une de ses courses
aventureuses, la princesse, accablée de fatigue, conjura son guide
de demander pour elle, dans une maison inconnue, l'autorisa-
tion de se reposer. Il lui fit observer que les gens qui l'habi-
taient n'étaient pas des blancs.
— Gela m'est égal, lui dit la princesse; et elle y entra. — Je
vous demande l'hospitalité, supplia-t-elle, en s'adressant aux per-
sonnes qui se trouvaient assises autour d'une table. Je suis la
Duchesse de Berry, mère de votre souverain, de votre roi légitime.
Toute la famille se jeta aux pieds de Madame et lui offrit
tous les soins qui étaient dans son faible pouvoir.
7 juin. — Tout est rentré ce matin dans un certain ordre,
c'est-à-dire qu'on ne se bat plus ; cependant, la ville de Paris est
déclarée en état de siège; nous sommes donc sous un gouver-
nement militaire et tout délit sera puni militairement. Le Roi ne
350 REVUE DES DEUX MONDES.
fait que passer la troupe en revue. Dans les Champs-Elysées, il y
a un camp. Dans ma tournée de visites, je m'y suis rendu pour
voir le général marquis de Saint-Simon ; je l'ai trouvé établi dans
son quartier général, sur le grand carré des Champs-Elysées, au
milieu de sa brigade.
— Eh bien! me dit-il, que pensez-vous de tout cela?
— Je ne suis pas moins étonné que vous, monsieur le mar-
quis, dis-je, de vous voir assiégeant Paris. Vous ne l'auriez cer-
tainement pas cru, si je vous l'avais prédit, il y a quelques jours.
— Mais trouvez-vous que le Roi ait mal fait?
— Tout au contraire, mon cher marquis; le Roi, à moins de
vouloir céder la partie comme Charles X, n'a pu faire autre-
ment; il s'est conduit avec courage, avec force.
— Vous auriez dû le voir hier, reprit le général ; c'était un
autre homme, il fit l'étonnement de nous tous; je l'ai vu à son
arrivée de Saint-Cloud; nous l'attendions avec impatience aux
Tuileries. Dès qu'il se vit entouré de ses généraux, il nous dit :
,( — Messieurs, ma position est grave, mais je ne céderai pas
comme mon prédécesseur, je ne quitterai point Paris; je veux
tout voir moi-môme, je veux agir avec force. Tout ce qu'il y a
de troupes dans et autour de Paris, doit se mettre sur le pied de
guerre; il faut pousser la chose jusqu'au bout, et, si nous som-
mes battus, je me retirerai avec mes troupes fidèles hors Paris,
et je ferai une proclamation dans laquelle j'inviterai à venir
auprès de moi tous ceux qui veulent un gouvernement fort et
constitutionnel; puis, je déclarerai Paris en état de siège et je la
prendrai, cette ville, comme Henri IV. Messieurs, ètes-vous
d'accord avec moi? » Un : Vive le Roi ! retentit dans la salle.
(( — Partons donc, dit Sa Majesté. » Elle monta à cheval et rien
n'arrêta plus sa marche. Nous passions à travers les barricades;
les balles sifflaient autour de nous, et, bien souvent, on représenta
au Roi qu'il s'exposait trop; il nous répondit avec la phrase que
vous avez lue dans les journaux : « — J'ai une excellente cui-
rasse, ce sont mes cinq enfans. » Quant à la Reine, elle n'a
pas montré moins de courage ; elle nous disait : « — Je compte
sur vous, messieurs, je compte sur la garde nationale de Paris,
vous ne nous abandonnerez pas. » Nous avons été assez heu-
reux pour réussir. Il faut rendre justice au maréchal Soult;
tout a été parfaitement ordonné. En peu d'heures, il y a eu
GO 000 hommes sur pied. Enfin, il me semble que ce n'est que
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 351
d'hier qu'on peut dater le règne de Louis- Philippe ; persuadé
qu'on ne peut re'ussir dans ce pays qu'avec de la force, il n'agira
plus autrement. »
Cet événement, si le Roi continue à aller ainsi, peut avoir les
plus heureux résultats, non seulement pour la France, mais
aussi pour toute l'Europe. Si l'on parvenait à détruire ici le
foyer de la Révolution et de la propagande, nous aurions tout
gagné.
2^2 juin. — Berryer avait été envoyé par le Comité carliste
auprès de Madame la Duchesse de Berry pour la conjurer de
quitter la France. Porteur d'un acte signé par les chefs du Comité,
Chateaubriand, Bellune, Hyde de Neuville, Fitz-James, il fut
arrêté avant d'avoir pu s'acquitter de sa mission. Interrogé par
les magistrats, il perdit complètement la tête au point de dire
des choses dont le gouvernement aurait tout autant aimé ne pas
être instruit publiquement, car ces révélations l'obligeront à
sévir avec rigueur contre des personnages considérables, sous
peine d'être accusé par les Républicains de partialité pour les
Carlistes.
30 juin. — La princesse Louise d'Orléans, qui va épouser le
Toi des Belges, est de taille moyenne, très blanche, d'un blond
un peu pâle avec des yeux d'un bleu clair; elle est douce, spi-
rituelle ; elle ressemble de figure et de manières à la Reine dont
elle est la favorite. Dans le monde, elle est la réserve même ;
elle ne fera jamais la plus petite faute contre l'étiquette, elle ne
sourira que lorsque ce sera tout à fait de convenance. Elle
salue bien en observant les nuances avec un tact admirable.
Elle voit tout, observe tout, sans avoir l'air de s'en occuper.
Telle est son attitude dans le monde. Dans le salon de la Reine,
dans l'intérieur, dans l'intimité, c'est une autre personne; elle
est rieuse, elle saute, elle est gaie, sa figure si pâle, si solen-
nelle, s'anime; elle est cordiale et affectueuse pour ses frères et
sœurs, pour ses amis. Elle a du talent pour la musique et le
dessin, elle excelle à trouver les ressemblances. Elle est occupée
maintenant à faire les portraits de toute sa famille : les Ducs de
Nemours et d'Aumale, et ses sœurs, Marie et Clémentine, ont
déjà subi l'ennui des séances, qui n'ont pas été cependant trop
nombreuses.
352 REVUE DES DEUX MONDES.
^1"*= de Caraman vient d'achever mon portrait, qui est très
re'ussi et dont elle a fait hommage à l'ambassadrice.
12 juillet. — Madame Adélaïde a eu ces jours derniers une
attaque assez forte de choléra. On est parvenu à la sauver, mais
elle est d'une faiblesse extrême. Plusieurs personnes du château
de Saint-Cloud en ont été atteintes, c'est ce qui fait que la prin-
cesse, sœur du Roi, ne veut pas qu'on sache que ce fut le
choléra dont elle a souffert, afin de ne point effrayer le reste des
habitans de Saint-Gloud.
On s'occupe beaucoup du trousseau de la princesse Louise,
auquel le Roi consacre une somme de cinquante mille francs.
Madame Adélaïde donne à sa nièce une parure en diamans de
la valeur de cent mille francs. Le mariage se fera très prochai-
nement. Le roi des Belges viendra à cet effet à Gompiègne où les
noces se célébreront dans la plus grande intimité et très bour-
geoisement, ainsi que le prouve déjà le voyage du roi Léopold,
qui vient lui-même chercher sa femme.
*^b juillet. — J'ai passé ma soirée d'hier à Saint-Gloud, chez
la Reine. Le Roi et toute sa famile s'y trouvaient réunis.
Madame Adélaïde avait l'air un peu fatiguée de sa maladie et
avait la parole plus tramante encore qu'à son ordinaire. La
Reine était de fort bonne humeur, de même les princesses.
Mademoiselle Louise d'Orléans exceptée. Elle avait la figure un
peu allongée ; elle pensait à son futur et à son trône ; je ne lui
ai parlé ni de l'un, ni de l'autre, M™^ d'Hulst m'ayant prévenu
qu'elle n'aimait pas à en parler et qu'elle pleurait à chaudes
larmes lorsqu'il était question de la séparation d'avec sa
famille.
La princesse Louise, sans être belle, a un extérieur fort
agréable; elle est bien faite, elle a une belle peau, de belles
épaules, un beau bras, une jolie main et un charmant pied, ce
qui fait un assez bel ensemble. Elle est de moyenne taille; ses
mouvemens sont gracieux, mais elle a des manières un peu trop
froides, trop calculées pour son âge ; je n'ai jamais surpris chez
elle le moindre abandon ; elle aime beaucoup la danse, mais elle
cessera de danser dès qu'elle aura remarqué que le mouvement
commence à déranger sa toilette ; elle est toujours en représen-
tation lorsqu'elle est devant le monde. La princesse Marie m'a
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 353^
assuré qu'elle était tout autre dans son intérieur, qu'elle parlait,
qu'elle riait beaucoup, qu'elle était la plus gaie de toutes. Il se
peut que sa pâleur et ses cheveux excessivement clairs, de ce
blond qu'on ne voit ordinairement qu'en Allemagne, avec des
yeux d'un bleu grisâtre, lui donnent un air encore plus froid
qu'elle ne l'est réellement.
J'ai eu une longue conversation avec les Ducs d'Orléans et
de Nemours. Le premier a été surtout fort aimable; il m'a parlé
des anciens temps, du temps de Charles X, de nos amusemens
et des regrets qu'il avait de ne plus me voir autant qu'autrefois
et qu'il espérait que, peu à peu, il pourrait renouer ses anciennes
relations. Il entra après cela dans des détails de société, ce qu'il
n'avait pas fait depuis les Glorieuses. Il me demanda des nou-
velles de toutes les dames que nous voyions constamment chez la
Duchesse de Berry et dont plusieurs étaient des dames d'honneur ;
je lui ai parlé avec beaucoup de franchise sur tout cela et sur le
changement regrettable que le départ de Charles X a opéré dans
la société. Le prince m'a dit qu'il en était au désespoir, mais
qu'il espérait cependant que, l'hiver prochain, on parviendrait à
déblayer un peu les Tuileries. Ce propos m'a fait un sensible
plaisir.
3i juillet. — La nouvelle du décès du Duc de Reichstadt
nous a gâté notre petit bal, qui était arrangé comme surprise
pour Rodolphe II qui atteint aujourd'hui l'âge de vingt ans.
Nous avions réussi a inviter quelques centaines de personnes
sans que le secret fût arrivé à ses oreilles ; il a donc appris notre
projet et sa non-réussite à la même heure. Nous avons été
tous fort contrits et nous nous sommes mis aussitôt à la triste
besogne d'écrire des lettres d'excuse aux personnes invitées.
Le pauvre Rodolphe, l'ambassadeur et moi nous nous parta-
geâmes en parties égales cet ennuyeux ouvrage qui, grâce à nos
efforts réunis, fut bientôt terminé.
Cette triste nouvelle a fait bien peu d'effet sur les Napoléo-
nistes, ce qui prouve que ce parti depuis longtemps n'existait
que de nom, et que, réellement, le Duc de Reichstadt n'avait que
peu de partisans en France. Le parti carliste est celui qui a
montré le plus de plaisir à la disparition d'un rival de Henri V;
il a de la peine à dissimuler devant nous.
L'existence de ce malheureux prince fut toujours considérée
TOME XV. — 1913. 23
354 REVUE DES DEUX MOiNDES.
par la branche ainée comme un danger. Les Bourbons craignaient
que l'Autriche ne le lâchât un jour et son nom seul les faisait
trembler. Madame la Dauphine elle-même, malgré son attache-
ment personnel à la maison d'Autriche, partageait cette crainte.
Des royalistes de l'ancienne cour m'en parlaient sans déguise-
ment en disant que semblable astuce ne leur paraissait nulle-
ment contraire à la politique du Cabinet de Vienne. Quand je
protestais, on feignait d'être convaincu par ma réfutation, mais
néanmoins, on continuait à partager cette opinion avec d'autres
personnes de tout rang, de toute condition. Les plus polis énon-
çaient leurs craintes à ce sujet en disant qu'ils avaient peur
que le jeune Napoléon, arrivant à l'âge d'homme et ne pouvant
plus être tenu en tutelle sous la surveillance immédiate d'un
gouverneur, ne s'échappât de la Cour de son grand-père pour
venir en France conquérir le trône de son père. J'avais beau
dire que c'était matériellement impossible et que pareille entre-
prise n'entrait pas même dans les idées du Duc de Reichstadt,
qui était beaucoup trop fier pour faire l'aventurier, on revenait
toujours sur la même question. Cette méfiance a beaucoup gâté
les relations, même dans les grandes affaires, entre ces deux
empires; elle dirigea constamment toutes les démarches du
Cabinet de Charles X; les conseils salutaires de l'Autriche ne
furent jamais écoutés et, qui plus est, on agissait presque tou-
jours dans un sens diamétralement opposé aux vœux de l'Empe-
reur, ce qui n'a pas peu contribué à la chute de la branche
aînée.
'i août. — Le chansonnier Déranger, si populaire par son
talent et plus encore par ses mauvais principes, qui attaquait
autrefois, dans ses chansons, le gouvernement de Charles X
avec autant de violence que de mauvaise foi, vient d'en lancer
une intitulée : Le lion muselé, où il attaque le gouvernement
de Louis-Philippe. Les royalistes, comme les républicains, se
sont emparés de cette chanson ; on se la dit, on se la répète ;
tout leur paraît plus désirable que le régime actuel.
10 août. — Voilà donc Mademoiselle Louise d'Orléans reine
des Belges. Jamais on n'a vu une jeune mariée plus éplorée.
Le roi des Français, la Reine, les princes et les princesses et
toute la Cour pleuraient à cette cérémonie comme des enfans.
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 355
Le Duc d'Orléans, avec des efforts inouïs, est parvenu à se vaincre
pendant la cérémonie et pendant toute la journée qui précéda
cette solennité. C'est lui qui s'approchait, de temps en temps, de
sa sœur pour lui prêcher le courage; mais, lorsque le moment
arriva où la princesse, donnant le bras au roi des Belges, ne fut
plus parmi les siens et se trouva entourée de sa nouvelle Cour,
la force du Duc d'Orléans l'abandonna; il fondit en larmes et
ce ne fut que le lendemain qu'il reprit un peu plus de conte-
nance.
Jamais famille ne fut plus unie que celle du roi des Fran-
çais; les sœurs et les frères s'aiment tendrement. Ils sont par-
tagés dans la famille en ménages, d'après le degré de l'intimité
qui règne entre eux ; ainsi on appelait le ménage d'Orléans la
princesse Louise et le prince royal, le ménage de Nemours la
princesse Marie et le Duc de Nemours, le ménage Joinville le
prince de ce nom et sa sœur la princesse Clémentine. Le Duc
d'Orléans se propose d'aller voir sa sœur à Bruxelles quinze
jours après le départ de la princesse.
Les nouveaux mariés partent le 13 pour la Belgique. La
princesse Marie est au désespoir du départ de sa sœur ; c'était
son amie, elles ont été élevées ensemble, couchaient dans le
même appartement, ne se quittaient jamais. Quel vide lui
laissera ce départ ! Leur ancienne gouvernante, M'"^ de Malet,
qui a été nommée depuis dame d'honneur de la princesse Marie,
devait accompagner à Bruxelles la reine des Belges, mais elle
est mourante de la poitrine. Ce n'est même qu'au prix du plus
énergique effort qu'elle a pu assister à la cérémonie.
/2 aoïit. — Philippe d'Orléans est le père le plus tendre,
l'époux le plus fidèle, le plus soigneux, le plus aimable, ne pen-
sant, ne s'occupant que du bien-être de sa femme et de ses
enfans. Rien n'est plus touchant que les rapports de ce prince
avec sa famille; c'est une union, une confiance sans bornes.
Il ne se console pas du départ de sa chère Louise ; à chaque lettre
qu'il reçoit d'elle, il pleure de joie et de regrets, de joie lors-
qu'elle lui dit que le roi des Belges est tout soin, toute tendresse
pour elle et qu'elle serait parfaitement heureuse si elle n'était
point séparée de ceux qu'elle chérit. Elle tâche de consoler
son père en lui disant que le mois d'octobre approche et
que le bonheur du revoir compensera les douleurs de la sépa-
356 REVUE DES DEUX MONDES.
ration; elle le dit, mais on voit bien qu'elle ne le pense pas.
La jeune reine a été enchantée de l'accueil qu'on lui a fait
en Belgique; elle est dans ce moment établie à Laeken, château
royal qui lui plait beaucoup. <( Je suis très bien logée, dit-elle
dans sa lettre à la Reine ; mes appartemens sont vastes et plus
ieaux que ceux du Roi même; le parc me rappelle notre jardin
de Mousseau, ce qui me le rend cher; il est cependant beaucoup
plus grand. »
La princesse Louise aimait à se lever de très bonne heure;
elle ne le fait plus maintenant, ne voulant pas contrarier le goût
du roi des Belges, qui aime â se lever vers les dix heures; puis
elle se promène à cheval avec lui dans le parc; à son retour, on
sert le déjeuner; le Roi et la Reine se retirent ensuite chacun
dans son appartement. C'est l'arrivée du courrier de Paris, par
conséquent l'heure de la journée que la reine Louise attend
avec impatience. Elle est seule dans son cabinet, toute seule;
elle peut lire et relire toutes ces chères lettres de sa mère, de
son père, de ses frères, de sa tante, de ses amies; elle peut
pleurer à son aise sans faire du chagrin à son mari, qui ne voit
pas couler ses larmes; puis, elle répond à chacune de ces épîtres,
elle tâche de consoler les autres, mais elle ne parvient pas à se
consoler elle-même de la cruelle séparation, de l'isolement dans
lequel elle se trouve. Elle regrette tout, même les caprices, la
mauvaise humeur de M™® de Malet, son ancienne gouvernante
que la maladie rendait insupportable aux yeux de tout le
monde, excepté à ceux de la princesse Louise, qui supportait ses
travers avec une douceur, une patience exemplaires.
Avant l'heure de sa toilette, la reine des Belges fait avec le
/Roi une promenade en voiture. On dine à cinq heures et demie
.précises et, après-diner, la Reine passe dans son salon. Le roi
Léopold a fait meubler cette pièce exactement comme le salon
de la reine des Français à Saint-Gloud et aux Tuileries : une
même table ronde couverte de drap vert avec des tiroirs tout
autour, un grand candélabre au milieu et un petit bougeoir
devant chacune des dames qui entourent cette table ; la Reine
dans un fauteuil, les dames sur des chaises, chacune une tapis-
serie à la main. Le Roi va, çà et le, parler avec les hommes ou
jouer au billard qui se trouve dans une pièce à côté ; une autre
'table un peu plus éloignée de la cheminée que celle de la Reine
est remplie de journaux de tous les pays. La Reine, après avoir
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 357
parcouru les feuilles qui paraissent à Bruxelles, s'occupe de
préférence de celles de la France.
Si quelques dames arrivent de Bruxelles pour faire leur cour
à la reine des Belges, Sa Majesté les reçoit avec cette grâce
qu'elle a héritée de sa mère; mais, à Laeken comme à Saint-
Cloud, ce sont à peu près toujours les mêmes personnes. Là,
toute la haute aristocratie est orangiste comme on est carliste
eu henriquinquiste en France.
2 septembre. — J'ai rencontré, dans la rue de Varenne, la
duchesse de Liancourt; elle arrivait de la campagne pour voir
la comtesse de Narbonne-Pelet, son amie intime. Elle me dit,
en s'arrêtant dans la rue, qu'elle avait trouvé son amie très
fatiguée.
— Vous n'êtes cependant point inquiète pour la comtesse ?
— Je n'en sais rien, me répliqua la duchesse, je n'en sais
rien ; je l'ai trouvée bien changée, et, si je n'avais pas tout ordonné
pour retourner chez moi à la campagne dans une heure, j'ai-
merais tout autant rester à Paris.
Effectivement, deux jours après cette conversation, M™® de
Liancourt revint en toute hâte à Paris auprès de M"'^ de Nar-
bonne qui, deux heures après,, allait expirer dans ses bras.
C'est une désolation universelle, tout le monde aimait la
comtesse de Narbonne; elle était si douce, si jolie, si aimable,
si bienfaisante, si spirituelle, si instruite, si gaie, si bienveil-
lante, si affectueuse, si désireuse de plaire, d'une humeur si
égale! Tout le monde la gâtait pour être gâté; on lui faisait
mille petites surprises, autant pour lui faire plaisir que pour
lui donner une nouvelle occasion de dire des choses aimables
et obligeantes; elle avait le don de prouver à ses amis combien
elle était touchée de leurs attentions et cela de la manière la
plus gracieuse, la plus spirituelle du monde; elle leur attribuait
mille charmantes idées qu'elle supposait ou qu'elle mettait pour
ainsi dire dans la bouche de celui qui lui faisait une petite
surprise, au point que la plupart s'en allaient de chez elle tout
enchantés d'eux-mêmes et de leur amabilité, car ils finissaient
par se persuader qu'ils avaient véritablement eu toutes les inten-
tions que M™^ de Narbonne leur attribuait.
Un jour, le comte de Turpin, qui a un tel talent de peintre
qu'il peut rivaliser avec les premiers artistes, eut l'idée de peindre
358 REVUE DES DEUX MONDES.
en arabesques à l'huile la salle à manger de la comtesse, et
cela pendant qu'elle était malade. Le comte de Narbonne était
dans le secret et, lorsque la comtesse fut entièrement rétablie,
il invita M. et M'"^ de Turpin à diner afin qu'ils eussent le plai-
sir de voir la surprise de sa femme. A son entrée dans la ravis-
sante salle, elle reconnut sur-le-champ le goût si distingué de
Turpin et le combla d'éloges, de remerciemens si aimables, si
gracieux, que le comte m'avoua lui-même qu'elle avait trouvé
des perfections dans le dessin de ses arabesques et beaucoup
de poésie dans la composition de tout l'ensemble et, qu'il y
trouvait réellement tout cela depuis que la comtesse le lui avait
fait voir, mais qu'il était trop franc pour ne pas avouer qu'il
n'y avait pas pensé en travaillant et que son ouvrage devait
ces mérites uniquement aux interprétations judicieuses de la
comtesse.
M""' de Narbonne passait la moitié de sa vie sur une chaise
longue. Malgré toutes ses souffrances, elle restait toujours gaie
et aimable. C'était curieux de la voir couchée sur son lit de
repos, tout enveloppée d'écharpes et de fichus en dentelles, et
cela dans une salle éclairéeà jour, une salle de bal avec orchestre
et tout ce qui s'ensuit. Les jeunes gens, les jeunes personnes
entouraient son lit dans les intervalles de repos, elle les excitait
à la danse, à lagaîté. On arrangeait pour elle des bals costumés,
des quadrilles burlesques ou de caractère, et le tout était exécuté
pour ainsi dire au chevet de la malade. A une certaine heure
qu'elle reculait jusqu'au moment où ses forces l'abandonnaient,
elle prenait congé de la société; on la roulait jusqu'à sa chambre
éloignée de la salle et elle y passait sa nuit, tandis que la
jeunesse continuait la danse jusqu'à faube.
W septembre. — Une des dernières victimes du fléau épidé-
mique a été la marquise de Coigny, une des femmes les plus
spirituelles de la société, belle-mère du général Sébastiani,
mère du duc de Coigny, tante des princesses Charlotte et Berthe
de Rohan. Son nom de fille était Conflans. Née sous des auspices
les plus brillans, tels qu'un grand nom, une grande fortune,
avec de la grâce, de l'esprit et de la beauté, il n'est pas étonnant
qu'elle se fût mariée fort jeune et que bientôt elle ait occupé
une place éminente dans la société.
Son salon fut le plus recherché de Paris; tous les jeunes
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 359
ëlégans de la Cour de Louis XVI furent aux pieds de la spiri-
tuelle et séduisante marquise. Elle exerçait un tel pouvoir sur
€es messieurs, qu'un jour où elle se trouvait brouillée avec la
reine Marie-Antoinette et avec la princesse de Lamballe, et que
Sa Majesté, donnant un petit bal, ne la pria point, la marquise
se vengea en donnant chez elle un bal magnifique où elle invita
tous les ëlégans de la Cour et de la ville, et pas un de ces mes-
sieurs n'osa mettre le pied dans le salon de Marie-Antoinette,
«raignant de déplaire à la marquise de Coigny.
Elle fut surtout célèbre pour ses charmans bons mots, ses
reparties piquantes et enfin ses billets du matin, qui étaient
d'une élégance de style, d'une originalité rares. J'en ai lu beau-
coup, car elle en écrivait à tout le monde et nommément à ma
cousine, qu'elle appelait « l'Excellence de toutes les excellences
et la plus excellente. »
Cette femme si élégante, si recherchée, si aimable, avait un
<léfaut dont elle ne put se défaire, dont elle riait elle-même, mais
qui la subjugua entièrement, ce défaut fut l'avarice. Déjeuners,
diners, soupers étaient rayés de son budget; la première chose
qu'elle avait faite après la mort de son mari, avait été de sup-
primer dans sa maison, la cuisine. Elle s'invitait chez ses amies
et lorsqu'elle était malade à ne pouvoir sortir, elle avait un
petit pot dans lequel elle réchauffait sur quelques charbons des
restes de volailles ou autres, qu'elle emportait dans son sac à
ouvrage des diners qu'elle faisait chez les autres.
Sa vie est remplie de traits semblables. En voici un et non
des moins piquans : M. Alfred de Vigny venait d'achever un de
ses, ouvrages et demanda la permission à M™<^ de Coigny de lui
en faire la lecture. La marquise accepta avec reconnaissance et
invita avec M. de Vigny quelques amis de la littérature à diner
chez elle. Pareille chose n'était plus arrivée depuis la mort du
marquis; toute la ville parla de cet événement comme d'un phé-
nomène précurseur de la mort prochaine de la marquise; ses
enfans, dont elle était adorée, en furent très inquiets.
Cependant, le jour du fameux repas arriva. La marquise,
pendant toute la lecture qui précéda le dîner, se surpassa en ama-
bilité, en esprit; ce fut un volcan de bons mots, de remarques
gaies et remplies de justesse. La lecture était déjà finie depuis
longtemps, sept heures venaient de sonner, le diner n'était pas
annoncé et déjà l'on commençait à se regarder avec quelque
360 REVUE DES DEUX MONDES.
inquiétude, lorsque tout à coup la marquise partit d'un grand
éclat de rire.
— Ah! par exemple, dit-oUe, c'est la chose la plus drôle qui
me soit arrivée de ma vie ; c'est vous, monsieur de Vigny, qui en
êtes la cause ; j'étais toute à vous, toute à votre ouvrage et, dans
ma préoccupation, j'ai oublié de commander le diner. La seule
chose qui nous reste à faire, c'est d'arranger entre nous un
pique-nique. Chacun de vous fera venir du restaurant un plat,
moi je me charge du dessert.
Ce dessert fut composé de quelques oranges qu'on venait de
lui envoyer en cadeau de Chantilly.
On pourrait écrire un volume entier sur ses manies. Mais le
résultat de tout cela fut une fortune immense qu'elle laisse
après elle. On a trouvé de l'argent partout, dans son lit, cousu
dans les matelas, dans ses jupons, sous le parquet, derrière les
vieilles tentures, dans les coussins des canapés. Malgré ses tra-
vers, elle était adorée de sa famille; fils, gendre, petite-fille,
nièces, amis et amies, tous sont inconsolables de sa perte.
9 novembre. — Ce qui devait arriver est arrivé, voici deux jours,
à dix heures du matin : Madame laDuchessede Berry a été arrêtée
à Nantes avec M. de Mesnard,M"^ de Kersabiec et M. Guibourg,
cachés dans une maison rue Haute-du-Chàteau. Les recherches
dans cette maison ont duré plusieurs heures ; on a découvert
enfin une plaque de cheminée qui, tournant sur elle-même, don-
nait accès à une petite chambre. C'est là qu'avaient cherché
asile la Duchesse et les personnes qui l'accompagnaient. Elle
fut transférée au théâtre de Nantes où elle est détenue et confiée
à l'honneur de la garde nationale et de la garnison. On annonce
aussi que le gouvernement veut en référer aux Chambres pour
statuer sur le sort de la Duchesse de Berry. J'espère encore
qu'il ne fera pas cette bêtise.
Le Roi, à la première nouvelle de l'arrestation de
Madame Royale, a fondu en larmes. La Reine et les princesses
sont vraiment inconsolables de cet événement. Le Constitu-
tionnel commence déjà à déclamer contre toute espèce de loi
d'exception en faveur de Madame la Duchesse de Berry.
1^ novembre. — Le château fort de Blaye près de Bordeaux,
a été arrangé pour recevoir Madame la Duchesse de Berry, avec
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 361
un luxe, une magnificence royale; le Roi et la Reine ont donné
les ordres nécessaires pour que Madame Royale fût traitée de la
manière la plus convenable et comme nièce de Leurs Majestés.
Aussi, ne reste-t-il au château de Blaye que le nom de prison,
car pour le reste, toutes les mesures sont si bien prises, tout est
tellement prévu qu'il faudrait plus que de la mauvaise volonté
de la part de Madame, pour ne pas être contente d'une pareille
réclusion.
La Reine a envoyé à Madame la Duchesse de Berry tout un
trousseau complet et magnifique et tout ce qu'elle a pu retrouver
en fait de tableaux, de meubles et autres objets ayant appartenu
autrefois à sa nièce et dont celle-ci se servait journellement aux
Tuileries et à Saint-Gloud. Le tout attendait Madame à Blaye, et,
ces jours derniers, la Reine a fait partir pour ce même château
tous les maitres et maîtresses qu'employait autrefois Madame la
Duchesse de Berry pour cultiver ses talens ou pour s'amuser.
On m'a dit aussi que les dames amies de Madame et qu'elle
désirera avoir auprès d'elle, seront admises, mais à la condition
de partager sa réclusion. Le Roi a fixé à 100 000 francs par mois
la somme allouée à Madame la Duchesse de Berry et dont le
premier semestre a été déjà assigné d'avance.
Madame, une fois entre les mains de ses gardiens, reprit son
ancienne gaité. Elle dit au préfet, au général et aux autres per-
sonnes qui assistaient à la rédaction du procès-verbal :
— Me voilà donc enfin en votre pouvoir; j'espère que la
galanterie française ne se démentira pas dans cette occasion; j'y
compte non seulement pour moi, mais aussi pour ceux de mes
fidèles qui ont partagé tous les dangers avec moi; je vous recom-
mande surtout mon pauvre vieux Mesnard que j'ai presque tué.
Vous voyez, il n'en peut plus de fatigue.
Puis, elle invita tout ce monde à diner avec elle, mangea avec
appétit et entretint ses convives de toutes ses petites aventures,
entre autres de celle où elle-même, en traversant une rivière à
cheval, a manqué périr.
— Et mon pauvre Mesnard, dit-elle, était déjà dans l'eau
tout de bon; il fallut l'en retirer, il était à moitié noyé.
Elle rit beaucoup de tout cela et témoigne d'une grande
amabilité avec ces messieurs qu'elle appelle ses geôliers. Pour
moi, je déplore pour elle le manque complet de dignité et
cette étourderie qui est dans le caractère de Madame, dont elle
362 REVUE DES DEUX MONDES.
ne pourra jamais se défaire et qui gâte tout l'effet que produi-
raient sans cela ses grandes qualités, telles que son courage, son
dévouement à ses amis et à la cause de Henri V. Dans ses
courses, elle s'est oubliée, dit-on, un peu trop souvent; on pré-
tend même que la grande intimité avec les hommes, qu'exigeait
souvent sa position critique, est devenue encore plus intime
que le cas ne le nécessitait et qu'il en est résulté un inconvé-
nient qui serait fort à regretter en ce moment, puisque, s'il
transpirait dans le public, il deviendrait nuisible à la cause du
fils en ce qu'il jetterait au moins du ridicule sur la mère.
5/ novembre. — Avant-hier, nous avons eu louverture des
Chambres. S'il n'y a pas eu d'émeute, il y a eu tentative d'assas-
sinat contre le Roi (4). Le Constitutionnel du 20 et le National
d'aujourd'hui contiennent les détails de l'événement et le dis-
cours du trône. Ce discours est parfait. Le Roi, tout en parlant
des complications générales, ne dit cependant rien qui puisse le
compromettre devant les Chambres ou devant les puissances
étrangères. Je trouve de fort bon goût qu'il n'ait pas nommé
Madame la Duchesse de Berry.
Sa Majesté, après l'incident fâcheux qui venait de se passer
quelques minutes avant son entrée dans la Chambre, n'a pas eu
l'air troublé le moins du monde. Elle avait défendu à ses aides
de camp d'en parler, de sorte que ce ne fut qu'après la séance
que cette nouvelle s'est répandue.
Nous avons fait hier notre visite de condoléances et de félici-
tations aux Tuileries. Il y avait foule et grand cercle dans la
salle du trône. La nouvelle galerie a été ouverte pour la pre-
mière fois; elle est immense et du plus beau style possible. C'est
dans le genre de Versailles, de Fontainebleau, enfin de tout ce
qu'on a jamais vu en France dans ce genre de plus beau, de
plus grandiose.
Entre autres choses, Madame Adélaïde m'a dit que le Roi , dans
la crainte que les détails de l'affreux attentat contre sa vie n'ar-
rivassent défigurés aux oreilles de la Reine, a préféré l'en faire
instruire par son aide de camp dans la Chambre même, et au
moment où la Reine et sa famille ont pu le voir.
(1) Le Roi se rendant à la Chambre pour ouvrir la session, un coup de pistolet
fut tiré sur lui, sans l'atteindre, au débouché du Pont Royal. Arrêtés comme
auteurs de cet attentat, les sieurs Bergeron et Benoist furent traduits en Cour
d'assises et acquittés, faute de preuves.
LA VILLE ET LA COUR SOUS LOUIS-PHILIPPE. 303
— Nous avons tous été atterrés, a ajouté la princesse; mais
il fallait se contenir pendant la séance; nous y avons réussi;
en revanche, une fois dans la voiture, nos larmes ont coulé;
elles coulent encore!...
Madame m'a exprimé aussi son admiration pour le Roi, pour
son courage et le désir qu'elle a qu'on trouve l'auteur d'un
crime aussi alîreux, afin de pouvoir le punir. C'est de toute
nécessité et surtout dans ce pays-ci.
Les ministres qui, dans la Chambre, ne savaient rien de
l'événement, ont regretté que le Roi dans son discours n'en ait
pas parlé; je trouve que le Roi a eu parfaitement raison; on
n'aurait pas manqué de dire qu'il se servait de ce moyen pour
faire effet, pour provoquer des applaudissemens. Madame Adé-
laïde m'a dit aussi qu'elle avait remarqué dans la foule, un peu
avant l'attentat, des gens d'un aspect sinistre, et qu'elle y avait
rendu la Reine attentive.
Le maréchal Soult disait hier pendant le Cercle :
— Tout ce que cet événement nous prouve, c'est que nous
avons passé de l'époque des émeutes à celle des assassinats.
Ce n'est pas bien consolant pour la famille royale. Les minis-
tres, le Roi sauvé, sont enchantés d'un événement dont ils comp-
tent tirer tout le parti possible pour dompter l'opposition, pour
se raffermir au pouvoir. Ils en ont grand besoin, car le déficit
de près de 200 millions de l'année dernière et un budget peut-
être encore augmenté pour l'année 1833 ne seront pas chose
facile à faire digérer par la Chambre.
La première chose que la Reine a faite, au retour au château,
a été d'écrire à ses fils, en ce moment en Relgique, et à la reine
des Relges, pour les rassurer. Le Roi et les autres membres de la
famille royale ont chacun ajouté quelques lignes de leur main à
l'épitre de la Reine.
Le Roi nous a dit hier qu'il avait fait pratiquer un escalier
dans le château de Blaye pour permettre à Madame la Duchesse
de Berry de communiquer de ses appartemens avec un très joli
jardin qui se trouve dans l'enceinte des murs du château et qu'il
espère pouvoir bientôt trouver le moyen de lui faire rejoindre
sa famille à Prague.
Comte Rodolphe Apponyi.
ÉRASME
L'ÉVANGÉLTSME CATHOLIQUE
L'ébranlement causé par Luther ne se propageait point dans
des sphères sereines. Dès la fin du xv« siècle, en Allemagne, en
Italie, en Angleterre, comme en France, s'était éveillé un désir
ardent de rénovation religieuse et de réformes. L'humanisme
chrétien avait répondu à ces aspirations. Avant Luther, Erasme
et Lefèvre avaient parlé. Hors de Wittenberg, et au sein même
du catholicisme, s'était produit un mouvement doctrinal beau-
coup plus dirigé contre une théologie que contre le dogme, les
méthodes de l'école que les pratiques ou les formules de la foi.
Le retour à l'antiquité chrétienne, à l'Écriture et aux Pères, un
christianisme plus spirituel, une Église plus libre, telles étaient
ces tendances qui avaient constitué l'Évangélisme. Courant
profond et large, dont Luther s'était servi, qui le portait, qui
s'enflait à sa voix. Mais à mesure que déviait le flot, se brisait
son unité. Les élémens divers qui l'avaient formé, allaient
cesser de se confondre. A la rupture avec Rome, répond une
autre rupture, tout intérieure, celle du Réformisme. Derrière
Luther un évangélisme révolutionnaire, une théologie qui se
sépare de l'Église établie; derrière Érasme et Lefèvre, un évan-
gélisme modéré, intellectualiste ou mystique, qui, fidèle à ses
origines, s'efforce de concilier, non de détruire, et rêve, dans
le catholicisme, d'un esprit nouveau du catholicisme, laissant
debout sa structure historique et son gouvernement.
ÉRASME. 36J
Au début de io20, la royauté d'Érasme est encore incontestée.
(( Tous les savans, lui avait écrit J. Eck, le 2 février 1518,
sauf quelques porteurs de cuculles et quelques théologastres,
sont érasmiens. » De Louvain où il réside alors, cette cour intel-
lectuelle va le suivre à Bàle où il se fixe. Bàle, ville cosmopolite,
libérale, savante, « où la douceur du ciel s'allie à l'aménité des
habitans, » nulle autre capitale n'eût mieux convenu à celui qui
ne voulait être « qu'un citoyen de l'univers. » Dans ce centre
où se croisent les grandes voies de l'Europe, c'est l'humanisme
entier, chrétien et lettré, qu'il représente et qu'il domine.
Prodigieux d'activité, appliqué à ses travaux de philosophie,-
d'exégèse, de polémique, protégé de Rome, courtisé des rois,
loué à l'envi, jusqu'en Espagne, comme le prince des théolo-
giens, consulté de tous, informé de tout, le « divin » Érasme
est le souverain qu'on ménage, qu'on adule et qu'on écoute.
Comment la France n'eùt-elle pas subi l'entrainement? Pas
de pays qu'il n'aimât et n'appréciât davantage. Il y avait sé-
journé trois années sous Charles VIII, des mois entiers, et
à plusieurs reprises, sous Louis XII. Séjours ou voyages lui
avaient créé de précieuses amitiés. Des hommes d'Église comme
Poncher ou Hue, des magistrats comme Ruzé et de Loyne,
des savans ou des lettrés comme Cop, de Brie, J. de Pins,
Nicolas Bérauld, le reconnaissent pour chef; et il serait facile
de retrouver, dans les idées religieuses deBudé, l'influence des
Adages ou de rEnchiridion. » En 1.520, la Folie est traduite
dans notre langue. Trois ans plus tôt, François F'' avait com-
mencé les démarches qu'il renouvellera à plusieurs reprises
pour appeler Erasme à Paris. V^ainement d'ailleurs! Le maître
préférait sa liberté. Il n'en garda pas moins pour la science
française, pour l'esprit français, une véritable prédilection. Nos
qualités répondaient aux siennes, à ce goût de la clarté, de la
mesure, de l'éloquence, des idées raisonnables. « Je crains,
écrivait-il en 1.521, de regretter un jour d'avoir méprisé les offres
de la France. » C'était presque une prophétie.
Qu'à Wittenberg, on comprît l'importance d'un tel concours,
rien ne le prouve mieux que les eflorts tentés pour l'obtenir.
L'adhésion de Hutten, du petit cercle d'Erfurt pouvait servir
366 REVUE DES DEUX MONDES.
beaucoup la cause de Luther. Mais Érasme, c'était l'humanisme
international, et par lui, avec lui, l'Europe savante venant à la
Réforme. Aussi, rien ne semblait plus naturel que d'arriver à
une entente. Mêmes aspirations : le retour à l'Évangile; mêmes
ennemis : la scolastique et les moines. Ces raisons, des amis
communs, Spalatin, Lang, se chargeaient de les faire valoir.
Dès 1516, le premier avait transmis à Érasme les jugemens de
Luther sur son œuvre, se flattant peut-être de le gagner à la
doctrine de la justification. Le 13 novembre 1517, une nouvelle
lettre de Spalatin appelle son attention sur la controverse luthé-
rienne. Érasme eut-il alors connaissance des thèses célèbres
contre les indulgences? Nous l'ignorons. Personnellement,
Luther se prêtait peu à ces démarches. Mais au début de 1519,
les instances de Mélanchthon, surtout les controverses qui en-
gageaient définitivement la lutte, devaient l'amener à une autre
attitude. Le 28 mars, il écrivit à Érasme. Sous des éloges savam-
ment calculés, c'était une proposition d'alliance qu'il venait
offrir.
Le grand humaniste n'avait point attendu pour se faire une
opinion. S'il proteste déjà qu'il ne connaît pas Luther, qu'il n'a
pas lu ses livres, « sauf une ou deux petites pages, » il est plus
informé qu'il ne veut le paraître, et c'est d'une curiosité bienveil-
lante qu'il observe et s'instruit. Peut-être, dès 1517, avait-il eu
l'écho des leçons sur saint Paul et songeait-il à leur succès en
commençant ses Paraphrases ^ds lesÉpîtres. A coup sur, en 1518,
il regarde vers Wittenberg. L'année suivante, il lit les Commen-
taires sur les Psaumes et la Tessaradecas. Il se fait renseigner
sur l'état religieux de la Bohême, suivant ainsi le réformateur
dans son évolution vers le hussisme. Et de la vie même du
jeune moine, il n'ignore rien. Il loue la pureté de ses mœurs,
la sincérité de ses convictions, la puissance de sa foi. S'il re-
marque déjà la violence de son tempérament, il admire sa
science des Écritures et son sens profondément chrétien. Luther
ne ramène-t-il point la théologie à ses sources? N'est-il point
le héraut, hardi, passionné, de l'Évangile? Cette justice, Érasme
la lui rendra pendant longtemps encore. En 1519, après la dis-
pute de Leipzig, il écrit à l'archevêque de Mayence : « Luther
a de belles clartés de la doctrine évangélique. » En 1520, au
lendemain même de la rupture, il rend témoignage à Léon X
de sa vie comme de son talent, et à un cardinal, Gampeggio,
ÉRASME. 367
il adresse ce jugement presque définitif: u Luther... a reçu de
rares présens de la nature, un génie admirablement préparé à
expliquer les obscurités de l'Écriture, à s'ouvrir aux lumières
de l'Evangile. Sa vie était louée de ceux mêmes qui ne parta-
geaient point ses opinions. C'est ainsi que j'ai été favorable à
Luther : je dis mieux, moins à Luther, qu'à la gloire du Christ. »
C'était peu de le louer, Érasme s'emploie encore à le défendre.
On trouverait peut-être sa main dans les pamphlets écrits contre
les facultés de Louvain et de Cologne. En tout cas, publique-
ment, il intervient. Dans le déchainement des passions et des
colères soulevées, dès la fin de 1519, « contre l'hérésiarque,» il
y avait quelque courage à prêcher la modération, à dénoncer
aux autorités religieuses, déjà alarmées, l'ignorance, la haine,
la perfidie de certains de leurs défenseurs. Quoi donc? Les vio-
lences de Luther ne sont-elles point provoquées par les vio-
lences de ses ennemis? Il demande à discuter, on l'insulte;
Rome se tait, on le juge. Ceux-ci dénaturent sa pensée, falsi-
fient SOS écrits, et, au lieu de lui répondre, l'attaquent dans
ses mœurs; ceux-là lui répondent, tels Mazzolini et Alfeld,
mais sans le réfuter : aux preuves solides qu'il emprunte à
l'Écriture, ils n'opposent (( que leurs syllogismes. » Moines ou
docteurs s'efforcent d'étouffer sa voix, de supprimer ses livres, de
le supprimer lui-même. « Hérétique! antéchrist ! apostat! » le&
chaires, les écoles, les places publiques retentissent de ces ana-
thèmes. C'est la querelle de Reuchlin qui recommence, avec les
mêmes procédés et la même fureur!... Comment ne voit-on pas
qu'à menacer Luther, on l'enhardit; qu'à l'accabler, on l'exalte !
La bulle même qui le condamne, <( arrachée par les clameurs
du parti intransigeant, » peut le frapper avec raison ; ce qui est
déraisonnable, c'est la manière dont on le frappe. Avec des
réformes, des ménagemens, de la justice, que n'eût-on pas
obtenu?
Luther n'ignorait pas ces sentimens que des confidences
divulguées, des lettres rendues publiques, avaient mis au jour.
Son entourage se flattait toujours de compter Érasme comme
un allié. En cela, on se trompait. Érasme avait pu louer Luther
et le défendre ; il ne songe pas à le suivre. Plus clairvoyant,
moins enthousiaste que ses amis, dans le « drame » qui com-
mence, il entend n'être qu'un « spectateur. » Luther l'attire et
l'inquiète à la fois. Et dès 1518, se dessine cette attitude de neu-
368 REVUE DES DEUX MONDES.
tralité, qui, en 1521, se changera en dissentiment, puis en oppo-
sition ouverte. La rupture bruyante a pu surprendre des obser-
vateurs superficiels. Elle était en germe dans cette abstention
volontaire et réfléchie qu'Erasme s'était imposée au premier
contact.
Aux avances de Luther et de MélanchLhon il avait répondu,
poliment, par un refus. Et quelque effort que fit, dans la suite, le
parti luthérien pour l'entrainer, il demeura inébranlable. On le
pressait de tous côtés, d'Allemagne comme de Bohême, et ne
pouvant le conquérir, les évangéliques s'efforçaient de le com-
promettre. Son parti était pris, comme sa voie tracée d'avance.
Ni les flatteries intéressées, ni les manœuvres, ni les menaces
ne l'en détournent. Habilement, il se dégage, ce Je n'accuse point
Luther, écrit-il en 1518, je ne le défends point et je n'entends
point me mêler à ses alïaires. » — « Je ne suis ni son accusa-
teur, ni son défenseur, ni son juge, » répétera-t-il en 1520.
Indifférence calculée, qui ne l'empêchera point d'agir. Au moins
entend-il garder sa liberté. A sqs amis, à des prélats comme
Marliano, le conseiller de l'Empereur, il écrira : « Aucune
manœuvre ne me fera sortir de mon attitude intellectuelle. Je
connais le Christ. Je ne connais pas Luther. » Aux amis du
réformateur qui le pressent de s'enrôler dans leurs rangs, il
riposte froidement : « S'il y a quelque bien dans ses œuvres,
je le cueille ; s'il y a quelque mal, je le passe. » A mesure même
que le conflit s'aggrave, ces protestations se multiplient. En
1520, Érasme peut être de ceux qui regrettent la bulle de
Léon X; il ne songe point un instant à s'associer à une révolte,
il conseille la soumission. Il refuse de recevoir Hutten à Bâle.
Visiblement, le grand érudit ne veut être ni entraîné, ni poussé
dans la « faction nouvelle. » Il peut continuer encore à défendre
Luther avec habileté et avec courage. Il n'est pas luthérien.
Lâcheté, envie, amour de l'argent et des honneurs, scepti-
cisme d'épicurien et de négateur?... Hutten et Luther l'ont souf-
fleté de ces outrages, et ces accusations ont trouvé un écho dans
l'histoire. Erasme eut lui-même à s'en défendre. Mieux que
ses paroles, sa vie suffit à le justifier. Certes, on ne saurait nier
que l'amour du repos, l'influence de ses protecteurs, une ran-
cune secrète contre une renommée déjà égale à la sienne n'aient
pesé sur son attitude. Mais ces petitesses n'expliquent point les
préférences d'un grand esprit. A l'homme qui défendit Luther
ÉRASME. 369
auprès de Léon X, ne manquait ni le courage intellectuel, ni
même le courage. L'écrivain qui, pour rester libre, se déroba
aux richesses et aux honneurs, n'oublia jamais sa dignité. Si
donc, dès le début du schisme, il n'est point avec Luther, et
que, bientôt, il sera contre lui, c'est au plus profond de son
être qu'il faut chercher les raisons de sa conduite. Tout éloigne
Erasme de Luther : sa nature, son rôle, son idéal.
Jamais deux caractères furent-ils plus opposés? — Une âme
religieuse, pénétrée, obsédée du sens du divin et de l'inquiétude
du salut: une âme intellectuelle, faite d'équilibre, moins sen-
sible que raisonnable, et où les facultés se contrôlent, se mo-
dèrent et se complètent ; un mystique qui jette aux pieds de
son Dieu la raison humiliée et la liberté maudite : un sage qui
croit à la noblesse de l'être comme à la beauté des choses, et
bénit la vie comme la lumière du jour ; un théologien, familier
d'absolu, avide de vérités, simples et crues, qui éclairent, qui
consolent et qui sauvent : un lettré, historien et moraliste,
habitué à saisir les nuances et la complexité des choses, se
défiant, dans sa théologie même, des affirmations tranchantes
et des dogmatismes étroits ; un homme d'action, qui se fait
peuple pour parler aux foules, écrit, tonne, gesticule (( pour
les savetiers » qu'il veut convaincre : un aristocrate de l'esprit
qui ne discute qu'avec l'élite et n'enseigne que des cénacles ;
un génie national qui, dans la plus haute et la plus large des
religions, reste l'interprète des sentimens et des aspirations
de son pays : un génie universel qui unit toutes les idées de
son siècle et la culture de tous les temps... comment ces
contraires eussent-ils pu se comprendre, et surtout se conci-
lier ? Avant de se tâter, Luther et Erasme s'étaient déjà jugés
l'un l'autre. « Je lis notre Érasme, écrit le premier en 1517,
et chaque jour décroit mon affection pour lui. Je crains qu'il
ne travaille pas assez au règne du Christ et de la grâce. Les
choses humaines ont beaucoup plus d'empire sur lui que les
choses divines. » — « Luther nous a avertis excellemment de
beaucoup de choses, pense déjà le second ; plût au ciel qu'il
l'eût fait avec plus de modération I » A mesure qu'ils se connaî-
tront davantage, réformateur et humaniste verront mieux
encore ce qui les sépare. Ils ont beau se ménager, ils ne s'aiment
point. Ils se louent, mais avec réserves; l'épine perce sous la
tleur.
TOME XV. — 1913. 24
370 REVUB DES DEUX MONDES.
Ce ne sont point seulement les natures qui se heurtent,
mais le sens de l'action, l'idéal de vie qui s'opposent.
Le grand humaniste est un pacifique. Par conviction, par
tempérament, il est l'ennemi de toute violence, même au ser-
vice de la vérité. « La paix et l'union, aime-t-il dire, voila toute
la somme de notre religion. » Comment donc, si favorable qu'il
fût aux idées de Luther, eùt-il pu approuver son attitude?
Ces emportemens, cette véhémence dominatrice, cette impa-
tience d'avoir raison, l'effrayent. Dès le printemps de 1518, il
confie ses craintes au recteur d'Erfurt. L'année suivante, c'est
Luther lui-même qu'il s'efTorce de modérer, (c Prenons garde,
lui écrit-il, de ne rien faire, de ne rien dire, qui sente l'esprit
d'arrogance ou de faction... )> Il priera Mélanchthon d'agir pour
que « le ciel tempère le style et l'esprit de son maître. » Peine
perdue ! A l'exemple du Christ, Luther ne ^e flattait-il point
d'être venu déchaîner la guerre ? A mesure que le réformateur
redouble d'invectives et d'audace, grandit cette aversion. Après
la bulle, Érasme stupéfait peut se demander <( quel dieu agite »
le grand révolté et le pousse à s'élever « avec cette licence
contre le pontife romain, les écoles, les ordres. » Non, « nul ne
retrouve ici l'esprit de l'Evangile. » Un an plus tard, c'est tout
le parti dont les violences vont le détacher à jamais du luthé-
ranisme comme de son chef.
Car Luther est dépassé. Contre la vieille faction des moines,
des « pharisiens, » des « théologastres, » sa révolte n'a créé, en
effet, qu'une « faction nouvelle, » aussi injuste, aussi étroite, aussi
enragée : coalition d'élémens divers et mêlés, d'idées nobles,
d'espoirs sincères, de chrétiennes attentes, mais aussi de haines,
de licences, de débordemens, armée composite et disparate, qui
suit son chef et qui le pousse, le jetant dans des violences con-
traires à sa doctrine et indignes de son génie. Voilà bien le
sort de toute révolution de remuer cette lie humaine. De jour
en jour, « la secte luthérienne croît en nombre, mais aussi en
fureur, en imposture, en arrogance. Elle mord à pleines dents.
Elle jette l'outrage à la face de tous avec une impudence bar-
bare. » Ce sont « des fous et des sots... Que parlent-ils de renou-
veler le monde quand ils ne peuvent se réformer eux-mêmes?
Pour quelques-uns qui rêvent une réforme, combien ne cher-
chent que la folle liberté des plaisirs de la chair. » Combien
aussi qui (( n'envient que la richesse des prêtres ! » Ils n'ont que
ÉRASMEv 371
<( cinq mots à la bouche : l'Evangile, la Parole de Dieu, la Foi,
le Christ, l'Esprit. » Valent-ils mieux que les autres ? Mêmes
abus, même intolérance, mêmes vices, mêmes procédés contre
ceux qui refusent de les suivre; Erasme, tout le premier, dont
ils divulguent les lettres, qu'ils déchirent de leurs pamphlets,
qu'ils salissent de leurs mensonges. Se prononcer entre eux et
les moines, c'est tomber de (( Gharybde en Scylla. > Au fait,
pourquoi choisir ? Quels que soient les défauts de la vieille
Église, tout, plutôt que (c cette liberté séditieuse » et ce tumulte.
(( J'aime mieux, avoue notre lettré, les pontifes, les évêques tels
qu'ils sont, que ces Phalaris émaciés qui sont plus intolérables
encore. »
Aussi bien, est-ce moins une réforme qu'une révolution : le
contraire de cette rénovation progressive et pacifique rêvée par
l'humanisme. Épurer la théologie au contact de l'Écriture et des
Pères, spiritualiser la religion, en l'allégeant d'observances
trop étroites, restaurer dans le catholicisme la liberté intellec-
tuelle, la réforme érasmienne ne demandait point autre chose.
Elle se flattait de renouveler l'Église sans la détruire, de la
pénétrer sans la déchirer. « Il faut, disait son chef, traiter les
choses de l'Évangile avec l'esprit de l'Évangile, » ou encore : « La
piété exige que l'on cache parfois la vérité : il ne faut pas la
mciitrer toujours, n'importe où, n'importe quand, n'importe
à «jui... Peut-être faut-il admettre avec Platon qu'il est des
mensonges utiles pour le peuple? » Ainsi, du vieil édifice
l'humanisme chrétien entendait garder les fondemens et la
structure. S'il bafoue les superstitions, il exalte la piété. S'il se
moque des quiddités, des syllogismes, des barbarismes, il ne
prétend point supprimer l'École. Il revise la Bible, non le
dogme, et, flagellant les vices du sacerdoce, il n'en attaque
point l'institution. Il ne veut de réformes que par la hiérarchie
et avec la hiérarchie. — D'un geste brusque, Luther a jeté bas
toutes ces méthodes. Aux suggestions discrètes, aux compro-
mis, aux ménagemens, une parole âpre oppose un radicalisme
hautain, des injonctions ou des menaces ; aux vérités en
demi-teinte qui s'insinuent, des formules intégrales et brutales
qui s'imposent. Et à quels pouvoirs s'attaque-t-elle ? A cette
cour brillante de Rome, tolérante et humaine, ces évêques, géné-
reux et cultivés, qui protègent la culture et ont pris la direction
du progrès intellectuel. Et à quels pouvoirs surtout s'adresse-
372 REVUE DES DEUX MONDES.
t-elle? A la foule. Il eût fallu disserter dans les écoles, entre
théologiens ou lettrés, et convaincre les évêques ou les princes,
peu à peu, doucement, à force de patience et de raison. La voici
qui jette le débat sur la place publique, dans les carrefours, dans
les échoppes. Le peuple théologien ? Quelle dérision ! Et la voici
encore qui s'en prend à tout, non seulement aux abus, mais aux
traditions, aux habitudes, au culte, ne craignant personne,
fonçant sur qui lui résiste, condamnant qui la condamne. De
réforme pacifique il est bien question ! La lueur douce qui fil-
trait peu à peu dans les âmes est devenue l'incendie qui embrase.
A ceux qui prétendaient encore souder le mouvement luthérien
h l'humanisme, Érasme pouvait répondre par la phrase célèbre :
« J'ai couvé un œuf de colombe, Luther en a fait sortir un ser-
pent. » Dans cet héritier illégitime, il ne se reconnaît plus.
La pièce est devenue une tragédie. Et maintenant on peut
voir que le dernier acte est tout l'opposé du scénario primitif.
Les progrès promis et attendus, où sont-ils? — D'une part, dans
cette fièvre théologique qui brûle tous les cerveaux, plus de
place pour la douce et sereine quiétude du savoir. Ce n'est point
seulement la vraie réforme, c'est la culture que les réformateurs
menacent. Qu'attendre d'un parti dont le chef lui-même a dé-
noncé toute recherche rationnelle comme une erreur et un péché ?
On ne lit plus Gicéron ou Homère, mais la Bible et saint Paul.
On ne récite plus de vers, mais des versets. Tout le monde dog-
matise. Les qualités aimables de la raison humaine, créatrice
de beauté et de bonheur, ont fui devant l'exaltation farouche des
âmes éprises de vérité et de salut. Les universités sont en
déclin, nombre de chaires sont désertes, ce Presque toutes les
études, écrira Erasme, en 1525, sont en ruine comme la culture
lettrée. — D'autre part, pour défendre le dogme menacé, jamais
le dogmatisme ne s'est fait plus étroit. Une réaction furieuse va
s en prendre aux humanistes du malheur des temps et, pour
combattre la licence, (( rendre plus dure la servitude. » Dans la
tourmente, partisans des vieilles doctrines, des observances, du
conservatisme, du passé, ont serré leurs rangs et relevé la tête.
Et cette fois, c'est au nom de l'unité menacée qu'ils vont
s'attaquer à tout élargissement de la pensée religieuse ou de la
discipline. Hébraïsans, hellénistes, exégètes ou philologues, ceux
qui touchent au texte sacré de la Vulgate, ceux qui osent criti-
quer le canon des Ecritures, ceux qui parlent de rendre l'Évan-
ÉRASME. 373
gile au peuple, tous suspects, tous complices ! 11 faut brûler les
livres d'Erasme, comme ceux de Luther, extirper toute culture
pour détruire le schisme. — De ces clameurs furieuses qui
montentplus pressantes, plus hostiles, comment le grand érudit
ne serait-il pas troublé ? Et quel meilleur moyen de défendre
les Lettres que de séparer leurcause, en se séparant lui-même de
la cause de Luther ? Rien donc de commun entre Wittenberg
et Bàle. Aux théologiens de Louvain ou de Cologne, Érasme
dénoncera les confusions injustes qui s'accréditent. Il met en
garde ses protecteurs et ses amis. Il écrit à Wolsey. Il détourne
Reuchlin d'entrer dans le parti ; on ne doit point laisser croire
que le mouvement nouveau est la suite de sa querelle. Léon X
lui-même, bien placé cependant pour discerner les deux Réformes,
est prévenu. On comprend qu'Erasme fasse tout, pour que la
haine qui s'attache à Luther ne retombe point sur les Lettres.
En défendant son orthodoxie, c'est du même coup l'orthodoxie
de la Renaissance chrétienne qu'il justifie.
Sentimens intimes, horreur des violences, conceptions
réformistes, culture intellectuelle, c'est tout cela qui oppose
Érasme à Luther, et enfin, bien plus encore, c'est sa vie même,
brisée, broyée, avec ses espoirs les plus nobles, et dont il ne
pardonnera point à son grand ennemi le douloureux écroule-
ment. Oh I ce rêve d'une Europe, d'une Église pacifiée dans le
progrès de la raison, de la liberté, de l'amour! De 1516 à 1520,
il semble que l'humanisme le touche du doigt. Après les grandes
secousses des premières années, le siècle se repose. Un pape
« débonnaire » et lettré, de jeunes princes amoureux d'art, de
plaisirs et de fêtes, une diplomatie habile et heureuse qui ajuste
leurs différends dans les trames de ses intrigues et de leurs
alliances, la Renaissance partout acclamée et triomphante : le
présent est si plein de promesses! Poussé vers les conquêtes
de l'esprit ou les découvertes des continens, saisi de la douceur
de vivre ou de la volupté de savoir, le monde est désormais à
l'abri des commotions. La Salente nouvelle ne doit plus connaître
d'autres débats que les discussions savantes ou polies, les jeux
des cours d'amour ou des cénacles, les disputes théâtrales et
futiles qui charment les heures. Apollon calmera toujours les
caprices d'Éole. — La trêve a été courte. En 1519, l'élection à
l'Empire réveille les querelles des princes. Mais qu'est cela,
auprès de la guerre des dogmes? Voici bien l'explosion qu'Érasme
374 REVUE DES DEUX MONDES.
redoutait, le cyclone prévu, mais foudroyant, qui va balayer
l'Allemagne. Un bruit assourdissant de vociférations et de
libelles, la discorde, bientôt l'émeute, dans l'église, sur la place
publique, des couvens fermés ou détruits, des moines qui
défroquent, des prêtres qui se marient, des seigneurs qui
pillent, des prophètes qui dogmatisent, puis, sous l'empire de
la grande névrose religieuse dont Luther lui-même s'épou-
vante, la multiplicité des sectes, l'anarchie morale ou sociale,
des brutes illuminées et fanatisées qui, aiïranchies de l'Église,
veulent jeter bas la société, des châteaux qui flambent, le Christ
prêché par le fer et par le sang, un pandémonium de démens
et de scélérats qui se croient appelés par l'Esprit à changer le
monde; et ces fureurs au nom de l'Évangile! Quel spectacle
offre la moitié de l'Europe! Jamais licence plus grande n'a été
donnée « à l'impudence, à la sottise, au crime... » Le monde
retourne « à la barbarie turque. » Il n'y sera bientôt plus d'asile
pour la pensée; où le sage fuirait-il?... « Il vaudrait mieux
cultiver son champ. »
Décidément, Érasme sera catholique. Et être catholique, c'est
rester avec Rome, chef et symbole de l'unité. Dès 1519, il avait
écrit à un ami de Bohême, qui le pressait de se joindre à Luther:
« Je serai pour lui, s'il est avec l'Église. » Un an plus tard, il
précise : « Je reconnais l'Église romaine, qui ne diffère point, à
mon sens, de l'Église catholique. Ni la vie, ni la mort ne me
sépareront d'elle, à moins qu'elle-même ne se sépare du Christ. »
La réserve même du début ne tiendra pas longtemps. En 1518,
l'humaniste pouvait s'abstenir encore, suivre d'un regard bien-
veillant ou amusé les attaques contre les indulgences, la scolas-
tique et les moines. Après la Captivité de Babylone, le doute
n'est plus permis. Luther est d'un côté, l'Église de l'autre; non
seulement il faut choisir, mais il faut combattre. Dès la fin
de 1521, les instances de Rome, les démarches des princes, de
ses amis, les violences des luthériens, la pression de l'opinion
catholique ne lui laissent plus le moyen de se dérober. « Ils me
traitent comme un adversaire, écrit-il à Mazzolini : je le suis. »
— Ce n'est plus seulement par des raisons de sentiment. Il a
pris une conscience plus nette du conflit doctrinal : celui-là
même qui va heurter la Réforme et la Renaissance et, avec
elles, deux conceptions du christianisme : l'une qui, pour en
faire goûter l'efficace consolatrice, lui immole la nature; l'autre
ÉRASME. 375
qui, pour en montrer l'universelle vérité, lui incorpore l'esprit
humain.
II
Pour prendre position, le grand lettré n'a qu'à rester fidèle à
lui-même. Si, déjà, il regrette des écarts de pensée et de style
qui, en 1511, n'offraient aucun danger et dont la Cour romaine
donnait d'ailleurs l'exemple, tout au moins il ne désavoue en
rien, ni son idéal religieux, ni ses méthodes intellectuelles. Il
s'honore au contraire de cette unité qui rattache son âge mûr à
sa jeunesse, ses travaux de 1520 aux Adages et à VEnchiridion.
« Personne, écrit-il alors, ne pourra jamais m'opposer une seule
assertion dans laquelle je me montre contraire à moi-même.
J'écris ce que j'écrivais autrefois. » Et à Luther dont il relève
les contradictions, il peut déclarer fièrement : « J'ai toujours
écrit, toujours dit, toujours pensé les mêmes choses. » Ainsi, du
terrain qu'il a choisi, où il se meut, rien ne le fera dévier, ni
la révolution qui se déchaîne, ni la réaction qui s'enhardit. Son
aversion pour les moines et l'Ecole ne l'a point jeté dans le parti
luthérien; sa rupture avec Luther ne le rapprochera pas davan-
tage de l'École etdes moines. Injures, soupçons, attaques passent
sur lui, non sans l'émouvoir, mais sans l'ébranler. Et ce qu'il
veut, ce qu'il défend toujours, comme jadis, c'est l'idéal que ses
amis et lui-même ont formulé avant Luther, le principe initial
de l'Évangélisme : le retour à l'Évangile. Il dira avec énergie,
en 1522 : « Il faut restaurer le royaume de Dieu, c'est-à-dire la
doctrine évangélique. » Par là, il n'entend point une forme
nouvelle d'Église ni de croyance, mais un rajeunissement de la
croyance comme de l'Église, par un accord entre la foi et la
culture, l'autorité et la liberté, les idées de tradition et de
réforme.
Œuvre critique surtout. Elle consiste, en premier lieu, à
épurer la religion des abus séculaires : abus de la pensée, de
l'autoritarisme ou de la piété. On sait comment, depuis vingt ans,
les humanistes s'étaient acquittés de la tâche. L'ironie cinglante
de la Folie ou de VEnchiridion avait plus contribué que de lourds
traités à discréditer la vieille théologie. Al'àpreté de ces attaques
ou des satires, la révolution religieuse ne retranche rien. La
Méthode parue en 1519 avait résumé les griefs de l'évangélisme
316 REVUE DES DEUX MONDES.
érasmien. En 1524, ce sont les Colloques qui, sous une forme
mordante, vont livrer au ridicule les défenseurs attardés et
obstinés des vieux usages. Vendeurs de pardon et trafiquans de
miracles, théologastres ignorans qui déclament contre la science,
moines corrompus qui matérialisent la dévotion, prêtres à l'alïût
de bénéfices, pharisiens des observances qui ne craignent point
d'offenser Dieu, mais ne sauraient omettre la syllabe d'une prière
ou la formule d'un rite, voici de nouveau toutes les sottises,
toutes les superstitions, tous les judaïsmes dénoncés, flétris,
flagellés par l'implacable ironiste. Ces traits ramassés dans les
Colloques, nous les retrouvons épars dans ses autres œuvres :
les lettres, les polémiques, les commentaires. La gravité tragique
des événemens n'enlève rien à sa verve. On comprend les
colères que devaient éveiller pareilles attaques. Imprudences
souvent stériles d'ailleurs, et qui donnèrent plus d'une fois aux
ennemis d'Érasme les argumens qu'ils cherchaient pourl'accuser
d'être luthérien.
Heureusement, il y a autre chose dans cette oeuvre critique.
N'eût-il fait que railler les abus, l'érasmianisme n'eût guère été
qu'une négation. Mais les textes qu'il publie, les méthodes qu'il
applique, contiennent une doctrine autrement féconde, celle qui
va conduire à une analyse plus complète, plus rigoureuse des
élémens dont la pensée, les institutions, la vie chrétienne sont
constituées.
Nous en connaissons le point de départ. Restaurer l'Écriture
et les Pères... Effort immense, qui prépare tous les autres et
sans lequel nulle réforme, nul progrès ne sont possibles. De
cette maxime fondamentale vont naitre les grands travaux qui,
depuis 1516, se succèdent sans relâche. L'Ecriture d'abord!
En 1516, Érasme avait publié, sur les manuscrits grecs, la revi-
sion, la traduction latine du Nouveau Testament. Une seconde
édition paraît en 1518; une troisième en 1521, une quatrième
en 1524. Revoyant sans cesse son travail, consultant de nouveaux
manuscrits, fouillant partout, à Bàle, à Constance, à Bruges, à
Strasbourg, appelant de lui-même les critiques des théologiens,
amis ou adversaires, comme Fisher, Biard, Le Masson, Érasme
se flattait de donner une édition définitive. On sait l'influence
prodigieuse qu'exerça cette publication. En 1518, elle s'enrichit
des Adnotationes, expliquant le texte sacré à l'aide de la gram-
maire et des anciens commentateurs, comme Origène, saint
ÉRASME. 377
Hilaire, saint Jérôme, saint Clirysostome. (c Tout autre ouvrage,
avait dit l'auteur, n'est qu'un jeu à côté de celui-là. » Ces notes
rédigées, il songe encore à un commentaire sur l'Épitre aux
Romains, le cinquième évangile du luthéranisme. Et enfin,
le Nouveau Testament <( restitué » pour les théologiens, il va
l'expliquer à l'élite. Une exposition simple et claire, en langue
polie, mettant en saillie les doctrines fondamentales, les ensei-
gnemens ou les faits, tel est le travail qu'il entreprend, à l'usage
des gens du monde ou des gens de lettres. En 1518, il commence
les l*araphrases, celles sur les Èpîtres de saint Paul; an 1521,
à la demande du cardinal de Sion, celles sur les Évangiles-
en 1524, celles des Actes qu'il dédiera à Clément VII. Œuvre
capitale, dans la théologie érasmienne, puisque nous y trouve-
rons presque toutes ses idées sur la nature et la valeur du
christianisme, le problème moral, les justifications, la grâce et
le péché.
Voilà donc, sous une double forme, l'Evangile « retrouvé. »
Et après la Bible, les Pères. — En 1519, Érasme avait publié
Saint Cyprien : en 1522, il édite Saint Hilaire, les Commen-
taires d'Arnobe sur les Psaumes. En 1525, sont traduits
quelques Traités de saint Clirysostome « qu'il serait très oppor-
tun de faire connaître tout entier. » En 1527, paraît Saint
Ambroise; en 1528, Saint irénée; en 1529, Lactance, et, dans ces
mêmes années, le prodigieux érudit revise, annote, publie Saint
Augustin. Mais son œuvre préférée est encore Saint Jérôme. On
peut dire qu'il passa presque toute sa vie à lire, à étudier, à
faire revivre celui qui fut son maître. Il avait entrepris, dès
1516, la publication de ses Lettres; il y revient, en 1521, puis,
on 1524, et, l'année suivante, c'est l'œuvre intégrale qu'il donne.
({ J'y ai restitué une foule de choses qui m'avaient échappé, »
écrit-il à Egnatius. — Ce grand travail d'éditions absorba
Érasme jusqu'à sa fin. Malade, infirme, chassé de Bàle par la
Réforme, il trouva encore la force de publier, en 1532, Saint
Basile; cinq ans plus tôt, il avait commencé à réunir les frag-
mens d'Origène. Il eut cette dernière joie de les voir imprimer
avant que la mort ne fit tomber la plume de ses mains.
Ainsi, en moins de vingt ans, c'est toute l'antiquité chré-
tienne rendue à la lumière. Labeur sans égal, dont on reste
confondu et qui reste le meilleur, sans doute, de la gloire
d'Érasme. Qu'apportait-il? Peu de chose en japparence. Des
378 REVUE DÈS DEUX MONDES.
textes épurés, une traduction plus exacte, des commentaires
plus riches, empruntés à l'histoire ou aux Pères, bref, une
contribution d'historien et de philologue aux sciences sacrées.
« Je me suis uniquement appliqué, dit notre érudit, à mettre
au jour de très anciep.s auteurs et à corriger ceux dont le texte
est corrompu. » De quoi donc l'orthodoxie s'effrayerait-elle?
Rétablir le contact de la théologie avec l'hébreu et le grec, lui
ouvrir d'autres horizons que la pensée du moyen âge, est-ce
l'altérer, ou, au contraire, l'universaliser et l'enrichir? A tout
prendre, l'exégèse ne propose pas un système, mais une
méthode.
Une méthode? N'est-ce que cela en vérité? Et qui n'en mesure
les conséquences ? Quelque soin que prenne l'auteur à se défendre
de toute attaque, à ne proscrire que les abus de la scolastique,
les arguties et les « sophismes, » c'est en réalité, avec la dialec-
tique, l'édifice construit par elle qui tombe à terre. Ce sont,
mises à part dans la spéculation, toutes les vérités qui n'ont point
de fondement solide dans l'Écriture ou de relation directe avec
notre âme ; vérités « inutiles, » qui peuvent être l'aliment des
discussions d'école, non de la vraie religion et de la piété chré-
tienne. Ramenée à l'exégèse et aux problèmes moraux, la théo-
logie se détournera « des causes premières et des substances, »
vers cette réalité vécue qu'est l'histoire, vers cette réalité vivante
qu'est l'âme humaine. Elle renoncera à explorer le mystère de
l'être de Dieu, pour s'incliner vers le problème de ses rapports
avec l'homme; elle descendra de l'abstrait pour s'installer dans
la vie. Voilà donc limité le domaine propre de la science reli-
gieuse. — Et n'est-ce que cela encore? Dans ce domaine, c'est le
cercle des définitions strictes et des croyances nécessaires qui se
rétrécit. Il n'était pas indifférent de remettre la spéculation en
contact avec les Pères. Un Origène, un saint Jérôme étaient pour
elle des maîtres autrement libres, autrement hardis que ces « mo-
d ernes » qu'elle s'était habituée à suivre aveuglément. On avait
pu voir ce que Luther avait tiré de l'augustinisme. Les Anno-
tations allaient montrer à leur tour comment les grands exé-
g êtes des premiers siècles avaient interprété les Évangiles. Que
l'on compare donc les deux théologies! Gomment ne pas remar-
quer la part d'idées, de « vérités théologiques, » d'opinions hu-
maines, incorporées au dogme, de prescriptions ajoutées aux
préceptes, sans nécessité évidente et sans profit pour le salut?
ÉRASME. 379
Gomment aussi ne pas voir que, sous l'effort continu des théolo-
giens, des canonistes, c'est la liberté chrétienne qui se restreint
de plus en plus? Et, par exemple, si les Pères ont varié sur la na-
ture du mariage, si la confession a son origine dans les consul-
tatiens secrètes demandées jadis par les fidèles à leurs pasteurs,
pourquoi ériger en article de foi cette division des sacremens,
telle que le Lombard l'a établie? S'il y a des contradictions,
(( des fautes de mémoire, » des erreurs de détail dans les Livres
saints, ne sont-ce point nos théories de l'inspiration que nous
avons à reviser? Si l'épître aux Hébreux, comme le veut saint
Jérôme, n'est pas de saint Paul, s'il y a des doutes sur tel ver-
set de saint Jean, comme celui des Trois Témoins, le canon des
Écritures est-il invariable? Et s'il est vrai que les Apôtres ou les
Évangélistes aient écrit en langue vulgaire, pour le peuple,
comme le peuple, de quel droit empêcher les fidèles de lire
l'Ecriture dans la langue de leur pays?... Accumulez ces petits
faits, dites-vous qu'il y eut un temps dans l'Eglise où on n'en-
seignait pas, où on n'imposait pas telle doctrine enseignée,
imposée par les écoles, et demandez- vous où aboutit mainte-
nant ce grand travail critique de l'érasmianisme. Non, en
vérité, il ne change pas seulement les méthodes, il ne déplace
pas seulement les problèmes, c'est le bloc doctrinal que le
moyen âge a constitué qu'à son tour il dissocie.
La vraie réforme, la voici donc. Elle n'est point dans^ une
théologie nouvelle, une interprétation du christianisme qui
ruine l'Église sous prétexte de l'épurer. Elle est, dans l'Église
même, une séparation plus nette des deux élémens qui la com-
posent : dogme et « opinions, » religion et observances, loi
morale et règlemens, ctutorité et formes de l'autorité : bref,
l'œuvre de Dieu, spirituelle et immuable, l'œuvre des hommes,
positive et mobile : action en bornage qui peut, seule sauver
l'unité organique en faisant la part des changemens. Ce travail
d'analyse, de dissection, qu'avaient amorcé déjà Y Enchiridion
et la Méthode, Érasme va le pousser à fond dans ses écrits
ultérieurs : les Paraphrases ou les Colloques, et le petit traite
qu'il dédie, en 1522, à l'évêque de Bàle (( sur l'usage des
viandes. » Nous allons voir à quoi il va conclure.
Que notre humaniste soit traité en ennemi, en suspect, qu'on
lui reproche d'unir sa voix, par momens, à celle de Luther, pour
dénoncer les confusions et les abus, peu lui importe. 11 ne
380 REVUE DES DEUX MONDES.
conteste pas les rapprochemens, mais du même coup, aussi, il
marque les distances. Il sait ce qu'il veut et où il va; ce qui
est intangible, ce qui est révisable. Épurer la théologie, c'est
classer simplement ses ordres de concepts. Vérités dogmatiques,
vérités théologiques, certaines ou probables, simples (( opinions : »
les voici dans leurs degrés de certitude. Si les premières s'im-
posent à tous et ne peuvent être discutées de personne, si l'Eglise,
mais l'Église seule, a le droit de formuler, et en nombre res-
treint, les secondes, dans le dernier domaine, une seule chose
est possible : la liberté. Il faut surtout que les théologiens se
guérissent de cette maladie qui leur est propre, celle de définir.
Opinions, que les systèmes de saint Augustin, de saint Thomas,
d'Occam, sur les rapports de la liberté humaine et de la grâce;
opinion, que ladoctrine de Luther lui-même sur la justification...
Sacrifierons-nous l'unité de l'Église à ces querelles ? Les écoles
proposent, l'Église impose : elles cherchent, l'Église conclut :
elles expliquent, l'Église formule. Point d'articles nouveaux
ajoutés à la croyance générale et publique, en dehors des vérités
nécessaires à notre sanctification.
Épurer la religion, ce n'est point détruire les moyens exté-
rieurs que l'Église nous procure, c'est les ramener à leur rang
et leur donner leur véritable sens. Observances, cérémonies,
règlemens ecclésiastiques, n'ont point par eux-mêmes une valeur
propre. Y mettre l'idéal de la vie chrétienne, c'est la « judaïser. »
Et décidément aussi, il y en a trop. La croyance en leur efficacité
en a multiplié le nombre. Le peuple en est-il plus religieux et
plus moral? Excessif le nombre des fêtes, elles ne sont trop sou-
vent qu'une école de jeu, de paresse et de débauche. Excessif le
nombre des indulgences et des pardons. Il est devenu un trafic,
un pillage éhonté, un tribut sur le repentir : « On vend la ré-
mission du Purgatoire : on ne la vend point seulement à qui
l'achète, on l'impose à qui la refuse. » Excessif, l'accroissement
prodigieux des dévotions et des cultes particuliers. On n'invoque
plus seulement le Christ, mais « des parties de son corps : » la
Vierge et les saints, mais « les reliques les plus fabuleuses. »
Excessifs, les jours de jeûne ou d'abstinence. « On arrive à
ne plus savoir que manger une partie de l'année... » Les œufs
sont-ils permis? Le lait est-il défendu? Et à qui profitent les dis-
penses ? « Si un édit ordonnait que les riches vécussent, en ces
jours, frugalement, et que leur superflu fût donné aux pauvres.
ÉRASME. 381
alors seulement on rétablirait l'égalité... » Eh quoi? Faut-il
donc, comme Luther, les abolir? Non. Les expliquer, les rame-
ner à leur rôle d'hygiène morale, les élaguer, et pour beaucoup,
les laisser libres, comme l'antiquité primitive les a connues,
voilà le vrai moyen de décharger les consciences chrétiennes.
Et enfin épurons l'autorité. C'est ici surtout que, depuis long-
temps, humanistes et réformistes ont rappelé à l'envi le carac-
tère spirituel de l'Eglise et de son gouvernement. Trop de prélats
oublieux qu'ils sont des pasteurs, « appelés à paitre, non à
tondre le troupeau. » Trop de censures, de décrets, de taxes, de
tribunaux, d'amendes; trop de tendances à gouverner par des
moyens humains, à coups de privilèges, d'immunités et de con-
traintes; trop de penchant, chez ces hommes d'Eglise, à se sub-
stituer à Dieu, à croire à leur infaillibilité propre comme à leur
toute-puissance. Faut-il donc rejeter la primauté et le sacer-
doce ? A Dieu ne plaise 1 Mais qui ne voit ici clairement le tra-
vail de séparation qui doit se faire : celle du spirituel et du
temporel, et dans le spirituel même, des formes juridiques,
historiques, que l'autorité a revêtues et des moyens évangé-
1 iques que son fondateur lui a attribués : « Lapider est le fait
des Juifs, guérir, des chrétiens. » Une société ne vit point sans
garanties et sans droit. C'est fortifier l'autorité que la définir.
Nous commençons à entrevoir comment, sous l'œuvre cri-
tique, se dégage une œuvre positive. Réforme mesurée, modé-
rée, qui répond bien au génie du maître, mais aussi à sa notion
plus historique et morale que dialectique du christianisme :
u nité et variété à la fois, identité et changement, autorité et
liberté, seule conciliation possible entre les exigences de sa
p ropre vie et celles de la vie intellectuelle ou morale des siècles.
Et s'il le conçoit tel, c'est qu'aucune représentation religieuse
n e répond mieux à sa philosophie générale du développement
et de la vie. Sur cette notion fondamentale, Erasme va contre
Luther reconstruire les assises du vieil édifice. L'opposition
doctrinale ébauchée en 1519, va se formuler nettement en 1524
et en 1525 dans les deux traités de la Diatribe et de VHyperas-
pisles. Du christianisme catholique, le grand humaniste va
défendre les principes constitutifs : son universalité, son unité.
382 REVUE DES DEUX MONDES.
III
(( Où ai-je dit que la vie de l'homme fût un péché?... » Dans
cette remarque faite en 1519, se traduit déjà l'antithèse initiale
qui va mettre aux prises Érasme et Luther, et bientôt, derrière
eux, la Renaissance et la Réforme. Le grand érudit ne s'y
trompe pas. Cette conception de la vie est la ligne de partage.
Ici, point de transaction possible. Pour Luther, croire est nier la
valeur de l'homme : de l'absolu théologique où il s'est placé, le
réformateur foudroie la liberté et la raison. Pour Érasme, croire
est unir à la foi les aspirations humaines, et dans la voie
moyenne où il se meut, le philosophe cherche le point oii
l'homme et Dieu se retrouvent. Le christianisme est universel
parce qu'il se concilie toutes les forces intellectuelles et morales
de la nature dont il est l'harmonique achèvement.
La croyance serait-elle donc une pure notion spéculative, et
aux yeux de l'écrivain, la vérité de la religion aurait-elle son
fondement dans un syncrétisme rationnel? Gela, les ennemis,
évangéliques ou orthodoxes, d'Érasme, l'ont répété. Un « impie, »
diront Luther et les sorbonnistes ; « un libre penseur, » ajou-
teront les modernes! Nul humaniste cependant qui ait affirmé
avec plus de force cette 'nécessité de la foi, qui va devenir,
comme l'Écriture, le ralliement de l'Évangélisme. Il avait pu
écrire déjà dans V Enchiridion : « La foi est la seule porte qui
nous mène à Jésus-Christ. » Cette notion toute chrétienne s'ac-
cuse dans les premières Paraphrases écrites en 1517 et en 1518,
peut-être sous l'influence du luthéranisme naissant. Cette foi,
(( à laquelle nul n'est contraint, mais à laquelle tous sont
invités, » n'est pas seulement pour Érasme une évidence de la
pensée; elle est une adhésion totale de l'être : « l'œil qui voit
et connaît Dieu, » et, en même temps, cette vérité qui échauflc
et qui console, cette conviction « qui croit au message » et
cette confiance qui « s'abandonne à la promesse. » Elle est le
principe de notre justice. « J'appelle l'Évangile, la justification
par la foi en Jésus le fils de Dieu, que la Loi a promis et
figuré. » Elle est la condition de notre pardon comme de
notre pénitence. « Quand le Christ remet les péchés, il ne parle
point de nos satisfactions et de nos œuvres... Il suffit de
venir aux pieds de Jésus. » Elle est enfin « le point de départ »
ÉRASME. 383
de notre béatitude. (( Tout ce qui nous est donne' pour la vraie
vie, par la bonté divine, nous est donné seulement par la foi...
Dieu veut que le salut des hommes dépende de sa miséricorde
et non de nos mérites... Où est la voie? Où le salut? Dans
nos mérites et le bienfait de la loi de Moïse? Où donc alors?
Dans la munificence toute gratuite du Père. Nous ne sommes
que l'organe de la puissance divine qui exerce son action en
nous. » Retenons ces formules. Visiblement, à l'heure même où
la doctrine de la foi s'affirme comme l'essence du christianisme,
Erasme tient à publier son adhésion. Il est avec Luther pour
exalter la foi et la gratuité de la grâce. — Il n'est point avec
lui, contre l'homme. « Spiritualiser » le christianisme n'est
point le mutiler.
Du dogme luthérien, tout le détourne, sa nature comme sa
culture. Il est trop ennemi des extrêmes pour souscrire à une
condamnation sans réserve et sans appel. « Ceux-là exagèrent
singulièrement le péché originel, dit-il, qui prétendent que les
forces les meilleures de la nature humaine sont tellement cor-
rompues qu'elle ne peut rien par elle-même que haïr et ignorer
Dieu... » (( Hyperboles! » dont Luther est coutumier. Érasme
volontiers eût dit, avant Pascal, le modifiant légèrement :
« Deux excès : exalter la nature ou la condamner. » Mais s'il est
trop chrétien pour croire à la bonté originelle de l'homme, il est
trop humaniste pour admettre sa corruption totale. Depuis long-
temps, ses idées sont arrêtées, et avec Platon, c'est le dualisme
qu'il affirme. (( L'homme est un composé... » Nulle assertion plus
évidente pour lui et plus conforme à la nature des choses. Quand
tout, dans l'univers visible, est un mélange de bien et de mal,
d'erreur et de vérité, comment l'homme échapperait-il à cette loi?
Elle seule explique la vie : la contrariété de nos penchans, la
divergence de nos doctrines. Sur elle seule se fondent nos
théories et nos méthodes d'éducation. Si nous naissions également
intelligens et bons, d'où viendraient l'ignorance et le mal? Si
également pervers, quelle énigme que nos penchans au bien et
notre aptitude au progrès! Et quelle condition serait la nôtre,
pire que celle de la brute « capable au moins de reconnaissance,
de bonté et d'efforts ! » Sur ce terrain solide de l'observation
morale ou psychologique, Erasme est à son aise pour contester
l'idée luthérienne du péché. Il puise dans l'étude de l'homme
ses meilleures armes pour défendre l'homme. Et en fait, si la
384 REVUE DES DEUX MONDES.
nature est totalement corrompue, comment le christianisme
se peut-il concilier avec l'expérience? Mais, inversement aussi,
si la nature est capable de vérité et de vertu, où est la nécessité
du christianisme? Problème redoutable que Luther a soulevé et
dont la philosophie religieuse d'Érasme va chercher la solution.
Cette solution, ce n'est point à la foi, tout d'abord, qu'il la
demande. Pour prouver le christianisme, il ne se place point
au dedans, mais au dehors ; non aux profondeurs de la doc-
trine, mais aux sommets de l'histoire. Et ce qu'il voit, ce n'est
pas, comme Luther, la contrariété, mais la continuité. Loi de
nature, loi des œuvres, loi de la grâce, ou en d'autres termes :
antiquité, judaïsme, christianisme, telles sont les étapes qui
s'appellent, se préparent, se complètent. Ces formes, successives
et progressives, que Luther avait séparées et opposées, Erasme
les réunit dans sa démonstration du christianisme universel.
Que l'homme, depuis sa chute, ait été abandonné à la cor-
ruption totale de sa raison ou de sa volonté, contre cet ana-
thème proteste toute son histoire. Ce qu'elle nous montre, ce
n'est point l'uniformité du mal, mais des contrastes ; dans ce
lleuve boueux de misères ou d'erreurs, il y a des paillettes d'or.
Même séparée de Dieu , la raison antique a pu , au spectacle
de ses œuvres, le concevoir et le connaître. « Platon a enseigné
comme les poètes que le monde a été créé, que l'àme survit
au corps. » Les philosophes ont enseigné que Dieu était esprit,
« puissance souveraine et souverain bien partout présent, cir-
conscrit nulle part. » Ces idées sont-elles des erreurs ou des
vérités? Même sans la Loi, la volonté a eu pour se guider cet
idéal de bien qui ennoblit les mœurs et les lois non écrites qui
dictent le devoir. La sagesse humaine a « séparé l'honnête de
l'utile, proclamé l'excellence du dévouement, prêché les vertus
domestiques, la pudeur, la modération, la générosité et la jus-
tice... » Ces règles sont-elles ou non conformes au Décalogue ?
Même sans la grâce, l'homme a pu pratiquer quelques-unes de
ces vertus qu'il avait appris à connaître. L'antiquité a eu ses
débauchés et ses monstres : un Alcibiade ou un Tibère. Mais elle
a eu aussi un Aristide et un Socrate, un Décius et un Caton.
Elle a connu le remords, exercé la bienfaisance, goûté la dou-
ceur du pardon et l'héroïsme du sacrifice. Cette noblesse des
grandes âmes ne serait-elle que mensonge et orgueil ?
Concluons qu'il y a eu, de tout temps, dans notre nature, un
ÉRASME. 385
élément de vérité et de moralité. Elément rationnel, car par un
renversement remarquable des valeurs, contre le nominalisme
théologique, ce n'est plus la liberté, mais l'intelligence qu'Érasme
remet au premier plan. « Il y a une raison dans tout homme,
et dans toute raison un essor vers le bien. » Voilà la loi u non
écrite, » gravée en nous, comme le sceau du créateur sur l'àme,
qui, nous mettant à part et hors pair dans l'universalité des
êtres, explique seule le progrès de l'individu comme le pro-
grès de l'espèce. — Mais alors, où serait la nécessité du chris-
tianisme? — Dans cet autre fait. C'est qu'incomplète, imparfaite,
la loi naturelle postule d'autres lois qui viennent la couronner.
Quelque droite que soit, en etîet, notre raison, il y a dans
l'homme un autre agent qui l'enténèbre et qui la fausse : la
volonté. Et c'est par là que le péché est entré dans le monde,
nous opposant à nous-mêmes, nous laissant capables d'entrevoir,
de désirer Dieu, non de le posséder. L'antiquité a pu avoir ses
héros et ses sages. Fleurs exquises, mais à peine ouvertes; fleurs
solitaires, nourries sur les sommets de l'humanité oii ne peuvent
atteindre ces myriades de plantes qui végètent dans la plaine.
(( L'homme par lui-même peut vouloir quelque bien : il ne peut
vouloir efficacement le bien qui le mène au bonheur. »
Il lui fallait donc une règle supérieure de vie, « un pédagogue »,
extérieur et infaillible, qui redressât en lui la volonté déchue,
et ne se bornât plus à conseiller, mais à prescrire. Œuvre du
judaïsme, la Loi a été ce code éternel. Elle est venue enseigner,
et pour jamais, la distinction du bien et du mal, commander et
défendre. Elle a été « la connaissance du péché. » — Seulement
cela, comme le veut Luther? — Elle nous a donné aussi les
premières armes pour le combattre. En multipliant les exhorta-
tions et les défenses, eh prescrivant les observances et les
œuvres de miséricorde, les jeûnes, l'aumône et le sabbat, la Loi
a créé une discipline. Discipline extérieure, soit! mais qui « a
voulu habituer le peuple rebelle aux préceptes divins et le con-
duire, comme par la main, à l'intelligence des choses spirituelles. »
Et enfin la Loi qui commande, qui menace, contient encore la
Promesse. Abraham a cru et a trouvé grâce. Tout le mosaïsme
est l'affirmation du Messie. Les Psaumes le figurent; les Pro-
phètes le décrivent; or, qu'est le prophétisme lui-même, sinon
déjà la religion spirituelle? La Loi des œuvres prépare celle de
la foi; elle est à sa manière une justice, quoique imparfaite,
TOME XV. — 1913. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
puisque son but suprême a été de nous conduire au Christ,
« qu'elle-même n'a pas enseigné autre chose que l'Evangile,
mais autrement. »
Nous voici au terme : le christianisme. Révélation définitive
qui apporte au monde une foi et une grâce : la foi dans un Ré-
dempteur qui a mérité pour tous ; la grâce, effusion de l'Esprit
qui, gratuitement, nous sauve; l'une et l'autre créant en nous cet
homme nouveau, intérieur, spirituel, qui ne connaît point seu-
lement Dieu, mais participe à son être, ne produit pas seulement
les œuvres de la Loi, mais les vivifie par l'amour. Une certitude
de SEilut, une loi universelle de charité, une possession libre et
réfléchie de soi-même, en un mot, une adoption divine, voilà ce
que l'humanité a dû à l'Évangile. — Mais en cela encore, l'Évan-
gile transforme, rénove, achève; il ne détruit pas. Il s'ajoute à
la nature comme à la Loi, non pour les abolir, mais pour les
consommer.
Thèse chère à l'humanisme, qu'après Pic et Reuchlin, Érasme
reprend avec une vigueur et une richesse incomparables, comme
une des idées de fonds de sa pensée religieuse. Ainsi, se trou-
vent soudées les unes aux autres toutes les pièces de la chaîne
qui du premier homme nous mène à Jésus. Dans ce développe-
ment grandiose de la vérité, ce qui commence prépare ce qui
s'achève, ce qui s'achève absorbe ce qui commence, comme au
joyeux midi fusent en gerbes de feu les clartés roses du matin.
Plus de contradiction entre le christianisme et l'antiquité.
L'Évangile plonge dans « la sagesse » et dans la « Loi. » Le
Christ est vrai, le Christ est nécessaire, car lui seul crée l'unité
de l'histoire. L'humanité le cherche, et il s'offre à elle, pour
qu'elle le vive. — Assise large, indestructible de la démons-
tration évangélique! La vérité religieuse n'est plus contenue
seulement dans un texte, si vénérable qu'il soit : elle repose
sur le témoignage des siècles. Elle déborde la révélation posi-
tive; elle s'appuie sur cette révélation, antérieure et extérieure,
qui éclaire tout homme en ce monde, et qui est elle-même
mouvement et progrès. — Et c'est sous cette forme encore qu'elle
opère dans l'âme individuelle. Elle est en nous, ce qu'elle est dans
l'histoire : une coopération, un accord entre la vie de l'homme
et la vie de Dieu.
Nous touchons au problème initial de la Réforme : grâce et
nature. Si Erasme le résout contre Luther, c'est que non seule-
ÉRASME. 387
ment il a une conception autre de la nature, mais aussi de
l'Evangile.
Il avait pu e'crire dans ses Paraphrases : « J'appelle l'Évangile
la justification par la foien Je'sus. «Mais tout aussitôt, ce principe
commun de l'Évangélisme va être interprété et complété. —
L'Evangile n'est qu'une foi, avait dit Luther, — une foi et une
règle, riposte Erasme, une règle de vie, parce qu'il enseigne
l'amour. La charité : voilà même le principe, la racine de la
loi évangélique, ce par quoi elle se distingue des autres cultes,
ce par quoi elle a fondé la religion unique, définitive, parfaite,
celle de l'Esprit. Et voilà aussi le précepte fondamental
auquel tout se ramène, la foi elle-même, qui ne serait qu'une
chose morte sans l'amour qui l'accomplit. Croire au Christ,
c'est l'aimer, et l'aimer, c'est le suivre. « Tu crois en vain,
que Dieu est, qu'il est un, si tu ne crois pas aussi que tu dois
attendre ton salut de lui seul. Mais tu ne croiras pas comme il
faut, si tu n'unis la charité à la foi, si tu n'attestes par tes
œuvres ce que tu crois ou ce que tu aimes. » Ou encore :
(( Celui-là ne vit point pour Dieu, qui ne vit pas pour la piété,
pour la justice, pour les autres vertus... La sève que le Christ
nous infuse doit se traduire par des fleurs... » Luther avait pu
accuser Erasme u d'avoir enseigné la charité sans la foi. » Re-
proche injuste, qui n'en traduit pas moins cependant la diffé-
rence initiale qui les sépare. La vision dogmatique, si puissante
chez le premier, cède, chez le second, à la vision morale ou
sociale. L'évangélisme luthérien s'était constitué sur l'idée de la
justification par la foi seule, l'évangélisme érasmien sur celle de
la sanctification par la foi et par l'amour.
Que l'on pèse maintenant les conséquences de cette concep-
tion. C'est par elle, que tout l'édifice moral de l'ancienne théolo-
gie va, pierre par pierre, se reconstruire. — Elle ramène la doc-
trine des œuvres. Qui dit amour dit devoirs, et qui dit devoirs
dit actes. Concédons à Luther que les œuvres « extérieures » et
(( rituelles » ne sont rien. Les œuvres « spirituelles » demeu-
rent. L'amour n'est point seulement la perte de l'être dans la
contemplation de l'Infini, il est une loi de fraternité et d'assis-
tance humaine. Aimer Dieu, c'est aimer le prochain, et aimer
le prochain, c'est être bon, généreux, bienfaisant, équitable.
— Elle restaure la doctrine traditionnelle du péché. Et en effet,
si celui qui manque à la charité a violé toute la loi, le péché
388 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est plus dans notre nature, mais dans nos actes. Ceux-là seuls
sont bons qui sont conformes aux préceptes ; ceux-là, mauvais,
qui y dérogent. — Elle restitue aux œuvres leur valeur de justi-
fication. Car si Dieu les exige de nous, comment n'en tien-
drait-il pas compte ? Où il y a précepte, il y a sanction, et où
sanction, punition et récompense. Notre salut ne saurait être
uniquement l'appréhension par la foi de la justice du Christ, mais
encore une création intérieure de notre volonté. « Ce n'est point
seulement celui qui parle de justice qui est juste, mais celui qui
la pratique dans sa vie et par ses mœurs. » — Et comme nous
ne pouvons être responsables, sans être libres, ce qui reparait
avec la conception érasmienne, c'est enfin, c'est surtout l'idée
de liberté.
On peut dire qu'Érasme emploie le meilleur de ses forces à
la défendre. Que ses raisons spéculatives soient médiocres, n'en
soyons point surpris. Il n'est pas métaphysicien. Mais avec quelle
richesse, l'historien accumule les argumens de raison pratique
ou d'autorité! Contre la théologie, d'abord, qui se couvre de la
Bible, il attaquera avec la Bible. L'Écriture reconnait-elle le libre
arbitre?... Querelle de textes, où l'érudit a beau jeu, à son tour,
d'entasser les citations. Entendons bien que la Bible ne définit
point la liberté. Elle la suppose. L'Ancien Testament nous parle
de récompenses et de peines, nous montre Dieu irrité de nos
fautes, apaisé par nos repentirs, u Pourquoi maudire, si je
pèche nécessairement? A quoi bon ces préceptes, s'il n'est pas
dans mon pouvoir d'observer ce qui a été prescrit ? » Plus net-
tement encore, c'est l'Évangile qui nous invite à lutter, à agir, à
veiller, u Priez; ne vous laissez point surprendre... Comme l'ar-
bre à ses fruits, vous serez jugé à vos œuvres. » Or comment
le péché nous serait-il imputé, s'il n'est pas volontaire, et qui
parle de lutte, là où il n'y a pas de liberté? » — Quelle démons-
tration invincible enfin, si, à ces affirmations des Saints Livres
répondent et les opinions des sages et la tradition des docteurs,
et notre sentiment intérieur et la croyance séculaire de l'huma-
nité ! Nous pouvons discuter sur la nature du libre arbitre, et
qu'il soit, par exemple pour Occam, la puissance souveraine de
choisir, ou, pour Thomas, l'habitude du bien (et Érasme incline
vers cette solution); nous ne pouvons nier la liberté même.
Nous ignorons ce qu'elle est. Qu'il nous suffise de savoir qu'elle
est; parce que sans elle, et sans la notion de mérite qu'elle
ÉRASME. 389
implique, la morale, la religion, la vie n'ont aucun sens.
A merveille 1 Mais comment cette doctrine de la liberté et du
mérite se peut-elle concilier avec le salut par la foi et la gratuité
de la grâce? — Contradiction apparente, répond Erasme, et
qu'une analyse plus serrée permet peut-être de résoudre. Dans
l'exercice de notre volonté libre, sachons distinguer, et la grâce
qui s'offre, et notre consentement qui répond à la grâce. Dans
nos œuvres, ne confondons point la valeur que nous leur attri-
buons, et celle que Dieu, dans sa bonté pure, leur reconnaît. Si
nous nous flattons par nos seules forces de faire le bien, si nous
nous donnons nous-mêmes le moindre mérite, nos œuvres sont
vaines. Aussi bien, au problème soulevé par la Réforme, Erasme
ne prétend point donner de solution originale. Il en connaît la
complexité. Mais n'est-il point remarquable que, dans cette
controverse, entre les deux grands systèmes qui ont prétendu
concilier la nature et la grâce, c'est vers la solution augusti-
nienne que ce rationaliste incline ? (( Ceux qui sont le plus
loin de Pelage, écrira-t-il, attribuent le plus possible à la grâce,
presque rien au libre arbitre, sans pourtant le supprimer; ils
nient que l'homme puisse vouloir le bien sans une grâce parti-
culière, qu'il puisse l'entreprendre, y progresser, l'accomplir
entièrement sans le secours essentiel et perpétuel. Leur opinion
me paraît assez probable. » Que sauve-t-elle au moins? \J effort.
C'est là surtout ce qui importe. Nous restons libres devant la
grâce, pouvant répondre ou non à son appel ; libres devant le
salut « offert à tous, » sauvés par la bonté seule de Dieu, « damnés
uniquement par nous-mêmes. » Et d'un mot. l'homme peut
et il veut ; il demeure une cause, une activité qui s'offre, s'in-
corpore à cette action divine qui s'infuse en lui pour le régé-
nérer.
Seule doctrine qui réponde aux lois comme à la dignité de
sa nature. Seule aussi, conforme à la nature de Dieu, souverai-
nement libre, mais souverainement bon et juste. Seule, enfin,
qui, dans la foi et la raison réconciliées, affirme la transcendance
du christianisme, en l'unissant à l'histoire qu'il domine, à
l'âme qu'il transforme, à l'univers qu'il explique. Non, il n'est
pas vrai que le surnaturel soit la négation de l'être : il en est la
plénitude. Non, il n'est pas vrai que la liberté ne soit qu'un
mot, une illusion généreuse ou coupable de notre orgueil : elle
est au moins la fin suprême à laquelle tend la création. Sur
390 REVUE DES DEUX MONDES.
cette terre, obscurcie encore par les ténèbres et par le mal,
l'homme pleure sa servitude, et comme lui, avec lui, « le
monde ge'mit et appelle dans son enfantement le terme de ses
douleurs- «Regardons maintenant; il semble qu'une attraction
irre'sistible soulève les choses comme les âmes. La nature est
en travail, poussée par un immense, un invincible effort. Que
veut-elle?... Comme l'histoire, comme la vie, se dégager de la
nécessité qui nous accable. L'univers aspire vers « le meilleur, »
et dans cette ascension qui est sa loi, il sera un, il sera libre, le
jour où toutes choses consommées par le Christ, totalité de l'idée
et totalité de l'être, « la liberté parfaite sera, dans les cieux
renouvelés, l'apanage des fils de Dieu. »
rv
Le christianisme véritable n'est pas seulement universel : il
est U7i. Une seule foi, une seule vie, une seule Eglise. — Mais à
quels signes se reconnaît, de quels élémens se constitue cette
unité ?
Ce principe qu'il cherche, où l'évangélisme érasmien le trou-
verait-il d'abord, sinon dans la personne même de Jésus ? « Le
Christ est commun à tous. » Historiquement, il a pu rapprocher
les deux grandes familles religieuses du passé : celle de la sagesse
et celle de la Loi, les Gentils et les Juifs. Idéalement, c'est
encore lui qui assemble, dans l'unité de son être, ceux qui croient
à sa parole. Ce Christ, personnel et vivant, l'Evangile nous le
découvre. « Lis l'Evangile, tu touches Jésus. » Voici bien dans
le rayonnement de cette personnalité incommensurable, divine,
la vie qui, nous unissant à Dieu, nous unit par surcroit les uns
aux autres. Et du même coup, voici l'Église, (( corps mystique »
du Christ, qui apparait.
Société éternelle et spirituelle des âmes, l'Église ne repose
donc point sur les moyens extérieurs et temporels, rites, cérémo-
nies, lois, gouvernemens, tout ce qui crée les sociétés humaines,
mais change et périt avec elles. L'unité apparente est fragile, si
elle n'est supportée, vivifiée par l'unité intérieure. La pierre
angulaire, c'est la foi. Or seul, l'Évangile, commun à tous,
rendra la foi commune à tous. Nous sommes au point initial
de l'Évangélisme. Ainsi, en dépit même du schisme, de l'abus
que les Luthériens vont faire de l'Évangile, des dissidences et
ÉRASME. 391
(le l'anarchie, Erasme reste fidèle à son principe. Tout chrétien
a droit à l'Evangile, et la diffusion du livre sacré sera toujours à
ses yeux, en 1524 comme en 1516, la condition première de
l'unité vivante. Il faut lire l'Evangile « d'un cœur pur, attentive-
ment, ardemment. » Il faut que l'Eglise fasse lire l'Évangile. Si
les hérétiques abusent des Saintes Lettres, est-ce une raison
pour en défendre l'accès à tous ? « Doit-on chasser l'abeille des
fleurs, parce que de temps à autre en sort une araignée ? » Et
avec une même ardeur, il réclamera des traductions populaires
des Livres Saints. Contre les chicanes des théologiens ou le
mauvais vouloir des autorités, il remarquera qu'ils ont été
rédigés pour le peuple, dans la langue du peuple. Ils sont le
message de Dieu aux petits et aux humbles. Souhaiter qu'ils soient
compris,